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LES RECONVERTIS DE L’OFFICINE

Publié le 5 octobre 2013
Par Marie Luginsland
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Chaque année des pharmaciens « décrochent ». Nous nous sommes intéressés à ceux de la nouvelle tendance : lassés de l’exercice officinal mais pas de la pharmacie, ils explorent d’autres pistes parallèles, inspirés par les nouvelles missions.

Jacques Séguéla et Louis Jouvet ne sont que les plus célèbres. Chaque année, quel que soit leur âge, nombre de titulaires et adjoints vendent ou démissionnent pour changer radicalement d’univers. Ils ne sont pas les seuls. « Depuis plus d’une décennie, les trajectoires des carrières professionnelles ont perdu leur caractère linéaire. Soumises aux aléas économiques, elles connaissent des changements d’orientation », note Pascale Bélorgey, spécialiste de l’« efficacité professionnelle » chez Cegos, l’un des leaders mondiaux de la formation professionnelle.

Ainsi, on a vu des pharmaciens passer d’une officine à un hôtel de Nantes, à un restaurant de l’île Saint-Louis, à Paris, ou à une école primaire de Loudéac (Morbihan). Voici pour les exemples les plus médiatisés. Mais les pharmaciens sont également de plus en plus nombreux à tirer parti de leurs compétences pour s’engager dans une activité connexe à l’officine.

« S’il faut tenir jusqu’à 65 ans, autant que mon métier me fasse vibrer ! »

Longévité de la vie professionnelle, usure au travail et contexte économique difficile sont les principales raisons de ces parcours atypiques. Un signe de « faiblesse » ? Pas du tout à en croire Pascale Bélorgey : « Les carrières en dents de scie ne sont plus considérées comme des signes d’instabilité. Elles mettent au contraire en valeur la capacité à mobiliser d’autres compétences. » Les situations – parfois douloureuses – peuvent être commuées en opportunité grâce à l’envie et la passion. « S’il faut travailler jusqu’à soixante-cinq ans, autant que mon métier me fasse vibrer ! », lance la formatrice du Cegos.

C’est le cas de Catherine Rouvière, une ancienne adjointe qui s’est retrouvée brutalement au chômage, après un licenciement économique en 2009. « Je ne m’y attendais pas, et ce coup du sort m’a donné envie de passer à autre chose », se souvient-elle. Risquant de perdre toute confiance en elle, Catherine Rouvière bénéficie heureusement du soutien de confrères qui lui proposent des remplacements, lui permettant ainsi de mettre en place sa nouvelle activité. Passionnée d’aromathérapie, elle crée de toutes pièces des modules de formation qu’elle propose aux titulaires et à leurs équipes. Elle ficelle un dossier d’agrément pour obtenir la prise en charge de ces formations par les organismes paritaires et, inlassablement, prospecte le milieu officinal. Aujourd’hui, en coopérative d’activités d’emploi, Catherine propose également des ateliers grand public dans les pharmacies et intervient même dans des usines dans le cadre de la semaine « prévention-santé-environnement » des entreprises. « Depuis l’an dernier la demande en animation s’intensifie », se réjouit-elle constatant les bénéfices du bouche-à-oreille.

Se faire accompagner dans le changement

Dans une situation brutale et difficile à anticiper comme un licenciement, un bilan de compétence peut aider à révéler les talents que l’on a développés de façon transversale et souvent inconsciente. C’est un moyen d’être entouré et de reprendre confiance en soi. « Ces ressources n’apparaissent pas dans une fiche de fonction. Pour autant, elles émergent de plus en plus lors d’entretiens individuels bien menés », constate Pascale Bélorgey, évoquant également les nouveaux horizons qu’ouvre une formation en développement personnel.

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Mais les ruptures ne sont pas toujours brutales. Elles peuvent participer de l’usure qui s’insinue dans l’exercice officinal, de la croissance des tâches administratives… Ces pharmaciens qui exercent depuis longtemps sont reconnus. Ils aiment leur métier mais se sentent cependant fatigués de l’exercer. Voici François Boob, cinquante-trois ans, dont vingt-cinq ans d’exercice officinal, qui a sauté le pas il y a quelques semaines. Après un diplôme universitaire de micronutrition et plusieurs années de passion cultivée dans ce domaine, il a vendu son officine de la banlieue de Nancy. Il a endossé dans un premier temps le statut d’auto-entrepreneur et s’apprête à sillonner d’est en ouest la moitié nord de l’Hexagone pour intervenir dans des centres de formation de pharmaciens et de professionnels de santé mais aussi dans les grandes entreprises. François Boob ne se prédit pas une vie plus confortable que celle du comptoir, qu’il « adore », mais se promet le plaisir de vivre une passion qu’il s’est découverte, loin des affres des tracas administratifs de la fonction de titulaire : « Notre exercice s’est tellement durci ces dernières années ! »

A tous ces professionnels qui ressentent le besoin de changer, Pascale Bélorgey conseille de « garder l’esprit en veille et d’être proactif face aux pistes d’évolution. Ceci dans le but d’élargir le champ des investigations. Il faut s’appuyer sur son réseau, déjeuner avec des confrères, cultiver les liens transversaux, gagner en visibilité… ». Selon elle, on peut préparer sa reconversion en douceur, en testant ses capacités au sein d’une association par exemple.

La pharmacie source d’inspiration pour les entrepreneurs en herbe

C’est cependant essentiellement la passion qui anime ces reconvertis : celle de l’entreprise jointe à celle de la pharmacie. C’est ainsi que Marcel Diouron, installé pendant trois ans avec son épouse, a été repris par « le virus de l’entrepreneuriat inoculé par Pierre Fabre dans [ses] jeunes années ». Il compte aujourd’hui trois créations d’entreprises à son actif dont la dernière, Melibiotech, est une société spécialisée dans les produits à base de miel favorisant la cicatrisation. Cependant, Marcel Diouron avoue ne jamais trop s’éloigner de l’officine sans laquelle il ne pourrait vivre : « C’est un métier enthousiasmant intellectuellement et humainement. » Il n’a donc cessé d’innover dans des secteurs voisins de la pharmacie.

L’officine est en effet la source d’inspiration pour bon nombre de ces passionnés. Aromathérapie, nutrition, produits naturels mais aussi parapharmacie et matériel médical…, elle leur a révélé au détour de ses nombreuses facettes la voie de leur reconversion. Après des postes en officine et à l’Assurance maladie comme pharmacien-conseil, Sophie Ménard-Taché dirige depuis deux ans l’institut de parapharmacie-spa SOphy à Cahors. Elle a complété sa formation par un DU d’orthopédie et poursuit aujourd’hui des études en luxopuncture (acupuncture sans aiguilles). Egalement diplômée d’un DU d’orthopédie, Virginie Lingenheld, elle, a créé, après dix ans en tant qu’adjointe, l’institut Elixir en Alsace, une parapharmacie orientée sur le matériel médical, les cosmétiques, les compléments alimentaires et la phytothérapie, mais aussi équipée de cabines de spa et de modelage. Comme sa consœur de Cahors, elle a pour rêve de construire autour de son « para-spa » une maison ou un pôle de santé/bien-être.

Pas de virage à 180° donc pour ces pharmaciens mais un nouveau cap. Issue de l’industrie et après un passage en officine, Christine Cuisiniez est depuis trois ans entrepreneuse dans le Lubéron (Vaucluse) où elle conjugue, dans sa société Oleassence, sa passion de la botanique dans deux registres : la fabrication en sous-traitance de produits naturels dont elle crée les formules et des ateliers de formation dans son espace de Bonnieux et en officine. « Je m’apprête à commencer des sessions de formation. Mes produits sont livrés chaque jour aux quatre coins du monde (Polynésie, Côte d’Ivoire, Finlande, Canada…) », se réjouit celle dont le chiffre d’affaires triple chaque année.

L’herboristerie et la médecine naturelle ont également fourni à Loïc Bureau la feuille de route de son développement professionnel et personnel. Cette option a été prise très tôt – sa thèse concernait le contrôle de qualité des plantes médicinales, son DEA de pharmacie chimique, les substances naturelles. Elle l’a mené, après quelques années de remplacement officinal, à ouvrir l’IFAS (Institut de formation des acteurs de santé), en Anjou. « Mon activité est concentrée à 90 % sur l’officine. J’interviens auprès des titulaires et de leurs équipes mais également auprès de certains répartiteurs et des CFA pour des formations et du conseil en phytothérapie, nutrition et diététique », définit Loïc Bureau.

« Il m’est impossible en tant que titulaire de fonder une entreprise »

Pour ces pharmaciens entrepreneurs, leur reconversion est d’autant plus méritée qu’ils n’ont souvent pour seul soutien que leur propre conviction. Ils affirment n’avoir bénéficié d’aucune aide à la création d’entreprise, ni même de formation subventionnée. Ils doivent leur nouvelle vie à leur travail personnel, à leurs recherches, parfois même à l’étranger, à leurs lectures et au suivi de formations financées essentiellement par leurs propres deniers.

Philippe Mercier, titulaire à Dol-de-Bretagne et inventeur d’Adost, système de télésurveillance pour améliorer l’observance des patients, dénonce ce manque de soutien : « Cela fait quatre ans que je me heurte aux barrières réglementaires. Il m’est impossible en tant que titulaire de fonder une entreprise. Par ailleurs, créer une dynamique entrepreneuriale demande du temps et de l’aide que nous ne recevons pas en tant que titulaire. Le système manque de souplesse. Dans d’autres pays, j’aurais déjà concrétisé ce projet », déplore le titulaire qui, face au succès de son outil auprès de sa patientèle, voudrait le développer à grande échelle. Faute de moyens, il se lance désormais dans la politique avec l’espoir de faire bouger les choses à ce niveau là.

De fait, la diversification professionnelle reste très contrainte par la réglementation qui interdit le cumul entre la fonction de titulaire et celle de gérant d’entreprise (voir l’encadré page 28). La passation en douceur d’une activité à une autre est ainsi impossible. Aussi, tout changement de statut doit être soigneusement étudié au préalable car, comme le remarque Eric Thiébaut, avocat associé chez Juris-Pharma : « Le pharmacien doit avoir à l’esprit qu’il ne pourra en tout état de cause conserver ses activités de gérance de sa nouvelle société s’il décide de réintégrer le monde officinal. Il devra dans ce cas en transférer la gérance à un tiers, comme son épouse par exemple. »

Pour autant ces limites n’ont pas freiné l’élan des reconvertis. Ils sont convaincus de disposer en tant que pharmacien d’un atout. « Ma spécialisation est en pleine cohérence avec mon métier de pharmacien. Je joue pleinement mon rôle de professionnelle dans le conseil et la vente de produits dont je sais qu’ils sont efficaces », affirme Christine Cuisiniez. François Boob a également pris conscience de cette crédibilité et de cette légitimité qui lui sont accordées en tant que pharmacien. « Je me suis aperçu que j’avais le profil idéal. Bien diplômé, avec de l’expérience, j’ai la pratique du public et donc de l’aisance et de la présence lors de mes interventions », se réjouit-il.

Une longueur d’avance que confirme Eric Thiébaut : « Si le pharmacien décide de se lancer dans la vente de matériel médical, son diplôme lui facilite l’obtention de l’agrément de l’Assurance maladie. Pour les activités de parapharmacie, il sera un garant pour les marques. »

De quoi donner des ailes aux professionnels « usés » mais qui, comme le constate Pascale Bélorgey, « pensent à tort qu’ils ne savent rien faire d’autre que leur métier ». « Ils sont souvent résignés », confirme à regret Jean-Pierre Couderc, titulaire à Saint-Fargeau-Ponthierry (Seine-et-Marne), devenu agent immobilier à Fontainebleau parce qu’il « aimait trop son métier pour continuer à le voir réduit à des tâches administratives trop lourdes ». Et il se félicite du niveau octroyé par le diplôme : « Parce que nous avons, en raison de notre niveau d’études, des capacités suffisantes pour rebondir. »

Tendances

Difficile de chiffrer avec précision les reconversions des officinaux et surtout d’observer leur nouvelle destination en l’absence de série statistique distinguant les départs hors et avec retraite. L’Ordre, en 2012, comptait néanmoins 382 radiations définitives du tableau (donc sans réinscription dans l’année) concernant des pharmaciens de moins de 57 ans, partant a priori pour des raisons autres que la retraite.

Au cours des cinq dernières années, 500 officines ont fermé définitivement dont 103 pour la seule année 2012. 45 d’entre elles étaient concernées par une liquidation judiciaire ou une opération de cession/fermeture. Dans 60 cas, il s’agissait d’une restitution volontaire de licence ou d’un regroupement. Par ailleurs, l’Ordre s’alerte de l’« évaporation » des jeunes diplômés. Ils étaient 25 % en 2012 à avoir obtenu leur diplôme sans s’être inscrits à l’Ordre, soit un quart des jeunes diplômés qui n’exercent pas le métier pour lequel ils ont été formés ! On compte également beaucoup de départs de jeunes pharmaciens au bout d’un, deux ou trois ans d’inscription. 4 % de jeunes pharmaciens ont ainsi choisi en 2011 de quitter l’exercice un an après y être entrés. Ils n’étaient que 2 % en 2008.

Baliser son choix et choisir son statut

L’article R. 4235-4 du code de la santé publique (CSP) est formel : « un pharmacien ne peut exercer une autre activité que si ce cumul n’est pas exclu par la réglementation en vigueur et s’il est compatible avec la dignité professionnelle et avec l’obligation d’exercice personnel ». L’article L. 5125-2 du CSP précise par ailleurs qu’à l’exception des diplômés inscrits à la faculté avant le 11 septembre 1941, « l’exploitation d’une officine est incompatible avec l’exercice d’une autre profession, notamment avec celle de médecin, vétérinaire, sage-femme, dentiste, même si l’intéressé est pourvu des diplômes correspondants ». De même, les fonctions de gérant ou de P-DG d’une société commerciale sont interdites au titulaire, tout comme le cumul avec les fonctions de pharmacien responsable d’une société de répartition. En se reconvertissant, l’ex-titulaire devra veiller à dimensionner le statut juridique de son entreprise. « Il dépendra de la nature de l’activité. Si l’on se lance dans la vente de matériel médical ou dans la parapharmacie, on optera pour une société commerciale. Si l’on se lance dans des activités de conseil, mieux vaut opter dans un premier temps pour le statut d’auto-entrepreneur, conseille Eric Thiébaut, avocat chez Juris-Pharma. Le créateur doit assurer la protection de son patrimoine, afin de pouvoir en cas d’échec reprendre une nouvelle officine ».