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Doit-on cautionner ce concept ?

Publié le 28 mai 2011
Par Nathalie Da Cruz
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Le 26 janvier 2011 est né Umut-Talha (qui signifie « notre espoir » en turc) à Clamart, près de Paris. Immédiatement après sa naissance, des cellules ont été prélevées dans le cordon ombilical. Umut-Talha est en effet le premier « bébé médicament » ou « bébé du double espoir » né en France. Avancée scientifique ou enfant instrumentalisé ? Le sujet divise.

C’est une collaboration entre les hôpitaux Antoine-Béclère, à Clamart, et Necker, à Paris, qui a permis la naissance du premier « bébé-médicament ». Les équipes du Pr René Frydman – déjà concepteur du premier « bébé-éprouvette » français en 1982 – et celles du Pr Arnold Munnich, chef du département de génétique médicale de l’hôpital Necker, ont mené à bien cette première médicale.

Les parents d’Umut-Talha ont déjà un garçon et une fille atteints de bêtathalassémie, une maladie génétique grave. La petite fille doit subir des transfusions mensuelles pour survivre. Le couple, qui souhaitait avoir un troisième enfant qui ne soit pas atteint de la bêtathalassémie, a été adressé à l’hôpital Béclère par un hématologue de Lyon. Avec l’objectif de concevoir un enfant non seulement indemne de la maladie mais aussi compatible avec la petite fille malade : les cellules souches prélevées sur le sang du cordon ombilical du bébé né le 26 janvier vont en effet permettre une greffe qui pourrait sauver sa sœur. Cette technique dite du « bébé-médicament » avait été autorisée, à titre expérimental, par la loi de bioéthique de 2004 et par le décret du 23 décembre 2006.

Le projet de révision de la loi de bioéthique adopté par les députés le 15 février 2011 pérennise cette technique. Lors des débats au Sénat, un amendement visant à supprimer celle-ci et un autre voulant la limiter à une expérimentation jusqu’en 2016 ont été repoussés. Finalement, les sénateurs ont seulement ajouté une nuance au texte, autorisant ce procédé « sous réserve d’avoir épuisé toutes les possibilités offertes (…)? » – évoquant notamment les banques de sang de cordon. A l’heure où nous publions ces lignes, le « bébé-médicament » – terme auquel nombre d’experts préfèrent l’expression de « bébé du double espoir » – est donc entériné par les parlementaires.

CONTRE

JEAN-MARIE LE MÉNÉ,PRÉSIDENT DE LA FONDATION JÉRÔME-LEJEUNE*

« Je trouve aberrant que le monde politique applaudisse face à cet événement, sans voir qu’il s’agit d’une mise en scène médiatique, orchestrée au moment des débats sur la révision des lois de bio-éthique…

Cette démarche n’est en rien une prouesse médicale. Il s’agit d’une double transgression : il y a deux sélections successives d’embryons humains et, au passage, une trentaine d’entre eux ont été détruits…

Ensuite, nous n’avons nullement besoin de cette procédure pour guérir un enfant malade. Il suffit de trouver des cellules compatibles dans des banques de sang de cordon ombilical. Mais pour l’heure, ces banques sont insuffisantes ; nous avons dix ans de retard en France, par absence de choix politique clair. Il faut rappeler que la technique du bébé-médicament a été introduite dans la loi de bioéthique, en 2004, contre l’avis du gouvernement de l’époque. Et surtout, la loi l’avait limitée à une période de cinq ans. Cette technique aurait dû faire l’objet d’une évaluation, avant d’être éventuellement reconduite ou arrêtée.

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Or le 15 février dernier, les députés ont finalement supprimé du texte de loi le caractère expérimental de la démarche, validant par là même définitivement une technique eugéniste. Les sénateurs ont fait le même choix le 6 avril, en ajoutant cependant une légère réserve, celle d’avoir au préalable épuisé toutes les possibilités offertes, notamment l’utilisation des cellules souches de sang de cordon ombilical.

Accepter et pérenniser cette technique est à la fois une malhonnêteté intellectuelle et une faiblesse sur le plan politique. Les choix politiques de 2011 vont-ils s’inscrire dans la continuité de ceux de 2004, ou bien les politiques feront-ils preuve de lucidité et de courage pour privilégier des orientations solides et médicalement éthiques ? »

Notes

* Fondation pour la recherche sur les maladies génétiques de l’intelligence

POUR

DR NELLY ACHOUR-FRYDMAN, BIOLOGISTE, RESPONSABLE DE L’UNITÉ DE BIOLOGIE DE LA REPRODUCTION À L’HÔPITAL ANTOINE-BÉCLÈRE (CLAMART), QUI A PARTICIPÉ À LA DÉMARCHE

« La sœur aînée d’Umut-Talha, qui a 3 ans, va pouvoir bénéficier d’une greffe de moelle grâce au sang de cordon ombilical de son frère. Si la greffe prend, cette enfant pourra éviter les transfusions mensuelles nécessaires à sa survie. Il s’est avéré, après des recherches, qu’il n’y avait pas de donneur compatible dans son cas, ni dans la famille, ni dans les banques de dons de moelle et de sang de cordon.

Certes, il serait plus simple de disposer de banques de sang de cordon plus nombreuses, mais pour l’heure, celles-ci sont en nombre insuffisant en France…

Beaucoup de fantasmes circulent autour de nos pratiques, les associant à de l’eugénisme, à une véritable industrie d’embryons ! Dans les faits, une FIV a été pratiquée, donnant six embryons. Un DPI (diagnostic préimplantatoire) a été réalisé sur chacun d’eux, associé à un typage HLA (antigènes des leucocytes humains) destiné à vérifier la compatibilité avec la petite fille à soigner. Trois embryons étaient indemnes de la maladie, dont un était compatible et deux non compatibles. Un embryon compatible et un non compatible ont été implantés, à la demande des parents. Le couple désirait un enfant, certes indemne de la maladie, mais sans garantie de compatibilité avec leur fille…

Précisons que le DPI avec HLA est proposé lorsque aucun donneur compatible n’a été identifié. Cette technique est soumise à une législation particulière et à une autorisation de l’Agence de biomédecine.

Avoir un enfant pour en soigner un autre ? Ce n’est pas nouveau. Tous les hématologues conseillent aux parents d’un enfant leucémique de concevoir un autre enfant pour tenter de guérir celui qui est malade par un don de moelle, si par chance il s’avérait compatible.

Certains prévoient des dégâts psychologiques chez cet enfant. Mais de toute façon, quand un enfant est malade, la fratrie en souffre. Rappelons tout de même le contexte : il y a déjà deux enfants gravement malades dans la famille. »

POUR

PR PHILIPPE JEAMMET, PSYCHIATRE, PSYCHANALYSTE, CHEF DU SERVICE DE PSYCHIATRIE DES ADOLESCENTS ET DES JEUNES ADULTES À L’INSTITUT MUTUALISTE MONTSOURIS (PARIS)

« Cette démarche fait partie de ces apports de la modernité qui sont intéressants. Un enfant conçu dans ces circonstances, pourquoi pas ? C’est une chance pour lui ; il peut rendre service à sa fratrie. La gratitude à son égard peut l’aider.

Il est difficile de se prononcer de manière absolue sur le devenir de cet enfant ; il n’y a pas de déterminisme… Cette expérience vaudra par la façon dont on va s’en servir, par la manière dont la famille et l’entourage vont la vivre et en parler. S’il y a crispation, si la mort et la maladie sont omniprésentes autour de cet enfant, les conséquences seront douloureuses. Il faut aider la famille à en parler, à verbaliser, et, pour cela, prévoir un accompagnement par des professionnels. En particulier si la greffe ne marche pas : il faudra dédramatiser… Au moins, on aura essayé de guérir sa sœur.

Le « risque psychique » ? Cela ne veut rien dire ! On pense parfois : “Cet enfant n’a pas été désiré, c’est un drame…” Mais que sait-on du désir ? Il y a toujours une ambiguïté des sentiments. Tout investissement humain est ambivalent. Le désir se construit en permanence… Les détracteurs de cette technique voudraient nous faire croire à un “absolu” du désir, à un désir d’enfant qui soit pur, en quelque sorte. Mais c’est rarement le cas…

Cela dit, il est bon de débattre sur ce sujet. Oui, il y a instrumentalisation… Mais ça n’empêche pas cet enfant d’être aimé pour lui-même. Il existe, indépendamment de la maladie de sa sœur. Si les fondamentaux de l’éducation sont respectés – faire confiance à cet enfant, lui donner les moyens d’être créateur de sa vie, l’aider à devenir autonome et indépendant… – pourquoi se porterait-il mal ? »

CONTRE

PHILIPPE POINDRON, ANCIEN PHARMACIEN, ANCIEN ENSEIGNANT DE VIROLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE PHARMACIE DE STRASBOURG

« Il faut voir la procédure employée : stimulation ovarienne, FIV, DPI, typage HLA, sélection des embryons compatibles… Jusqu’où ira-t-on ? Rien n’arrête la recherche technologique. Il s’agit d’une étape supplémentaire qui nous entraîne vers un terrain glissant très dangereux…

Je trouve que ces essais ouvrent togrand la porte à la création de banques de cellules souches embryonnaires totipotentes, typées pour leur compatibilité tissulaire, et mises sur le marché à des prix exorbitants…Il a fallu utiliser toutes les ressources de la technique, non pour honorer un projet parental ou un désir d’enfant pour lui-même, mais pour obtenir un embryon-objet, utilitaire, accessoirement investi d’amour pour le service qu’il pourrait rendre à son frère ou à sa sœur. Cette déviation de l’intention est considérée par les théologiens moralistes chrétiens non pas comme la transgression d’un interdit, premier degré du péché (degré superficiel si l’on peut dire) mais comme le deuxième degré, celui du détournement de la fin pour laquelle un être est créé. Comment l’enfant ainsi conçu pourra-t-il comprendre qu’il n’a pas été voulu pour lui-même, mais pour son utilité ? Comment peut-il accéder à la dignité d’un homme libre, s’il est enchaîné dès sa conception par cette détermination ? Pour moi, il y aura des dégâts psychologiques… Combien d’adultes autour de nous souffrent de ne pas avoir été des enfants désirés pour eux-mêmes ? Or il y a d’autres voies dans ce genre de situation, notamment la reprogrammation de cellules adultes en cellules souches, comme l’ont montré des chercheurs japonais et américains. Ce sont des recherches qu’il faut encourager et poursuivre ».

POUR

PR FRANÇOIS DE SINGLY, SOCIOLOGUE, SPÉCIALISTE DE LA FAMILLE À L’UNIVERSITÉ DE PARIS-DESCARTES

« Un enfant naît toujours dans un système relationnel au sein duquel il a une fonction. »

« Un des arguments des détracteurs du bébé-médicament, c’est qu’un enfant doit être voulu pour lui-même. Mais dans l’histoire des naissances, c’est loin d’être une règle ! Jusqu’à l’avènement de la pilule, une grande partie des enfants n’était pas désirée. Il est étrange que cet argument soit utilisé par les catholiques qui sont historiquement opposés à la contraception… Si l’enfant doit être aimé pour lui-même, cela signifierait donc que nous avons vécu pendant des siècles dans le malheur ?

“Utilité”, “utilitaire”… Ce ne sont pas des termes injurieux. Il semble que, parce qu’on rend un service, on ne peut plus exister à titre personnel… Or la logique relationnelle est un mélange de services rendus et d’une demande d’être reconnu pour soi-même. C’est cela, l’amour.

Du point de vue du fonctionnement de la famille, je ne vois rien d’inquiétant. Un enfant naît toujours dans un système relationnel dans lequel il a une “fonction” : jouer et tenir compagnie à son aîné, reprendre l’entreprise familiale…

Justement, ce qui m’inquiète, dans la famille contemporaine, c’est que l’on considère que les enfants n’ont aucun service à rendre. Je ne suis pas sûr que ces conditions soient favorables à l’épanouissement des personnes…

Je pense aussi aux enfants qui portent le prénom d’un frère disparu – ce qui est fréquent… Dans ce cas, les dégâts sont autrement plus graves, car l’enfant n’a pas de marge de manœuvre pour être lui-même.

Cet enfant sera-t-il irrémédiablement marqué ou perturbé par sa fonction de sauveur ? Il n’est pas plus facile d’être sauvé que d’être sauveur. Bien au contraire, à mon sens ! Pourquoi le don serait-il catastrophique au plan psychologique, et pas la dette ? D’autant que la démarche est inoffensive pour cet enfant : prélever du sang de cordon ne lui fait aucun mal. »

CONTRE

NORA BERRA, SECRÉTAIRE D’ETAT CHARGÉE DE LA SANTÉ

« Pour la première fois en France, la conception d’un enfant par FIV a pu être assortie d’un double DPI de façon à s’assurer que l’embryon retenu serait sain et génétiquement compatible avec un de ses frères et sœurs malades. Les médecins ont ainsi pu s’assurer que l’enfant à naître n’aurait pas la même maladie que ses aînés et qu’il serait un donneur compatible. De ce point de vue, la prouesse réalisée par les équipes des hôpitaux Antoine-Béclère et Necker doit être saluée.

Même si cette première médicale française a été réalisée dans le respect de la loi de bioéthique, et après accord de l’Agence de biomédecine, elle soulève pour autant des points qu’il ne faut pas négliger. En soi, l’expression « bébé-médicament » – qui me heurte sur le principe – est révélatrice du problème majeur que pose ce type de conception : celui de l’instrumentalisation possible de la personne, conçue seulement à des fins thérapeutiques. Dans la situation présente, cela n’était pas le cas puisque la famille avait souhaité que plusieurs embryons soient implantés, et non pas seulement l’embryon sain, signifiant ainsi que son désir d’avoir un enfant était, fort heureusement, plus fort que celui de concevoir un enfant afin de pouvoir traiter un autre de ses enfants. Il est impératif, toutefois, d’éviter toute dérive qui pourrait mener à une marchandisation du corps, totalement inacceptable et en totale contradiction avec les principes élémentaires de la bioéthique et de la dignité humaine. Cette prouesse médicale doit rester exceptionnelle et très encadrée, et répondre avant tout à un désir d’enfant. »

CONTRE

ALEXANDRE VATIMBELLA, DIRECTEUR DU CENTRE DE RECHERCHE ET D’ÉTUDE DU CENTRISME

« Ce débat est délicat. Si l’on se déclare opposé à la technique du bébé-médicament, on apparaît comme un être campé sur ses principes, qui induisent la mort à terme d’un enfant. Inacceptable. Si l’on se déclare favorable à cette pratique au nom du devoir de soigner un enfant malade, on semble avaliser le fait que l’on puisse se servir d’un enfant comme médicament. Tout aussi inacceptable.

Ethiquement, le problème semble en apparence résolu, au prétexte que le couple voulait, quoi qu’il en soit, un troisième enfant. Mais c’est un peu court ; et il est difficile d’aller sonder les âmes… Si cette technique est banalisée, un jour, les parents pourront dire sans gêne qu’ils conçoivent un enfant dans le seul but d’en soigner un autre. Partant de là, pourquoi, un jour, ne pas faire naître un enfant afin qu’il donne un rein à son frère ?

Aujourd’hui, il serait bon de dire : “Recourons exceptionnellement à cette technique mais laissons le débat ouvert, toujours vivant ; il doit être réactivé dans chaque cas, en famille et dans toute la société.” Le débat éthique a été évacué trop vite. Dans une tribune parue dans Le Monde, le Pr Frydman a semblé s’y intéresser dans un premier temps, pour ensuite le balayer, en se moquant de ceux qui ne pouvaient se résoudre à objectiver l’être humain. Cela me paraît malvenu. Rappelons que René Frydman est aussi le concepteur du premier bébé-éprouvette, qui était déjà, selon lui, un acte “médical” pour combler le désir d’enfant d’un couple stérile. René Frydman se range décidément du côté de l’utilitarisme, de l’enfant-objet (médicament ou objet d’un désir)… Peut-être parce que cela lui permet d’esquiver le problème éthique, qui n’est pas aussi simple qu’il semble le dire… »

POUR

DR MONIQUE BYDLOWSKI, PSYCHIATRE ET PSYCHANALYSTE, RESPONSABLE DU LABORATOIRE DE RECHERCHE DE LA MATERNITÉ COCHIN-PORT-ROYAL (PARIS)

« Nous pouvons voir les aspects positifs de cette démarche. Cet enfant va donner sa moelle à sa sœur. C’est une qualité de vivre pour un don ; ce n’est pas négatif, si cela est bien présenté par les parents, de manière valorisante. Il faut que les parents parlent, disent la vérité, signifient à l’enfant qu’il a été conçu pour soigner un frère ou une sœur malade, mais pas de manière instrumentaliste. Pour cela, ils doivent être accompagnés par des professionnels.

Y a-t-il un risque psychique ? Mais tout est risqué psychiquement ! A mon sens, cette démarche est moins risquée que l’adoption ou la gestation pour autrui… Dans ce cas, nous sommes dans une filiation naturelle…

Si la greffe ne sauve pas sa sœur, tant pis… Au moins, une tentative aura été menée. C’est un grand progrès de la médecine ; on ne peut pas nier cela. Il faut voir la réalité de ces enfants gravement malades. Je ne vois pas ce qui est dérangeant au nom de l’éthique. En revanche, il faut bannir ce terme de « bébé-médicament », qui est horrible, en ce qu’il instrumentalise totalement l’enfant, le chosifie. »

Sondage directmedica

Sondage réalisé par téléphone, du 10 au 12 mai 2011, sur un échantillon de 100 pharmaciens titulaires représentatifs de la population des pharmacies françaises en fonction de la répartition géographique et du chiffre d’affaires de l’officine.

Vous intéressez-vous à la loi de bioéthique ?

Cette technique doit-elle être généralisée ?

Connaissez-vous le principe de « bébé-médicament » ?

Avez-vous eu des questions de vos patients sur le sujet ?

Etes-vous choqué par cette dénomination ?

Connaissez-vous les banques de sang de cordon ombilical ?