Vigilances Réservé aux abonnés

Benzodiazépines : gare au danger qui sommeille

Publié le 14 septembre 2024
Par Violaine Badie
Mettre en favori

Les recommandations officielles limitent la prise des benzodiazépines à quelques semaines, voire à quelques mois. En réalité, certains patients en consomment bien plus longtemps. Avec quelles conséquences ? Quand est-il indispensable de proposer un accompagnement vers un sevrage ? Quelles solutions pour sortir d’une dépendance ?

 

Une vingtaine de benzodiazépines et apparentés sont commercialisées en France. À visée anxiolytique, leur prescription ne devrait pas dépasser 12 semaines, phase de décroissance de dose comprise. À visée hypnotique, ce temps total de prescription est restreint à quatre semaines. Dans la pratique, nombre de patients poursuivent la prise pendant de nombreuses années. Même sans effet indésirable ressenti, leur proposer un sevrage serait toujours bénéfique.

Plus de 64 millions de boîtes délivrées

 

Publié en 2017, le dernier rapport officiel de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) expose des statistiques de 2015. Sur cette année, 64,6 millions de boîtes de benzodiazépines anxiolytiques ont été délivrées (64,9 en 2010) et 46,1 millions de boîtes d’hypnotiques (48,2 en 2010). « Malheureusement, à ma connaissance, ces chiffres n’ont pas encore été actualisés », reconnaît Mathieu Chappuy, pharmacien hospitalier spécialisé en addictologie au Centre ressource lyonnais des addictions médicamenteuses (Cerlam), dans le Rhône. Après quelques années de baisse, les prescriptions sont reparties à la hausse lors de la pandémie de Covid-19 : « Sur la période de plus d’un an depuis le début du premier confinement, entre mars 2020 et avril 2021, on observe une augmentation de 3,4 millions de délivrances d’anxiolytiques et 1,4 million de délivrances d’hypnotiques », note ainsi Epi-Phare dans son sixième rapport,« Usage des médicaments de ville en France durant l’épidémie de la Covid-19 – Point de situation jusqu’au 25 avril 2021 », publié le 27 mai 2021.

 

Les cas de consommation prolongée de benzodiazépines, sur des années voire des décennies, sont loin d’être l’exception. Principalement chez les 65 ans et plus, justement la catégorie de population la plus à risque de subir les effets indésirables de ces prises sur le long cours.

 

Autre constat : les prescriptions de médicaments psychotropes ont connu un bond considérable chez les enfants et les adolescents depuis les différents confinements. Un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfant et de l’âge (HCFEA) publié en 2023 précise : « La prévalence de consommation en population pédiatrique entre 2010 et 2021 a augmenté de 35 % pour les hypnotiques et les anxiolytiques. » S’il n’existe pas de statistiques officielles concernant la durée moyenne de ces prescriptions, les jeunes doivent également faire partie des populations à sensibiliser sur les risques d’une consommation trop prolongée.

Une dose coûte que coûte

 

Deux cas de figure sont à prendre en compte, assez faciles à distinguer selon le profil du patient : « D’un côté, on trouve les personnes qui développent une pharmacodépendance quasi systématique si les benzodiazépines sont prises sur le long terme, détaille Laurent Karila, psychiatre spécialisé en addictologie à l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne), auteur notamment de Docteur : addict ou pas ? (éditions HarperCollins) et du podcast Addiktion. Il s’agit ici de patients dépendants à la dose usuelle, à leur traitement habituel, qu’ils prennent depuis de nombreuses années. Ils estiment devoir à tout prix le poursuivre, au risque de se sentir mal. D’un autre côté, il existe des patients qui développent une véritable addiction, c’est-à-dire consomment de fortes doses de médicament. De la même manière que les addicts à l’alcool ou à la cocaïne, ils vont tout faire pour avoir leur dose : aller aux urgences, pratiquer le nomadisme médical à outrance, en acheter dans la rue, etc. »

Publicité
 

La nécessité d’un sevrage paraît évidente face à un patient ayant développé une véritable addiction médicamenteuse, mais elle est tout aussi essentielle face à une simple pharmacodépendance. Parmi les effets avérés des consommations excessives de benzodiazépines, Laurent Karila cite un risque accru de troubles cognitifs et de chutes, avec les conséquences connues sur les fractures et la perte d’autonomie. Ces patients sont aussi davantage sujets aux somnolences, à une altération de la vigilance, à des vertiges, aux réactions paradoxales (accentuation de l’anxiété, de l’agitation, des troubles du sommeil), à une désinhibition.

 

« Il n’est pas nécessaire d’attendre de constater des effets indésirables car, quand ils apparaissent, c’est souvent trop tard », met en garde Mathieu Chappuy, évoquant notamment le risque de démence. Conclusion : dès lors qu’un patient consomme ce type de médicaments depuis trop longtemps, un accompagnement vers un sevrage devrait systématiquement être abordé. Pour déterminer l’impact des benzodiazépines sur le quotidien, l’échelle cognitive d’attachement aux benzodiazépines (Ecab), comportant dix questions simples, offre une bonne base de réflexion. Le formulaire est disponible sur le site de la Haute Autorité de santé dans les recommandations pour l’arrêt des benzodiazépines.

 

« Pour qu’un sevrage se passe dans les meilleures conditions possibles, il doit être évoqué dès la première délivrance, insiste Mathieu Chappuy. Il est indispensable d’évoquer l’effet “lune de miel”, de dire qu’une amélioration très nette sera ressentie, certes, mais qu’elle sera temporaire. S’ensuivra une phase où le patient se sentira moins bien, en raison de la tolérance qui se développe très rapidement. Dès le départ, il faut donc expliquer la phase de décroissance et les risques d’une consommation prolongée ou d’un arrêt trop brutal. »

 

Les benzodiazépines ne traitant pas la cause d’une anxiété ou d’insomnies, la prise en charge du motif initial de prescription s’avère impérative si celui-ci ne s’est pas amélioré : antidépresseurs dans le cas d’une dépression avérée, meilleure hygiène de vie pour réduire les excitants comme le tabac et le café, réduction du temps d’écran le soir, etc. Une consultation avec le médecin traitant s’impose avant de débuter un sevrage. « Un accompagnement médical est toujours nécessaire. Le médecin généraliste jugera s’il faut adresser le patient vers un centre d’addictologie, si son cas est complexe ou en cas d’échecs répétés », conseille Laurent Karila.

Réduction très progressive

 

« Les réductions de posologie doivent rester très progressives, afin d’éviter le syndrome de manque, ce qui n’est pas toujours possible avec certaines galéniques. Couper en deux un comprimé de 10 mg amène à réduire trop brutalement la dose. Il est possible de commander des préparations magistrales, afin de proposer des réductions minimes, par exemple passer de 10 mg par jour à 9 mg pendant 1 mois, puis 8 mg, 7 mg, etc. », développe Mathieu Chappuy. L’arrêt complet peut prendre de quelques semaines à plusieurs mois (pour les consommations de longue durée et les posologies élevées). « Pour certaines personnes qui prennent ces médicaments depuis plusieurs décennies, il n’est pas rare que la période de sevrage se prolonge sur un an ou plus. Il faut savoir se montrer patient pour limiter le risque d’échec. » En cas de difficultés ressenties lors d’une réduction de dose, il peut être proposé de prolonger ce palier sur deux mois au lieu d’un. Il est important de rappeler aussi aux patients en phase de sevrage que des symptômes de rebond ou de manque ne durent jamais plus de quelques jours et finissent toujours par disparaître naturellement. Les deux experts soulignent enfin une notion essentielle : lors d’un sevrage, un échec ne doit pas décourager les efforts engagés et ne compromet en rien les chances des tentatives futures.

 

Certaines approches non médicamenteuses peuvent être envisagées pour faciliter le sevrage, notamment toutes les méthodes scientifiquement éprouvées pour réduire l’anxiété : méditation de pleine conscience, cohérence cardiaque, respiration abdominale, sophrologie, autohypnose, thérapies cognitivo-comportementales, etc.

 

Les compléments alimentaires, à base de cannabidiol (CBD) par exemple, n’ont pas démontré de réelle efficacité face aux troubles du sommeil ou anxieux. Même constat pour les cures thermales axées sur les addictions médicamenteuses. Cependant, Mathieu Chappuy reconnaît qu’il peut être intéressant de les proposer, notamment en cas d’échecs multiples.

     

À retenir

La consommation de benzodiazépines au long cours reste élevée, en particulier chez les sujets âgés de 65 ans et plus.

Un accompagnement vers un sevrage devrait systématiquement être proposé, sous contrôle médical.

Des méthodes non médicamenteuses validées peuvent aider à réduire l’anxiété lors du sevrage.