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Le générique ne tient qu’à un fil

Publié le 14 novembre 2009
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Pour étayer sa thèse de doctorat, Etienne Nouguez s’est immergé dans l’officine pendant plusieurs semaines. Intitulée « Le médicament et son double. Sociologie du marché français des médicaments génériques », cette thèse explique comment l’arrivée du générique a bousculé le rapport de force qui existait entre médecins et pharmaciens.

Vous évoquez dans votre thèse la « sociologie d’un quiproquo ». Pourquoi ?

Au XIVe siècle, un quiproquo désignait la pratique consistant à remplacer une substance (le « quid ») par une autre (le « quod ») jugée équivalente dans une préparation officinale. L’ordonnance serait d’ailleurs née du refus des médecins de voir les pharmaciens pratiquer cette substitution, généralement en arrière-boutique, sans consulter les patients ni les médecins. De ce point de vue, le quiproquo est bien l’ancêtre de la substitution et les conflits qu’il a provoqués entre médecins et pharmaciens reflètent étrangement ceux que l’on a vécus autour du droit de substitution.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au médicament générique ?

Le sociologue Franck Cochoy montre que la publicité comparative met très fréquemment en scène deux produits présentés comme identiques, posant ainsi le consommateur dans la place de l’âne de Buridan, mort de faim et de soif entre son picotin d’avoine et son seau d’eau faute de choisir par lequel commencer. Je trouvais la question passionnante et j’ai eu envie de la creuser sur un cas concret : les médicaments génériques. En 2004, une fois sur le terrain, je me suis rendu compte que la simplicité de l’idée du générique (deux produits identiques dont l’un est moins cher) s’accompagnait d’une très grande complexité du dispositif. J’ai aussi très vite constaté que la substitution était l’objet de nombreux débats plus ou moins larvés entre pharmaciens et patients (est-ce la même chose ?, pourquoi est-ce moins cher ?…). J’ai donc eu envie, là encore, d’étudier ce décalage. La mise en place du générique est en France un fait du prince, mais il a fallu un énorme travail de mobilisation des différents acteurs du marché pour arriver à ce que cette idée devienne une réalité. Mais si vous interrogez des patients aujourd’hui, ils parleront des génériques comme d’un phénomène banal. La boîte noire s’est refermée.

Cette « boîte noire » s’est-elle vraiment refermée ?

Pas tout à fait. Ce type de marché est menacé en permanence par la rumeur et la peur du scandale. Notamment parce que le raisonnement selon lequel la différence de prix doit cacher une différence de qualité persiste. Il est extrêmement difficile, dans le cadre d’une officine ou d’un cabinet médical, de prouver que générique et princeps sont identiques, surtout lorsqu’ils ne se ressemblent pas extérieurement. On affirme au patient que le coeur du produit est identique mais ce principe actif est inobservable. Le patient constate simplement que le générique n’a pas la même apparence que son princeps, que la crème s’étale moins bien, etc., et peut alors se demander si ces différences d’apparence ne cachent pas des différences de principes actifs. Les débats à propos des antiépileptiques génériques ont bien montré cette forte inquiétude : très vite désamorcée par l’Afssaps, cette première « crise » montre bien que, sur ce marché, la confiance ne tient qu’à un fil et pourrait s’écrouler au premier scandale. C’est aussi pourquoi le générique peut en permanence être suspecté d’être responsable de ce qui ne va pas. Je pense ainsi au cas de ce patient qui imputait à la prise d’un générique la détérioration de son état de santé. Après avoir enquêté, il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un effet secondaire provoqué par un autre médicament, princeps celui-ci. Le générique n’était donc pas en cause mais le premier réflexe fut de se dire : « Tiens, c’est peut-être la faute du générique ! ».

Cela explique-t-il le léger décrochage constaté ? A priori, nous n’atteindrons pas cette année l’objectif de substitution.

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La bonne question est plutôt « Atteindra-t-on un jour les 100 % ? ». Pour parvenir à un taux de 100 %, il faudrait que tous les acteurs soient en permanence mobilisés, ce qui est impossible. Deux mécanismes conduisent en effet à une réduction constante des taux de générication : les nouvelles prescriptions de médicaments aux patients et l’arrivée dans le Répertoire de nouveaux médicaments. Syndicats et pharmaciens ont bien saisi que la mobilisation de la profession en faveur de la substitution repose sur un paradoxe : « Lorsqu’on aura totalement convaincu les patients et que tous prendront des génériques, nous aurons perdu la justification de notre rémunération ! ». C’est un autre paradoxe de la mobilisation : on fait se mobiliser les pharmaciens pour qu’un jour on n’ait plus besoin d’eux. Par ailleurs, la politique de mobilisation mise en place par les pouvoirs publics semble se heurter aujourd’hui comme hier à la forte inertie des médecins qui gardent, à défaut du pouvoir d’empêcher la substitution, celui de prescrire des médicaments hors du Répertoire. Ce coin du système n’est pas tenu : les pharmaciens peuvent se démener autant qu’ils veulent en faveur des génériques, si les prescriptions qui leur arrivent ne sont pas généricables, ils sont bloqués. C’est pourquoi l’Assurance maladie a changé de tactique en insistant sur la prescription de médicaments généricables.

Avez-vous observé des différences de pénétration du générique selon le milieu social et le niveau économique ?

Je n’ai pas l’impression que ce soit essentiellement une question de classe sociale. Les pharmaciens m’ont dit que ceux qui ont un bagage culturel un peu faible ne comprennent pas forcément comment fonctionne le générique, les histoires de brevets, etc. C’est vrai, mais le doute sur la qualité des génériques n’est pas simplement une histoire de bagage culturel : le taux de pénétration du générique est une propension à faire confiance et, de ce point de vue, vous pouvez aussi bien observer une méfiance des classes populaires vis-à-vis du discours des dominants (les pharmaciens, les médecins…) que des luttes entre dominants. Ainsi, certains pharmaciens ont entendu certains enseignants leur dire : « Vous n’allez pas m’apprendre ce qu’est la pharmacologie parce que j’ai vu une émission qui m’expliquait très bien ce qu’étaient les excipients » ! Ou : « Qu’on ne me raconte pas de bêtises ! J’étais professeur de chimie, je sais très bien que les excipients ne sont pas anodins. » Dans mon étude, j’ai plutôt testé une autre explication qui renvoie moins aux caractéristiques des patients qu’à la concurrence entre officines. Ainsi, selon moi, ce qui explique les différences de pénétration des génériques entre les villes et les campagnes, c’est la capacité des patients réticents à jouer de la concurrence entre les officines pour obtenir leur médicament princeps ou, ce qui revient au même, la capacité des pharmaciens à développer la substitution sans risquer de perdre leurs patients. De fait, on observe une corrélation forte entre le taux de générication par département et la densité officinale au kilomètre carré. Les taux de substitution varient aussi en fonction des types de médicaments. Ainsi, les pharmaciens nous ont souvent expliqué que les traitements aigus étaient beaucoup plus faciles à substituer que les traitements chroniques, et en particulier les psychotropes. Les données de l’Assurance maladie reflètent clairement ce constat. Plus qu’une question de niveau culturel ou économique, le refus du médicament générique semble être lié à un rapport du malade à son médicament.

Pourtant, certains patients précaires pensent que c’est parce qu’ils reçoivent des aides de la collectivité qu’on ne leur délivre pas les « vrais » médicaments.

Ce raisonnement n’est pas une histoire de patients précaires. Le problème est plus compliqué. Les bénéficiaires de l’aide médicale d’Etat ou de la couverture maladie universelle ne pensent pas tous que les génériques sont des sous-médicaments pour des sous-patients. Si vous regardez les taux de substitution, quels sont les endroits où ces taux sont les plus faibles ? En PACA, en Corse et en région parisienne, plus précisément en Seine-Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine, avec des taux identiques. Et quel est l’arrondissement de Paris où le taux de substitution est le plus faible ? Le XVIe, où les bénéficiaires de la CMU sont pourtant peu nombreux… Une pharmacienne exerçant dans cet arrondissement m’a expliqué pourquoi elle avait du mal à développer la substitution : « Que voulez-vous que je vous dise ? Les gens ici sont habitués à la haute couture, je ne vais tout de même pas leur vendre du prêt-à-porter. » Ainsi, l’idée que les génériques sont de faux médicaments ne vaut pas que pour les personnes en situation précaire. D’ailleurs, quand vous remontez aux origines de la Sécurité sociale, en tant que système de solidarité, les classes les plus opposées étaient les catégories populaires et les ouvriers, par rejet du réformisme car ils y voyaient une intervention de l’Etat dans la solidarité ouvrière. Mais les opposants étaient aussi constitués de catégories supérieures qui défendaient un libéralisme acharné et refusaient la solidarité par crainte d’être moins bien soignés. J’ai aussi entendu dans les pharmacies du XVIe arrondissement parisien : « Il y a un TFR ? De 2 euros ? J’ai un billet de 50, vous pouvez me faire la monnaie ? » Ce qui signifie : « Il faut payer pour avoir mieux ? Dans ce cas, moi je paie, ça ne me pose aucun problème. Au contraire, je préférerais qu’on puisse payer plus souvent en France pour avoir des meilleurs soins. »

Le générique serait donc pour certains un moyen de se réaffirmer en tant qu’individu à niveau social supérieur ?

Bien sûr ! C’est ce qu’économistes et sociologues appellent de la consommation ostentatoire ! Paradoxalement, le fait que le générique soit moins cher renforce l’attachement au princeps : « S’il est plus cher, il y a forcément une raison. Il y a donc une dimension de luxe et moi je peux me l’offrir. »

Et la structure familiale ? Un patient célibataire n’est-il pas plus enclin à la substitution qu’une mère de famille par exemple ?

C’est un rapport à la maladie. On pourrait dire que les personnes âgées sont les plus réticentes parce qu’elles ont plus de mal à s’adapter à la nouveauté, sont moins informées ou ont moins de capacités cognitives pour comprendre ce qu’on leur explique. Mais une personne âgée prend surtout les mêmes médicaments depuis de très nombreuses années, médicaments pour lesquels elle éprouve un très fort attachement symbolique. Cet attachement ne vaut pas seulement pour les personnes âgées : une personne jeune, toxicomane, sous Subutex et à qui on propose le générique du Subutex présentera les mêmes formes de réticences à la substitution qu’une personne âgée avec son Lexomil, son Témesta ou son Valium. De plus, cet attachement varie fortement en fonction du contexte de la maladie. Ainsi, j’ai observé des parents qui acceptaient le générique pour eux-mêmes mais le refusaient pour leur enfant, ou qui acceptaient un générique de l’antibiotique pour traiter un rhume passager mais le refusaient au sortir d’une très lourde opération, au cours de laquelle ils avaient failli mourir. Ainsi, l’acceptation des médicaments génériques dépend de l’estimation subjective du risque pris.

Vous écrivez que le générique, c’est une négociation à trois : médecin, pharmacien, patient…

L’introduction des médicaments génériques en France s’est traduite par une réorganisation de la relation de soin. Alors que sur la plupart des marchés européens et mondiaux, la promotion des génériques a été confiée aux médecins, renforçant l’organisation traditionnelle de la relation de soin, les pouvoirs publics français n’ont pas réussi à développer la prescription des génériques. L’échec du principe du médecin référent à la fin des années 1998 a ainsi convaincu le gouvernement que le développement des génériques devait passer par les autres acteurs de la relation de soin : le pharmacien et le patient. Mais le droit de substitution ne conduit pas à transférer totalement le pouvoir de prescription du médecin vers le pharmacien. Au contraire, chacun des trois acteurs de la relation de soin a le pouvoir de choisir ou de refuser le médicament générique. Ceci est d’autant plus vrai que la relation de soin est aussi une relation de service et une relation commerciale qui suppose pour les prescripteurs (médecins et pharmaciens) d’intégrer le point de vue des patients.

Le générique aurait hissé le pharmacien au rang de coprescripteur de médicaments, se retrouvant sur une sorte de pied d’égalité avec le médecin. Estimez-vous qu’il s’agit d’une valorisation du rôle du pharmacien ou le simple fait d’une série d’incitations financières ? Cela n’a-t-il pas non plus fait endosser au pharmacien le « sale boulot », ayant à convaincre le patient réticent, à essuyer d’éventuelles critiques… ?

C’est toute l’ambiguïté du quiproquo. En prenant une partie des prérogatives des médecins, les pharmaciens ont à la fois gagné un pouvoir plus grand mais ils en ont payé le prix, en assumant une mission que les médecins ne voulaient pas endosser. Ces derniers, sentant que le sujet était conflictuel, prenaient du temps à expliquer et présentaient le risque de s’aliéner des patients pour un gain qui, en l’occurrence, était minime pour eux. Ils ont délégué ce travail – le « sale boulot », comme vous dites – aux pharmaciens. Ceux-ci se sont donc retrouvés face au patient avec la même mission, assortie d’un fort intéressement financier, mais des capacités différentes à imposer leur opinion au patient. Faire la morale, c’est tout un art ! C’est très long, cela n’a pas toujours d’effets immédiats, voire aucun effet ou encore des effets négatifs. La structure de la pharmacie joue énormément. Dans une pharmacie de supermarché, où l’on sait qu’on ne s’attache pas directement la patientèle mais qu’elle dépend du passage au supermarché, on peut paradoxalement davantage forcer la main sur le générique que dans une pharmacie de quartier où, certes vous connaissez mieux la personne – donc vous êtes plus en mesure de la convaincre -, mais elle aussi vous connaît mieux et est donc plus en mesure de résister voire de vous menacer de partir. C’est plus facile de faire la morale à quelqu’un quand on sait que la pharmacie la plus proche est à 10 kilomètres que lorsqu’on sait qu’elle est en face et qu’elle n’a pas cette volonté de promouvoir cette morale auprès de ses patients. Les pharmaciens ont donc tenté de développer le générique sans s’aliéner leurs patients. Cette politique s’est révélée plus ou moins difficile à mener, en fonction de la concurrence entre officines et des résistances aux patients. Perdre un client fidèle est extrêmement coûteux. Cela dit, des pharmaciens sont des militants du générique et n’hésitent pas à faire la morale. D’autres sont aussi considérés comme des figures locales dont on suit les avis. Bref, beaucoup de pharmaciens ont aussi une espèce de réflexe viscéral, que peuvent avoir des patients, des médecins, des gens attachés à la Sécurité sociale. Cependant, je pense que le médicament générique a constitué une formidable opportunité pour la profession pharmaceutique. Je ne parle pas de l’opportunité financière, même si celle-ci a été loin d’être négligeable. Je pense plutôt aux pistes de renouvellement du métier qu’a ouvert le droit de substitution : cela a montré aux pouvoirs publics que le pharmacien pouvait, dans certaines conditions, se substituer au médecin lorsque celui-ci était défaillant. Le médicament générique, la pilule du lendemain, la sortie de la réserve hospitalière ou la fourniture des maisons de retraite sont autant de domaines dans lesquels le pharmacien semble pouvoir jouer un rôle valorisant, qui lui permette de sortir de l’image d’épicier qui lui est généralement associée.

Beaucoup de patients connaissent justement l’intérêt financier de la substitution pour les pharmaciens. N’est-ce pas gênant pour prêcher le générique ?

C’est une question extrêmement compliquée. On a en France cette vision selon laquelle l’intérêt général se définit par l’exclusion des intérêts particuliers. Que les pharmaciens puissent être rémunérés de manière avantageuse pour vendre les génériques discréditerait d’office leur démarche. En réalité, ce qui a posé problème aux pharmaciens pour développer la substitution, c’était bien plutôt le fait qu’ils apparaissent désormais aux yeux des patients comme des « agents de la Sécu ». Ce qui est très intéressant, c’est que l’on parle finalement très peu de la Sécurité sociale dans les officines. Les pharmaciens sont très mal à l’aise lorsqu’il s’agit de dire aux patients : « Attendez, vous ne voulez pas sauver la Sécu ? Cela ne vous intéresse pas ? » Ce qui dérange le plus les pharmaciens, ce n’est pas tant la peur de se voir rétorquer un « Si, mais vous, vous y gagnez, alors c’est plus facile » que l’idée que ce n’est pas leur rôle de défendre la Sécu. Certains pharmaciens ont explicitement refusé de se mettre au service de la Sécurité sociale, en défendant une vision libérale de l’activité officinale. Ainsi, un pharmacien d’origine corse m’expliquait qu’il s’opposait à la substitution car les Corses n’aiment pas se faire dicter ce qu’ils doivent faire par l’Etat français ! Mais ce discours très antigénérique n’était pas simplement idéologique : il permettait aussi à ce pharmacien de récupérer toute la patientèle des pharmacies alentour qui ne voulait pas de génériques et, ainsi, de compenser la perte de marge liée à la non-substitution par un gain de parts de marché, c’est-à-dire de nouveaux patients.

Face au générique, il y a donc de tout finalement : des pharmaciens avant tout commerçants, intéressés financièrement, et d’autres qui endossent leur rôle de professionnel de santé…

L’un n’empêche pas l’autre ! L’opposition est même en partie infondée. Les pharmaciens qui se sont lancés dans la substitution ont gagné beaucoup d’argent. Ils ont par ailleurs participé au développement d’un marché qui a bénéficié à l’assurance maladie. Mais que ce soit par intérêt bien compris ou par conviction profonde, le fait est qu’ils ont permis au marché des médicaments génériques de se développer…

Mais avec aujourd’hui un système de garde-chiourme supplémentaire : un contrôle suivi à la trace par l’Assurance maladie, un système de tiers payant contre génériques qui leur donnent beaucoup moins de latitude. Si les pharmaciens n’acceptent pas cette règle, ils prennent le risque de se voir refuser leurs propres remboursements…

C’est évident, et c’était un pari particulièrement risqué. Il est évident que dans le décrochage du générique observé ces derniers temps, il y a le fait que, dès que la pression politique, syndicale ou médiatique s’éloigne un peu, les pharmaciens qui avaient eu du mal à jouer le jeu sont revenus à leurs « habitudes » et ont laissé tomber les objectifs.

Ne s’agit-il pas selon vous des pharmaciens qui n’ont pas compris la valeur ajoutée professionnelle qu’ils pouvaient y trouver, c’est-à-dire réaffirmer leur rôle de spécialistes du médicament ?

Le générique a constitué un détonateur. Qu’une majorité de pharmaciens n’a pas immédiatement saisi d’ailleurs. Mais lorsqu’on regardera cela avec le recul historique, on constatera que, même si cela a pris du temps et même si cela s’est fait de manière conflictuelle, les pharmaciens ont non seulement montré aux pouvoirs publics qu’ils pouvaient être un partenaire fiable pour de nouvelles missions mais ont gagné un pouvoir important. En l’espace de dix ans, que le pharmacien ait gagné un tel pouvoir d’action sur l’ordonnance et de choix sur le médicament, je trouve qu’à l’échelle des politiques publiques, à l’échelle des transformations dans la société, c’est relativement rapide.

Les patients ont-ils perçu cette assise du rôle de professionnel de santé pour le pharmacien ?

Je pense qu’on manque encore un peu de recul pour répondre à cette question-là. Les représentations évoluent toujours en décalage par rapport aux réalités sociales. Le générique a certes rebattu les cartes, mais je pense que, dans l’esprit des patients, le médecin reste toujours mieux considéré que le pharmacien. Toutefois, la substitution constitue un nouveau socle à partir duquel les pharmaciens vont pouvoir développer une nouvelle image auprès des patients, même si cela risque de prendre du temps. De fait, le générique constitue un peu un cas idéal, puisqu’il permet au pharmacien de se présenter comme un professionnel du médicament qui sert à la fois l’intérêt du patient (en lui offrant le même médicament), l’intérêt de la collectivité (en faisant réaliser des économies à l’assurance maladie) et son propre intérêt (en réalisant une marge supplémentaire). Il n’est pas dit que toutes les missions qui seront confiées à la profession présentent les mêmes atouts.

La Sécu ne fournirait-elle pas suffisamment d’outils pédagogiques aux pharmaciens ?

C’est une plainte fréquente des pharmaciens parce qu’effectivement, après une campagne, la substitution est beaucoup plus aisée. Mais, plus que par ses outils pédagogiques, l’Assurance maladie a aidé les pharmaciens en leur donnant les moyens de mieux contrôler leurs patients, que ce soit avec la mesure « tiers payant contre génériques » ou avec la campagne de courriers envoyés au domicile des patients dans lesquels elle disait : « On sait que vous prenez ce médicament. Savez-vous qu’il existe en générique ? » Cette campagne a permis de contrer fortement les comportements de « passager clandestin » chez les patients réfractaires et a été bien plus efficace qu’une simple campagne d’information.

La contrefaçon peut-elle modifier la perception des génériques ?

Je trouve très étrange la coïncidence entre le fait que l’industrie princeps insiste autant sur les méfaits de la contrefaçon en France alors qu’au même moment se met en place une politique de développement des génériques assez efficace. Certes, l’amalgame n’est jamais fait ouvertement entre contrefaçon et médicament générique, mais cette insistance sur les risques de voir apparaître en France des médicaments de moindre qualité favorise justement l’amalgame. Personnellement, je trouve qu’il y a dans l’inquiétude de l’industrie française une espèce de « mauvaise foi calculée ». De fait, le marché des médicaments génériques repose largement sur la capacité des pouvoirs publics et des laboratoires à maintenir la confiance des acteurs de santé et en particulier des patients dans la qualité des produits. Le danger qui guette le marché est ainsi celui d’un scandale concernant la qualité d’un ou plusieurs médicaments génériques. Biogaran peut faire toutes les publicités qu’il veut, à l’heure actuelle les stratégies de marque des laboratoires de génériques sont peu efficaces. Si un tel scandale venait à se produire, il est vraisemblable que ces stratégies de marque ne parviendraient pas à protéger les laboratoires de génériques et que c’est l’ensemble du marché qui s’effondrerait. C’est la raison pour laquelle l’Afssaps, à travers son contrôle et sa certification des produits, joue un rôle crucial dans l’organisation et le développement du marché.

Le générique a valorisé le rôle du pharmacien, mais la mise en place du libre accès ne lui en a-t-il pas ôté un pan ?

J’ai essayé de réfléchir à la façon dont l’espace physique de la pharmacie est relié à un espace de valeurs : valeur symbolique, sociale, sanitaire et marchande. Dans l’esprit du patient, le médicament commence derrière le comptoir et, jusqu’à présent, c’était le cas juridiquement. Un vrai médicament, c’est celui qui n’est pas directement à portée de main. Cette mise à distance des médicaments permet ainsi au pharmacien de jouer son rôle d’intermédiaire et de contrôler les choix des patients, tant dans la dimension sanitaire qu’économique. En permettant aux patients d’accéder directement à certains médicaments, la ministre de la Santé entendait justement rompre ce pouvoir de contrôle du pharmacien et permettre aux patients de se comporter en consommateurs. Il est évident que cela contribue à faire ce que les pharmaciens n’aiment pas, c’est-à-dire à banaliser le médicament. Il devient très difficile pour le pharmacien de défendre l’idée d’une responsabilité professionnelle sur le contrôle du médicament et de se défendre face à Leclerc par exemple quand le médicament est en libre accès. Comment en effet justifier que le médicament n’est pas un bien comme les autres quand il se présente aux patients comme n’importe quel produit de supermarché ? Les officinaux sont tiraillés en permanence entre deux rôles et donc entre deux types de professions, sanitaire et commerciale. Le générique, paradoxalement, arrivait à assurer la rencontre des deux, à ce que l’on s’y retrouve financièrement et commercialement tout en s’y retrouvant aussi sur la valorisation professionnelle. Mais c’est un cas extrêmement rare.

La différence de prix entre générique et princeps n’accrédite-t-elle pas la notion de médecine à deux vitesses ?

Si, et ce d’autant plus qu’elle est mise en rapport avec des différences dans l’apparence des médicaments. Il faut bien saisir le choix auquel est confronté un patient. On lui propose de remplacer son médicament habituel et qu’il connaît bien par un médicament qu’on lui présente comme identique mais dont l’apparence est souvent moins attrayante. Comment ne pas établir un lien entre la différence de prix et cette différence d’apparences ? Et comment ne pas se demander si cette différence d’apparence ne cache pas une différence plus profonde ? Et si, en plus, on a l’impression d’avoir été moins bien soigné que d’habitude, la messe est dite. Le pharmacien peut bien assurer que c’est la même chose, montrer les dénominations communes identiques sur les deux boîtes, il n’est plus question de faire confiance à ces produits…

N’y a-t-il pas en outre un risque d’assimilation du médicament générique à un médicament « au rabais », comme peuvent l’être les produits discount dans l’alimentaire ?

La comparaison avec les produits alimentaires est celle qui revient le plus fréquemment et le plus spontanément dans la bouche des patients lorsque l’on parle des médicaments génériques. De fait, les aliments ressemblent par bien des aspects aux médicaments : ils s’ingèrent et font donc appel aux sens, ils modifient le corps dans lequel ils entrent… Bref, ils donnent lieu aux mêmes modalités d’évaluation par le patient. Par ailleurs, avec l’apparition des produits de marque de distributeur, les patients sont amenés à côtoyer ce qu’ils considèrent être des génériques alimentaires. Cette comparaison n’est pas forcément au désavantage des médicaments génériques : les patients-consommateurs jugent en effet que certains produits alimentaires avec une marque de distributeur sont parfaitement équivalents aux produits leaders avec une marque de producteur. Pourquoi ne pas supposer que les médicaments génériques sont eux aussi de qualité ? A l’inverse, d’autres patients-consommateurs transposent leur confiance dans les produits de marque des supermarchés aux officines…

Pouvez-vous expliciter pourquoi vous avez écrit que « le fait de ne pas payer la différence rend toute différence insupportable » ?

Par cette phrase, je renvoie à l’influence des modalités de remboursement sur les choix des patients. Si vos dépenses de médicaments sont prises en charge intégralement par l’assurance maladie et la mutuelle, que vous preniez le médicament générique ou le médicament princeps, vous allez juger l’apparence « bon marché » de la boîte de génériques beaucoup plus sévèrement que si on vous demande de payer pour avoir la boîte ultradesign du médicament princeps. Le tarif forfaitaire de responsabilité et le système « tiers payant contre génériques » ont confirmé ce constat : les patients qui semblaient attachés corps et âme au médicament de marque ont tout à coup reconsidéré leur choix et ont tenté l’expérience du générique.

Une immersion totale

Le travail de thèse d’Etienne Nouguez, qu’il présentera le 24 novembre à Paris-X, a tout d’une enquête journalistique. Le sociologue spécialisé en économie a passé quatre semaines derrière le comptoir de 4 pharmacies franciliennes, a mené 150 entretiens en région parisienne, en Alsace et en Dordogne avec 70 pharmaciens, 40 médecins et 40 patients, et a fréquenté à plusieurs reprises les couloirs du salon Pharmagora. Il a également rencontré des représentants de laboratoires, des pouvoirs publics et des syndicats officinaux.

La sociologie, c’est quoi déjà ?

C’est, pour résumer, la science qui s’intéresse aux hommes en société. La sociologie économique vise plus précisément à s’intéresser aux dimensions sociales des phénomènes économiques. Dans sa thèse, Etienne Nouguez tente de comprendre comment l’introduction des médicaments génériques transforme l’organisation du marché français des médicaments et les comportements des différents acteurs qui le composent. « Je me suis ainsi rendu compte que la substitution de deux médicaments réputés identiques mais de prix différents n’était pas aussi automatique que le supposait la théorie économique, mais nécessitait de très importants changements non seulement dans les mentalités, mais aussi dans les prérogatives des différents acteurs de santé », explique Etienne Nouguez.