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Première en ligne

Publié le 3 avril 2013
Par Marie Luginsland
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Philippe Lailler, le titulaire le plus médiatisé du moment, a brisé un tabou en lançant en novembre dernier Pharma-GDD.com, un service de vente de médicaments en ligne. Créant ainsi un nouveau modèle économique pour la pharmacie. Reportage.

Philippe Lailler peut être taxé de visionnaire. Tout au moins en France où il a anticipé l’autorisation de la vente de médicaments sur Internet(1). Il est vrai que ce pharmacien ne manque pas d’ambitions pour son officine de la Grâce de Dieu, un quartier populaire de Caen. Il s’est déjà spécialisé en orthopédie, s’est équipé d’un robot de préparation des doses à administrer (PDA) pour livrer seize maisons de retraite, et a développé son rayon parapharmacie avec l’embauche de deux esthéticiennes. Autant d’initiatives qui visiblement portent leurs fruits puisque le chiffre d’affaires 2012 a bondi de 19 %. L’officine propose aussi un service d’écolivraison (en vélo) au domicile des patients. En 2011, le titulaire décide de monter en puissance. « Avec l’équipe, on s’est dit qu’un site de vente sur Internet pourrait compléter notre offre para, un segment qui représente 30 % du chiffre d’affaires et sur lequel nous avons toujours pratiqué des prix bas. Ce fut le point de départ de notre démarche, que nous avons élargie à la vente de médicaments », récapitule le pharmacien, qui a par ailleurs une première expérience du web marchand avec son site Equipmedical.com. Le site Pharma-GDD.com est né au printemps 2012 et ne référençait alors que des produits de parapharmacie, un secteur où l’officine est connue pour ses prix bas.

Conception sous surveillance

Pour l’e-pharmacie, tout a commencé par la consultation de Web-Interactive, une agence basée à Caen dont les trois informaticiens ont l’expérience de sites marchands. Très vite, le titulaire réalise que l’investissement de 3 000 € nécessaires au logiciel est loin d’être l’obstacle principal à la création d’une pharmacie en ligne. « La vente de médicaments sur Internet est une activité complexe qui relève tant du Code de la santé publique que du Code du travail ou encore du Code de commerce, et même de la législation sur la propriété intellectuelle », note Philippe Lailler qui, dès le départ, recueille l’adhésion des quatre pharmaciens de son équipe, motivée par le dynamisme de l’innovation. Persuadé que la vente de médicaments fait partie de l’évolution de son métier, il questionne le cabinet d’avocats Apéry et associés. Deux mois plus tard, la réponse lui revient sous forme d’une synthèse de quinze pages et d’une compilation de contraintes. Quelque peu refroidi, le titulaire mettra deux mois à ressortir le document. Finalement, il le confie à son adjoint chargé du contrôle de la qualité. En une seule nuit, ce dernier analyse le document et conclut à la faisabilité d’une pharmacie en ligne « sous certaines conditions ». Un rien frondeur, Philippe Lailler décide de relever le défi. Question méthode, il balise sa démarche en s’entourant de compétences. Un collège tripartite composé de trois avocats, d’informaticiens ainsi que du pharmacien et de ses adjoints décortique les textes de loi et les adapte à la vente en ligne. « Nous avons enlevé les laits maternisés 1er âge ainsi que les promotions et tous les liens. » Ainsi, Philippe Lailler compte notamment se conformer aux textes régissant la publicité des officines limitée à l’information avec « tact et mesure ». Début novembre 2012, le contenu (3 577 références dont 430 médicaments) comme la forme sont finalisés. Et c’est un site très épuré qui prend son envol sur la Toile. A cette époque, sans le savoir, il a près de deux mois d’avance sur l’ordonnance ministérielle qui allait autoriser les pharmaciens à vendre des médicaments sur Internet. Placé sous haute surveillance des organisations professionnelles dès sa mise en service, le site connaît le succès auprès des internautes. Très vite, les commandes affluent : de cinq connexions abouties dans les premiers jours, le site totalise rapidement vingt, trente puis quarante commandes quotidiennes. Au fil des jours, les fonctionnalités du site sont ajustées. Des exemples ? Le mot « conseil » est apposé sous les noms des médicaments à prescription médicale facultative. Les conditions générales de vente indiquent que le pharmacien se réserve le droit de valider ou refuser la commande. Comme à l’officine. Le site s’interdit également de livrer plus de cinq boîtes de médicaments identiques. A l’époque, des questions subsistent. « Que faire de certains pansements considérés comme médicaments ou encore des suppositoires à la glycérine ? », se demandait Philippe Lailler. Pionnier mais également effronté, le pharmacien, n’ayant pas de réponse à ses interrogations, va de l’avant.

A l’identique

Depuis toujours, Philippe Lailler a gardé le cap qu’il s’est fixé : « être un officinal sur le web » et non pas créer un simple site uniquement de distribution. Son principe : faire évoluer salariés de l’officine, patients physiques et internautes dans le même univers et calquer au maximum l’organisation de Pharma-GDD.com sur celle de la pharmacie physique. Ainsi, le circuit de l’ e-délivrance » s’appuie sur les structures communes et se fond aux process de l’officine. Objectif : répondre à des exigences de transparence, de traçabilité et de sécurité identiques dans les deux circuits de délivrance. Aussi, le site reproduit la même segmentation de produits et puise dans les mêmes stocks que la Pharmacie de la Grâce de Dieu. « Notre rangement dans les descentes comme dans le stock est structuré de la même façon. Chaque produit y détient une place unique, ce qui évite toute confusion et facilite le réapprovisionnement », note le titulaire, qui est également diplômé d’une école de commerce. Toujours sur le principe de configuration à l’identique, les commandes passées sur le site sont traitées « comme au comptoir ». Les balises de contrôle, de vérification et de conseils ont été dupliquées à la pharmacie virtuelle. Dans un premier temps, Philippe Lailler a formé quatre de ses vingt-six salariés sur les fonctions de l’e-pharmacie. Mais face à la hausse de la demande et aux pointes de 70 commandes les lendemains de week-end, le titulaire précise que « chaque préparatrice est en train d’être formée à faire les envois. Il faut que tous les membres de l’équipe puissent prendre le relais ». Comme dans l’officine physique, la répartition des tâches est claire. Les commandes ont en effet plus que doublé au cours des deux derniers mois. Le chiffre d’affaires est passé de 37 000 € en décembre à plus de 112 000 € en février. Parallèlement, le panier moyen de l’internaute augmente chaque mois. Pas question donc de risquer une interruption dans la chaîne de livraison. Cinq jours sur sept, les commandes doivent être saisies, traitées et envoyées dans la journée.

Au fil de l’eau

A la Pharmacie de la Grâce de Dieu, aucun membre de l’équipe n’est à 100 % affecté au site. Dès le départ, les quatre personnes associées au process web se chargent des commandes au fil de l’eau. En fonction de l’affluence. C’est ainsi que tout en restant au comptoir, la pharmacienne Julie Peschard traite tout au long de la journée les commandes qui déboulent sur le site. Les internautes y ont déposé leur demande pour des maux qui n’ont rien de virtuels (rhumes, mycoses, hémorroïdes, produits d’hygiène intime et de sevrage tabagique…). L’adjointe valide les commandes, vérifie les informations sur l’âge, le poids, le sexe, le risque de grossesse, les antécédents médicaux, les autres traitements, et annote au besoin le bon de commande de remarques ou recommandations. Cette partie du process a été élaborée dans le but de répondre à l’exigence de conseil personnalisé. Pour le client de la pharmacie physique, il est impossible de savoir si la pharmacienne travaille pour le site web ou le point de vente réel. Dans son rôle d’accompagnement, elle passe sans rupture du site web au comptoir physique. Et inversement. « C’est un poste polyvalent et valorisant », conclut Julie Peschard. Un mode opérationnel qui permet aussi de mieux gérer les moments creux de l’officine. Même chose dans le back-office où deux préparatrices sont préposées à la délivrance et à l’envoi des commandes. Le logiciel de la pharmacie prend le relais et Emmanuelle Madelaine, préparatrice, saisit la commande « comme au comptoir ». C’est le moment aussi de créer un compte patient tout en vérifiant une nouvelle fois les contre-indications. La professionnelle ira ensuite puiser les produits demandés en ligne dans les rayons de l’officine ou les recueillera à la sortie de l’automate, comme pour un patient venu à la boutique. Au final, l’e-pharmacie n’a exigé la création que d’une seule fonction supplémentaire dans les fiches de postes : celle de la logistique. Une étape – la dernière – où la commande de l’internaute bascule alors sur un troisième logiciel, celui de La Poste, avec laquelle Philippe Lailler a passé un contrat. S’il offre le matériel d’expédition (plastique à bulle, enveloppes et cartons), le titulaire refuse de copier les sites marchands qui prennent en charge les frais d’expédition à partir d’un certain montant d’achats. Son argument : éviter toute incitation à l’achat de médicament. De même que pour la répartition des tâches, conservée avec l’arrivée du site, le local commercial est resté intact. Aucun aménagement n’a été réalisé pour le lancement du site.

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Coup d’accélérateur

Après cette phase expérimentale qui a posé les jalons de sa pharmacie en ligne, Philippe Lailler a reçu avec un ouf de soulagement, le 14 février dernier, la décision en référé du Conseil d’Etat saisi sur sa requête(2) qui lui donne toute latitude pour la vente de médicaments hors prescription. Combien ? 10 000 si l’on raisonne en termes de références, 4 000 si l’on s’en tient aux molécules. En tout état de cause, bien davantage que les quelque 455 autorisés jusqu’alors. De plus, l’ordonnance ministérielle du 19 décembre 2012 imposait aux pionniers vendeurs de médicaments en ligne de régulariser leur situation avant le 1er mars. L’ARS estimait que 275 des médicaments vendus sur Pharma-GDD.com étaient hors liste « libre accès ». Par conséquent, sans le référé du 14 février 2013, Phillipe Lailler n’aurait pas pu continuer à commercialiser ces produits-là. « Nous aurions perdu plus de la moitié de notre chiffre d’affaires. Désormais, nous allons pouvoir travailler correctement », se réjouit le titulaire, qui en a profité pour mettre à l’achat en ligne de nouvelles références Dans la foulée, il a lancé le recrutement d’un pharmacien et de quatre préparateurs. Autant dire qu’il voit loin et grand. Même si après ces premiers succès, juridique et commercial, Philippe Lailler n’avance pas encore de chiffre d’affaires prévisionnel. Il sait en tout cas qu’il rentrera dans ses frais de gestion informatiques – plus de 10 000 € – et qu’il sera à l’équilibre en fin d’année. Il lui reste à trouver rapidement une solution aux problèmes de réassortiment et d’ajustement de ses stocks qui vont surgir face au développement de l’activité web. La pharmacie de la Grâce de Dieu est désormais entrée dans une nouvelle dimension. Avec une longueur d’avance.

(1) Lire « Pharmacien Manager » de février 2013.

(2) Le 14 février 2013, le Conseil d’Etat a ordonné la suspension de l’exécution des dispositions de l’article L. 5125-34 du CSP. Il limitait en substance les ventes d’OTC aux produits en libre accès.

Pharmacie de la Grâce de Dieu Caen (Calvados)

La pharmacie physique

→ Equipe : 27 (un titulaire, 4 adjoints, 20 préparateurs et 2 esthéticiennes) + 5 recrutements début 2013 (1 pharmacien et 4 préparateurs).

→ CA HT 2012 : 5 660 000 € (+ 19 % en un an)

→ Surface de vente : 200 m2

→ Surface totale : 330 m2

→ Fréquentation actuelle : près de 700 clients/jour

→ Groupement : non

→ Enseigne : non

La pharmacie en ligne

→ CA TTC : 37 126 € en décembre 2012, 82 739 € en janvier 2013, 1 112 619 € TTC en février.

→ Coût de fabrication (prestataire informatique) : 7 800 € HT en 2011, 9 380 € HT en 2012.

→ Nombre de visiteurs uniques : 37 426 en décembre 2012, 65 188 en janvier 2013, 104 773 en février.

→ Nombre de commandes : 767 en décembre 2012, 1 569 en janvier 2013 et 2 136 en février.

→ Panier moyen : 48 € TTC en décembre 2012, 52 € TTC en janvier 2013, 52,76 € TTC en février.