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Accros aux benzos
Plus de 10 ans après la mise en place des limitations de durée de prescription des anxiolytiques et hypnotiques, la consommation des benzodiazépines en France reste quasi stable. Mais celle des antidépresseurs explose. Faut-il pour autant durcir la réglementation au risque de se heurter à un énorme problème de pharmacodépendance ?
Impossible de dormir sans mon somnifère, avoue Marie-Pierre, « accro » depuis sept ans. J’ai essayé d’arrêter, mais avec mon travail et mes enfants je ne peux pas me le permettre… » Un discours entendu tous les jours au comptoir… Près de 75 millions de boîtes de psychotropes et presque autant d’hypnotiques sont délivrées chaque année en officine. Cinq benzodiazépines figurent d’ailleurs en bonne place parmi les 35 produits les plus vendus en ville (1).
Le rapport 2002 de l’Observatoire des drogues et toxicomanies est également éloquent : les indicateurs de consommation pour la population générale adulte sont restés relativement stables pour les anxiolytiques et hypnotiques ces dix dernières années, en dépit de la mise en place des limitations de durée de prescription. A peine si les volumes prescrits s’effritent de 1 à 2 % par an depuis 1991. Difficile pour autant de conclure à des mesures inutiles puisqu’elles coïncident avec la stabilisation des prescriptions après une augmentation endémique de plus de… 100 % entre 1970 et 1990. Au moins la réglementation pose-t-elle les bases d’un réel problème de santé publique où consommation et addiction sont intimement liées.
Près de 10 % de Français dépendants. En France, 9,1 % des adultes de 18 à 75 ans utilisent un anxiolytique ou un hypnotique régulièrement. Plus de 20 % des femmes contre 11,7 % des hommes avouent leur consommation dans les douze derniers mois. « Si la consommation de benzodiazépines ne diminue pas de façon significative, c’est parce qu’elles induit, même à faible dose, une forte dépendance physique et psychique, explique le Pr Dally, toxicologue (lire interview p. 23). Les consommateurs sont dépendants depuis des années, ils ne peuvent arrêter leur traitement sans sevrage et doivent souvent augmenter la posologie pour pallier le phénomène d’accoutumance. »
Malgré les recommandations et les mesures d’encadrement, plus de 57 % des utilisateurs poursuivent un traitement depuis au moins cinq ans. En 2001, la CNAM s’est penchée sur la consommation de trois benzodiazépines (Tranxène 50, Nordaz 15 et Rohypnol) dans dix régions françaises (2). Les conclusions convergent : 30 à 50 % des patients dépassent les durées de traitement, 20 à 40 % les posologies maximales recommandées et un quart sont utilisés hors AMM. Une enquête qui ne met pas en cause les produits mais les dérives d’une « classe relativement ciblée de consommateurs », notamment les garçons qui les associent souvent à l’alcool. « C’est le deuxième type de dépendance, sur une durée courte mais à forte dose, généralement par boîtes entières, utilisées dans un but de « défonce ». Cela nous préoccupe car ces cocktails sont à l’origine de passages à l’acte et d’agissements violents », explique Marc Valleur, psychiatre au centre de désintoxication de l’hôpital Marmottan à Paris.
Mais ce sont les personnes âgées qui sont, de loin, les plus accros. Près d’un tiers des 55-75 ans en consomment régulièrement. Chiffre d’autant plus alarmant que les posologies des plus de 65 ans seraient excessives ou imprécises dans plus de 40 % des cas, alors qu’elles devraient être, selon les recommandations, diminuées de moitié. « Ces produits sont fréquemment mis en cause dans l’altération des fonctions cognitives mais aussi dans les chutes et les fractures du col », rappelle le Pr Dally.
On note également une forte exposition féminine, et ce dès 18 ans. Elle s’accentue nettement après 45 ans : environ une femme sur cinq de plus de 55 ans consomme au moins une fois par semaine des hypnotiques ou des anxiolytiques (contre un homme sur dix).
« Le consommateur exerce un vrai forcing pour obtenir ce type de médicaments et se place dans une relation quasi « marchande » vis-à-vis du prescripteur, explique Marc Valleur, médecin dans le Nord. C’est pratiquement de la médication familiale, longtemps prescrite en fin d’ordonnance comme « hors prescription ». Le patient ne se considère pas malade et n’a pas conscience de sa dépendance puisqu’elle est soumise à caution médicale. »
En effet, 85 % des prescriptions émanent des généralistes. Manque de temps, d’informations, pressions des patients, ils initient le traitement dans 50 à 60 % des cas.
Le pharmacien « prescripteur » ? Soumis au mêmes habitudes de « nomadisme médical » que le médecin, le pharmacien serait « prescripteur habituel » dans 5 % des traitements au long cours selon Michèle Baumann, auteur de Psychotropes et dépendances. « L’exercice libéral est malheureusement souvent une entrave à la communication. Si on se regroupait pour adopter la même conduite, les patients ne pourraient plus jouer sur la concurrence pour faire pression, regrette Jean Bessière, officinal à Agde. Les prescripteurs et moi-même voyons déjà une diminution de la consommation. Mais il faut instaurer les règles doucement, ne pas brusquer les patients. Le pharmacien doit ouvrir le dialogue même si ça n’est pas évident, surtout quand il y a une mauvaise utilisation comme pour le Rohypnol. »
Longtemps accusée de pousser la prescription, l’industrie pharmaceutique a changé d’attitude. « Nous ne recevons plus de visiteurs médicaux pour ces produits, et d’échantillons comme c’était la règle il y a quelques années », constate le Dr Michel Gérard. Certains laboratoires s’engagent même, aux côtés des autorités, dans la lutte contre le mésusage. « Le nouveau statut du Rohypnol a divisé par cinq les ventes en officine. Depuis plusieurs années, Rohypnol, Lexomil, Rivotril ou Valium ne font plus l’objet de visite médicale. En 1992, nous avons mis en place des formations à « la prescription comportementale des anxiolytiques » pour les médecins généralistes afin d’éviter le recours systématique aux médicaments », explique Laurence Séguillon, de Roche.
« Vu les effets secondaires et leur implication médicolégale, les industriels poussent moins les benzodiazépines et se tournent vers des traitements plus « politiquement corrects » comme les antidépresseurs qu’ils imposent comme une alternative thérapeutique au long cours », nuance Marc Valleur. Depuis la mise sur le marché des antisérotoninergiques, considérés par les médecins comme moins addictogènes, la prescription des antidépresseurs a effectivement progressé d’environ 70 % en France, toujours selon le rapport 2002 de l’OFDT. Difficile de ne pas corréler la faible diminution des benzodiazépines à cette explosion, en particulier depuis l’officialisation de leurs indications dans les syndromes anxieux…
Une réglementation facilement contournable. « Je dois retourner chaque mois chez mon médecin, ça embête tout le monde et c’est plus cher pour la Sécu. Je lui demande parfois de doubler les doses pour que ça me dure deux mois », avoue un consommateur régulier de zopiclone. Force est de constater que la législation est largement contournée et que les patients en saisissent mal l’intérêt. En spécifiant « qu’il n’y a pas lieu de reconduire systématiquement et sans réévaluation une prescription d’anxiolytiques ou d’hypnotiques », seules les RMO donnent des orientations pour la prescription.
Faut-il pour autant durcir la législation ? Largement sensibilisé au problème des pharmacodépendances, Daniel Escande, président de l’association lilloise Généralistes et toxicomanie, se déclare favorable à une législation plus stricte, « avec limitation absolue de la durée maximale de prescription en première intention par le médecin généraliste ». Son confrère Michel Gérard est plus nuancé : « On pourrait essayer de durcir les règles mais on doit s’attendre à des réactions vives des utilisateurs et, en pratique, comment les psychiatres feront-ils face à ce nouvel afflux de patients ? Le déremboursement des benzodiazépines pourrait à la rigueur décourager les utilisateurs occasionnels mais pas les autres, à l’instar des gros fumeurs. »
Seuls 6 % des consommateurs se déclarent en effet prêts à stopper leur consommation en cas de déremboursement, selon Michèle Baumann. « D’autant plus que ce sont des produits à service médical rendu important pour toute une tranche de la population, explique Pierre Fender, médecin-conseil à la CNAM. Cela pénaliserait les personnes sans ressources. Et pour elles, comme pour les autres, stopper brutalement un traitement est inconscient, voire dangereux, et peut aboutir à de réels états de choc. »
Changer les comportements passe donc par la prévention et l’information. « Il faut améliorer la qualité de prescription des benzodiazépines, en particulier chez les personnes âgées, mais il faut en premier lieu agir en amont et changer les comportements à la première prescription. En particulier former les généralistes à la psychologie, leur faire comprendre que l’initiation d’un traitement n’est pas un acte mineur. Il faudrait faire se prendre en charge les patients, leur apprendre à accepter leurs angoisses ou à consulter un psychiatre. Il existe un réel déficit d’information à la faculté », poursuit Pierre Fender.
Coté grand public, si une campagne nationale de sensibilisation n’est pas à l’ordre du jour, certaines actions régionales sont déjà en marche. En septembre dernier, l’URCAM de Champagne-Ardenne a édité des fiches d’information grand public résumant les intérêts, les risques et les signes d’alerte de dépendance (voir p. 22). « La communication autour de ces produits reste taboue car ils sont synonymes de faiblesse, explique Alain Herique, médecin-conseil et chef de projet de cette campagne. Nous ne pouvons malheureusement pas grand-chose contre les addictions de longue date mais il faut diminuer l’incidence de ces traitements par un système efficace de mise à jour des connaissances. Nous avons émis des plaquettes destinées aux médecins et, à leur demande, les pharmaciens en recevront prochainement. »
Le pharmacien sentinelle. La France est le seul pays européen à posséder un réseau spécialisé pour l’évaluation du potentiel de dépendances et d’abus des substances psychoactives. Sur le terrain, les centres d’évaluation et d’information en pharmacodépendances centralisent les données et conduisent les recherches. « Le pharmacien a un rôle de sentinelle pour le recueil des informations, explique le Pr Dally, directeur du centre parisien. Il a une place d’interlocuteur privilégié pour le dialogue et l’accompagnement des patients désireux d’entamer un sevrage. En amont, il peut proposer des thérapeutiques sans ordonnance qui peuvent éviter à beaucoup d’entrer dans l’engrenage. » L’article R. 5219-13 du Code de la santé publique est d’ailleurs très clair puisqu’il précise que « tout pharmacien ayant eu connaissance d’un cas de pharmacodépendance grave ou d’abus grave de médicament, plante ou autre produit qu’il a délivré, doit le déclarer aussitôt au centre d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance sur le territoire duquel ce cas a été constaté ».
Pour Michelle Ricatte, pharmacien-conseil à la CNAM, l’implication du pharmacien dépasse les simples enjeux de santé publique. « Le pharmacien est le dernier bastion avant le consommateur. Il doit faire valoir l’opinion pharmaceutique et ne jamais hésiter à joindre le prescripteur. C’est son métier, sa responsabilité et c’est à ce prix qu’il pourra défendre son utilité dans l’évolution du système de santé. »
(1) : « Drogues et dépendances, indicateurs et tendances 2002 », OFDT.
(2) : « Enjeux de santé publique liés à une surconsommation de trois benzodiazépines », CNAM, 2001.
Repères
1988 : retrait d’Halcion 0,5 mg.
1991 (arrêté « Durieux ») : limitation de la durée de prescription des anxiolytiques à 12 semaines et des hypnotiques à 4 semaines. Durée restreinte à 2 semaines pour le triazolam (Halcion).
1992 : retrait d’Halcion 0,25 mg. Obligation pour les fabricant de porter sur l’étiquetage les durées de prescription.
1996 : retrait de Rohypnol 2 mg. Restriction des indications du flunitrazépam (Rohypnol) aux troubles sévères du sommeil.
1998 : retrait de Lysanxia 40 mg. Nouvelles RMO concernant les anxiolytiques et hypnotiques.
1999 : limitation du conditionnement du Rohypnol à 7 comprimés.
2001 : limitation de la durée de prescription du flunitrazépam (Rohypnol) à 2 semaines, délivrance fractionnée pour une durée de 7 jours et application de la réglementation des stupéfiants.
Contacts
Pour un renseignement ou le signalement de cas de pharmacodépendance grave ou d’abus grave de médicament, vous pouvez vous adresser à un des centres d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance (CEIP). Au nombre de six, ils sont implantés à Caen, Grenoble, Marseille, Nancy, Paris et Toulouse. Ils sont assistés de centres correspondants.
Retrouvez les coordonnées du centre le plus proche de chez vous sur le site http://www.centres-pharmacodependance. net.
Surconsommation ou… sous-consommation ?
Les Français sont réputés pour être les champions de la consommation de psychotropes. Pour beaucoup, la différence de prescription est directement liée au statut réglementaire : en Italie, les benzodiazépines sont déremboursées depuis 1991 tandis qu’en Grande-Bretagne, elles sont inscrites sur une « liste noire » et remboursées sous conditions strictes. Raisonnement qui s’effondre quand on sait que les Belges, qui ne peuvent se voir prescrire qu’une boîte par ordonnance, non remboursée qui plus est, nous talonnent sur le podium…
Paradoxalement, une forte consommation n’est pas forcément synonyme de bonne prise en charge des problèmes psychiques. « Il est difficile de parler de surconsommation française, explique le Dr Valleur, alors qu’on ne sait pas évaluer les besoins d’une population. Et puis, les personnes qui auraient un réel bénéfice à attendre de ces produits sont souvent les plus réticentes à la mise en place d’un traitement. »
« Un sevrage difficile »
Interview du Pr Sylvain Dally, chef du service de toxicologie de l’hôpital Fernand-Widal (Paris) et responsable du centre de pharmacodépendance parisien.
« Le Moniteur » : Quelle est la proportion du sevrage aux benzodiazépines dans l’activité de votre service ?
Sylvain Dally : Elle est relativement faible, nous accueillons environ une cinquantaine de patients par an. En comparaison, nous recevons 3 000 patients alcooliques en consultation. En général, ce sont des utilisateurs dont la consommation a « dérapé » jusqu’à une boîte par jour, quelquefois beaucoup plus.
Quel est le profil de ces utilisateurs ?
C’est une population plus féminine et plus âgée que pour les autres produits. Souvent, ces patients n’ont pas de troubles psychiatriques sous-jacents et il est difficile de savoir pourquoi ils ont initié leur traitement.
Comment conduisez-vous ce sevrage ?
C’est celui qui nous embête le plus car nous ne disposons pas de produits de substitution comme pour l’héroïne ou le tabac qui permettent un arrêt immédiat. Nous n’utilisons pas de produits de remplacement mais nous diminuons les doses de manière exponentielle, tous les deux ou trois jours selon la tolérance du patient. Pour pallier l’effet psychologique du « nombre de comprimés », ils sont remplacés par des gouttes en suivant une table d’équivalence. En pratique, c’est un sevrage difficile car il nécessiterait une hospitalisation de plusieurs semaines. On leur demande parfois de venir quotidiennement à l’hôpital.
Peut-on conduire ce sevrage en ville ?
Cela paraît difficile car il demande un suivi quasi quotidien. Les patients sont rarement capables de gérer leur propre diminution. De plus, de fortes réactions comme des crises convulsives peuvent apparaître à n’importe quel palier, surtout en fin de sevrage. On pourrait envisager une prise quotidienne à l’officine mais le pharmacien serait confronté à la délivrance de très fortes doses en début de sevrage.
Quel sevrage proposer pour les dépendances au long cours à faible dose ?
Le problème le plus difficile est celui des hypnotiques. Le patient doit savoir que le sevrage est inévitable et qu’il souffrira d’une insomnie rebond. On peut quelquefois l’aider avec des produits moins « forts » comme l’Atarax, le Théralène… Les anxiolytiques sont moins problématiques, un patient volontaire peut souvent les remplacer par des techniques de relaxation. Le problème est de savoir s’il faut sevrer à tout prix… Ces produits ont des indications thérapeutiques indiscutables dans certaines formes d’anxiété.
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