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Délivrance du tramadol limitée à trois mois : et le prochain est…

Publié le 20 juin 2020
Par Yves Rivoal
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Après le zolpidem, assimilé stupéfiant en avril 2017, la codéine et la prométhazine, placées sur liste I en juillet 2017 et janvier 2020, puis le tramadol, qui a vu sa durée maximale de prescription limitée à trois mois depuis le 15 avril, quelle molécule risque de voir sa réglementation se durcir ? Eléments de réponse.

La prégabaline (Lyrica) pourrait être la première à figurer sur la liste des molécules aux conditions de prescription et de délivrance renforcées. Alors que cette molécule est indiquée dans les traitements des douleurs neuropathiques, du trouble anxieux généralisé et de l’épilepsie chez l’adulte, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) envisage d’abaisser sa durée maximale de prescription d’un an à trois mois. « La prégabaline est apparue dans les radars de nos dispositifs d’addictovigilance dès 2011, et le dernier rapport publié pour la période 2014-2018 confirme son usage détourné, souligne Leïla Chaouachi, pharmacienne au Centre d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance et d’addictovigilance (CEIP-A) de Paris. Ce médicament est utilisé à visée récréative pour ses effets propres (euphorisant, planant ou antalgique) ou en association avec des opiacés comme l’héroïne ou les médicaments de substitution aux opiacés pour potentialiser leurs effets psychoactifs. Dans ce dernier cas, le risque de détresse respiratoire et de mortalité par overdose semble augmenter de manière significative. » « Et même lorsqu’elle est prescrite de manière encadrée pour traiter une douleur neuropathique ou un trouble anxieux généralisé, des conduites abusives allant jusqu’à l’addiction peuvent émerger, alors que les symptômes cliniques initiaux se sont amendés », ajoute Joëlle Micallef, présidente du réseau français d’addictovigilance.

Tous ces mésusages alimentent par ailleurs le trafic de rue. « Dans les officines, on observe aussi une augmentation des problématiques de nomadisme médical, de falsifications d’ordonnances et de fausses prescriptions, certains patients arrivant au comptoir avec des ordonnances de médecins qui n’existent pas », ajoute Pierre Béguerie, président du bureau du conseil central A (titulaires) de l’Ordre national des pharmaciens. Ce constat est d’ailleurs validé par les dernières enquêtes Osiap (pour Ordonnances suspectes – indicateur d’abus possible). Réalisées par des pharmaciens d’officine pour le compte du réseau des treize CEIP-A, celles-ci dressent chaque année le palmarès des médicaments les plus mentionnés sur les ordonnances suspectes. « Jusqu’en 2016, la prégabaline était absente de ce classement, rappelle Leïla Chaouachi. Elle y est apparue à la quinzième place en 2017 et a fait son entrée dans le top 5 en 2018 à la quatrième place. Cette évolution préoccupante nous a d’ailleurs incités à émettre un avertissement sur cette molécule, notamment concernant son usage détourné par les mineurs non accompagnés. »

Divergence d’opinions

Le projet de révision des conditions de dispensation de la prégabaline de l’ANSM recueille toutefois des avis contrastés. « Cette molécule vient déjà d’être rétrogradée en deuxième­ intention des traitements de la douleur neuropathique qui frappe 7 % des Français, rappelle Nicolas Authier, directeur de l’Observatoire français des médicaments antalgiques (Ofma). Avant d’envisager une limitation du renouvellement d’ordonnance à trois mois, il serait peut-être plus opportun d’engager un travail de sensibilisation et d’information auprès des médecins et des pharmaciens pour leur rappeler qu’elle ne doit plus être utilisée en première intention et, surtout, qu’elle doit faire l’objet d’une surveillance particulière, notamment chez les patients consommateurs d’opioïdes ou chez les héroïnomanes traités par méthadone. »

L’Ordre, de son côté, se montre plus favorable au projet de l’ANSM, mais avec une réserve. « Limiter les ordonnances à trois mois permettrait effectivement de mieux prévenir les problèmes d’observance, de tolérance et les risques d’addictologie à cette molécule, estime Pierre Béguerie. En revanche, cela ne réglera pas la question des falsifications d’ordonnances, des détournements et des mésusages. Pour ce faire, il faudrait envisager, comme pour Stablon en 2012, des prescriptions en toutes lettres sur ordonnances sécurisées, avec un chevauchement interdit sauf mention expresse du prescripteur, et une durée de traitement limitée dans le cas de la prégabaline à trois mois. » Présidente de l’association Apaiser S&C, qui aide et informe les patients atteints de syringomyélie et de la malformation de Chiari, Mado Gilanton soutient, elle aussi, le projet de l’ANSM, « mais à condition qu’il y ait en amont une réelle évaluation de la part du médecin lors de la mise en place du traitement, et une consultation médicale à la fin du premier mois afin de s’assurer que le patient ne souffre pas d’effets secondaires. »

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La codéine encore dans le viseur ?

Déjà placée en liste I à l’été 2017, après deux décès d’adolescents ayant ingurgité le fameux « Purple drank » (cocktail à base de sirop codéiné et de soda), la codéine pourrait à nouveau se retrouver dans le collimateur des autorités sanitaires. Cet antalgique apparaît en effet aux deux premières places du classement Osiap en 2018. « Cette émergence ne signifie pas pour autant que nous assistons à un pic de détournements, relativise Leïla Chaouachi. Cette molécule étant auparavant en vente libre, elle n’apparaissait pas dans nos radars. Toutefois, cela indique qu’il y a des comportements de recherche de cette substance et qu’il ne faut pas sous-estimer les risques induits en matière de dépression respiratoire et de mort par overdose, la codéine étant la prodrogue de la morphine. » Pour Mado Gilanton, le problème de l’accumulation des molécules est aussi à prendre en compte. « Nous avons des patients polymédiqués qui prennent du tramadol, de l’oxycodone et de la codéine sans savoir qu’ils accumulent les doses d’opiacés. On observe aussi des comportements addictifs qui incitent au «  doctor shopping ». Cette pratique qui consiste à obtenir des ordonnances simultanées auprès de plusieurs médecins pour un même médicament concernerait 10 % des patients douloureux sous opiacés. »

Les positions restent prudentes quant à l’opportunité d’imposer une réduction de la prescription maximale à trois mois. Pour Joëlle Micallef, la mesure d’urgence prise à l’été 2017 semble avoir produit son effet sur la population ciblée. « Aujourd’hui, les mineurs ne peuvent plus se procurer la codéine en accès libre et c’est une bonne chose. Imposer de nouvelles restrictions me semble donc prématuré. » Du côté de l’Ordre, Pierre Béguerie partage le même avis. « Il serait préférable d’attendre les résultats des prochaines études d’addictologie avant de passer à la marche supérieure, estime-t-il. Mais si cela devait être le cas, il serait logique d’uniformiser la durée de prescription de la codéine et de la poudre d’opium avec celle du tramadol, ces trois molécules appartenant toutes à la famille des antalgiques opioïdes. » « Cette mesure permettrait effectivement de maîtriser le risque de dépendance et de surdosage, mais aussi d’avoir une approche homogène qui limiterait les transferts de prescription du tramadol vers la codéine ou la poudre d’opium », ajoute Nicolas Authier.

Leïla Chaouachi met en garde sur le risque d’une commu­ni­ca­tion alarmiste quant au potentiel d’abus et de pharmacodépendance de ce médicament. « En faisant cela, on risque de diaboliser cette substance en se référant à un usage abusif de la part d’une certaine catégorie de population, alors que de nombreux patients en prennent sans qu’il y ait le moindre problème d’abus ou de dépendance. »

La zopiclone dans les radars

La zopiclone figure, elle aussi, dans le classement Osiap 2018 à la septième place. L’inscription du zolpidem sur la liste des assimilés stupéfiants semble s’être traduite par un phénomène de report des prescriptions. La zopiclone aurait vu son volume de ventes progresser de près de 20 %. Cette situation ne préoccupe toutefois pas Joëlle Micallef. « Ce phénomène de report possible n’est pas, à ce jour, inquiétant, car si cette molécule fait effectivement partie des hypnotiques à risque de dépendance, elle n’évolue clairement pas dans la même catégorie que le zolpidem. Les dispositifs de surveillance n’ont d’ailleurs, jusqu’à présent, pas fait remonter de signaux inquiétants de pharmacodépendance ou d’usages détournés comme c’est le cas du zolpidem. »

Nicolas Authier est sur la même longueur d’onde. « Et s’il devait y avoir une flambée des addictions ou un dérapage des prescriptions, qui sont déjà limitées à quatre semaines non renouvelables, il faudrait commencer par encourager les primo-prescriptions à 3,75 mg, la plupart des médecins ayant pris l’habitude de commencer les traitements à 7,5 mg. » « Est-ce que cela sera suffisant pour changer les habitudes de consommation chez des patients qui sont pour la plupart âgés et qui prennent ce médicament depuis dix ou quinze ans ? On peut en douter, regrette Pierre Béguerie . D’autant plus que l’on observe aussi des déviances de prescription, les médecins ayant tendance à renouveler automatiquement au bout de 28 jours, certains généralistes indiquant même la double dose sur l’ordonnance afin que les patients ne reviennent pas les voir tous les mois. » Si cette première mesure ne fonctionne pas, Pierre Béguerie milite encore une fois pour une solution de bon sens. « Il faudra se résoudre à la traiter comme son cousin le zolpidem. »

À RETENIR

– La prégabaline pourrait, comme le tramadol, avoir une durée de prescription limitée à trois mois. Cependant, d’autres pistes de réflexion sont engagées pour limiter les cas d’abus et de mésusages.

– Les restrictions de délivrance de la codéine, placée sur liste I, ne sont pas à l’ordre du jour. Pour autant, les remontés d’abus ou de mésusages sont sous surveillance.

– Le report des prescriptions de zolpidem, assimilé stupéfiant, sur la zopiclone n’est pas, pour l’instant, une source d’inquiétude. La zopiclone est toutefois sous surveillance.

L’URGENCE, C’EST LA MÉTHADONE

La prégabaline, la codéine ou la zopiclone ne sont pas les molécules qui inquiètent le plus Joëlle Micallef, présidente du réseau français d’addictovigilance. « Actuellement, la véritable urgence, c’est la méthadone qui, en l’espace de dix ans, a été impliquée dans plus de 1 100 décès. Cet agoniste complet aux opiacés, utilisé comme médicament de substitution, présente en effet de forts risques d’overdoses et de décès lorsque la titration de la molécule ne se fait pas de manière progressive et si sa prescription est banalisée. » « Et le risque est encore plus grand lorsque les patients ont recours au “doctor shopping” pour s’en procurer ou chez les polyconsommateurs de drogues qui se procurent cette molécule dans la rue pour l’associer avec une benzodiazépine, de la prégabaline et de l’alcool dans un cocktail détonnant », ajoute Nicolas Authier. Le directeur de l’Observatoire français des médicaments antalgiques milite donc pour que la naloxone soit systématiquement prescrite une fois par an à tous les patients sous ordonnance avec de la méthadone. « Cela permettrait d’éviter de nombreux décès, et on inciterait les toxicomanes en cours de sevrage à se transformer en bons samaritains puisqu’ils seraient en capacité de sauver un proche en train de faire une overdose. » 70 000 patients sont actuellement traités avec la méthadone.