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Nouveaux principes actifs : de l’expérimentation à la prédiction

Publié le 6 novembre 2021
Par Caroline Guignot
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Le temps où les usages traditionnels, le hasard ou de simples tâtonnements étaient les moteurs du progrès médical est révolu. Depuis 40 ans, l’informatique ne cesse de changer la donne.

L’informatique et la robotisation se sont implantées dans le quotidien des chercheurs dès les années 1980. Très vite, certaines étapes du développement pharmaceutique sont devenues plus simples, plus rapides et moins coûteuses. L’amélioration des puissances de calcul, la bioinformatique et la chémoinformatique (conception par modélisation informatique) ont fait progresser la recherche fondamentale. Elles sont devenues un incontournable outil d’aide, tant à l’identification des cibles thérapeutiques potentielles qu’à la qualification des candidats médicaments.

« Dans les années 1990, nous avons assisté à une véritable course à l’armement avec l’arrivée des procédés automatisés de la chimie combinatoire, offrant la possibilité de synthétiser rapidement et simultanément des milliers de composés différents, et du criblage haut débit, qui a permis de tester simultanément l’activité de ces milliers de composés sur une cible moléculaire ou cellulaire, reconnaît Jean-Christophe Cintrat, responsable scientifique de la plateforme de criblage de Paris-Saclay. L’utilisation de ces technologies a explosé et les laboratoires publics et privés du monde entier ont développé d’innombrables chimiothèques contenant des milliers de molécules, pour les tester tous azimuts ».

Moins et mieux

Mais l’engouement s’est essoufflé, car le nombre de nouvelles molécules arrivant sur le marché n’a pas progressé fondamentalement. De nombreux obstacles majeurs persistaient, que ce soit sur le choix des cibles ou les prérequis nécessaires à une utilisation thérapeutique (passage de membrane biologique, atteinte de la cible, absence de toxicité, etc.). L’industrie pharmaceutique a alors revu sa stratégie.

Si elles n’ont pas été le vecteur d’innovations en cascade, les chimiothèques ont cependant préparé le terrain pour une nouvelle ère, celle de la prédiction. En effet, durant la même période, les progrès réalisés dans le domaine de la biologie moléculaire, cellulaire et les approches « omiques » (génomique, protéomique, lipidomique, métabolomique, interactomique, etc.) ont été innombrables. Les connaissances sur les voies de signalisation ont explosé. « Le croisement des données sur les composés, celles issues des criblages haut débit et celles des connaissances biologiques ont progressivement permis d’établir les associations entre certaines particularités structurales et les propriétés recherchées », explique Bruno Villoutreix, directeur de recherche à l’unité Inserm U1141 Neurodiderot, hôpital Robert-Debré (Paris). Il n’est désormais plus question de pêche à la ligne, sauf peut-être lorsque la cible reste inconnue : le rationnel scientifique prévaut.

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Le repositionnement est aussi plus facile à envisager en exploitant les bases de données internationales qui contiennent 30 000 molécules pharmaceutiques enregistrées. Sans oublier les chimiothèques virtuelles : des bases de données constituées de milliards de molécules établies in silico, c’est-à-dire par informatique. Autant de composés qui seront synthétisés si les analyses informatiques prédisent une affinité avec une cible et sa compatibilité avec une utilisation dans la pathologie étudiée. On teste moins, mais on teste mieux, avec des modèles plus élaborés, plus en adéquation avec la complexité du corps humain.

« L’informatique n’est plus un simple outil de facilitation, mais un outil d’innovation per se  : en exploitant les milliards de données disponibles sur les molécules ou les systèmes biologiques, elle peut désormais générer des hypothèses que l’expérimentateur n’a pas forcément appréhendées, comme prédire les molécules à synthétiser ou proposer des voies de synthèse », poursuit le chercheur.

Parallèlement, la modélisation moléculaire couplée à l’intelligence artificielle (IA) permet de nos jours de modéliser en 3D les petites molécules chimiques, leurs cibles ou encore des complexes macromoléculaires antigène-anticorps. Une étape indispensable pour évaluer l’affinité d’un candidat pour un récepteur. Sur ce plan, la prédiction structurale a fait récemment un bond considérable grâce à IA AlphaFold de DeepMind (Google), qui propose une base de données en accès libre contenant notamment la structure 3D de presque toutes les protéines présentes dans le corps humain.

Vers un patient virtuel

« Nous sommes encore très loin de développer des médicaments clé en main uniquement par des techniques in silico, reconnaît Bruno Villoutreix. C’est encore plus vrai dans le domaine des médicaments biologiques, car le niveau de connaissances n’est pas encore assez élevé pour que les approches IA proposent des modélisations suffisamment abouties ou des prédictions toujours pertinentes. »

Le tout expérimental, qui a longtemps caractérisé le développement d’un médicament, n’est plus, mais les phases expérimentales en amont qui permettent d’identifier les cibles, ainsi que la validation expérimentale en aval du potentiel d’une molécule qui a été repérée par informatique, restent pour l’heure incontournables. Cependant, ici encore, les progrès sont constants, comme l’explique Jean-Christophe Cintrat : « Du fait des limites des modèles animaux que ce soit en matière de transposition clinique ou d’éthique, des solutions alternatives aux cultures cellulaires classiques sont recherchées ». On assiste ainsi au développement de sphéroïdes, véritables structures cellulaires tridimensionnelles, d’organoïdes visant à mimer un organe in vitro, ou encore d’organes sur puce (organ-on-a-chip), développés pour reconstituer également l’environnement extracellulaire avec lequel l’organe interagit. « Des human-on-a-chip sont envisagés pour connecter différents organoïdes. Ils sont parfois obtenus à partir de cellules de patients pour rendre l’évaluation in vitro plus fidèle au patient ciblé ». Sur un terrain plus conceptuel, l’idée du jumeau numérique dans laquelle l’IA supplanterait l’ensemble des expérimentations pourrait constituer le modèle ultime pour cette médecine hautement personnalisée.

Dans ce mouvement, recherche publique et recherche privée sont complémentaires. « Les vaccins à ARN messager en sont une véritable illustration, car leur arrivée sur le marché n’aurait pas été aussi rapide si la recherche académique n’avait conduit l’important travail de fond ces deux dernières décennies », explique Jean-Christophe Cintrat. Et à l’avenir ? « Il faut reconnaître que l’industrie tend à abandonner les petites molécules pour aller vers le tout biologique ». Mais les limites de tolérance, d’administration et de coût de ces derniers médicaments laissent de la place pour les petites molécules, sans compter les nouvelles thérapeutiques qui couplent macro et petites molécules. « Les partenariats entre privé et public permettraient d’accélérer et d’intensifier les découvertes, mais ils restent très difficiles à bâtir en France, déplore Bruno Villoutreix. Nous étions le troisième pays pour la découverte de nouveaux principes actifs pharmaceutiques dans les années 1960. Nous nous classons aujourd’hui aux alentours de la 15e place. Il est temps de réfléchir à une véritable stratégie en la matière. » L’indépendance industrielle tant martelée passe aussi par l’innovation pharmaceutique sur le territoire national.