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Dioxyde de titane et médicaments, tout blanc ou tout noir ?

Publié le 23 mars 2024
Par Yves Rivoal
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Interdit en France et en Europe dans les aliments, le dioxyde de titane reste largement utilisé dans les peintures, les dentifrices, le maquillage ou les médicaments. Pourquoi le principe de précaution n’a-t-il pas été étendu à l’industrie pharmaceutique ? Quels sont les risques sur la santé associés à cette substance ? Réponses d’experts.

 

Le 1er janvier 2020, la France suspendait l’utilisation du dioxyde de titane (TiO2 ou E171) dans les denrées et compléments alimentaires. Deux ans plus tard, la Commission européenne se prononçait à son tour pour la suppression de cet excipient utilisé pour ses propriétés opacifiantes et de blanchiment dans les aliments. « Selon la législation en vigueur, cela aurait dû entraîner l’interdiction du E171 dans les médicaments également. Mais ça n’a pas été le cas », rappelle Mathilde Detcheverry, déléguée générale d’Avicenn, une association qui effectue une veille et propose des informations citoyennes sur les nanoparticules. L’emploi de cette substance, extraite majoritairement de l’ilménite, reste en effet autorisé dans l’industrie pharmaceutique. « En Europe, 91 000 médicaments à usage humain contiendraient du dioxyde de titane en tant qu’excipient, précise Céline Kauv, directrice des affaires pharmaceutiques du Leem (Les Entreprises du médicament). Sa présence concerne des médicaments essentiels comme des antibiotiques, des antidiabétiques ou certains traitements employés en neurologie. »

Des données inquiétantes

 

Pourtant, les données scientifiques ayant conduit à son interdiction dans l’alimentation sont inquiétantes. « Une étude que nous avons publiée en 2017 montrait que le TiO2, lorsqu’il était administré à des rats, pénétrait la paroi de l’intestin et interagissait avec le système immunitaire en provoquant des défauts de réponse, explique Eric Houdeau, directeur de recherche au sein du centre de recherche en toxicologie alimentaire Toxalim de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Nous nous sommes aussi aperçus qu’il avait une fâcheuse tendance à engendrer le développement de lésions prénéoplasiques susceptibles d’évoluer, en fonction de l’environnement, en tumeur du côlon. »

 

L’équipe d’Eric Houdeau s’est ensuite penchée sur le transfert materno-foetal. « En dosant du TiO2 dans du placenta collecté dans les maternités, nous avons démontré en 2020 qu’il y avait manifestement un passage au fœtus, confie le chercheur. Nous l’avons retrouvé à l’état nanoparticulaire et microparticulaire dans le méconium, les premières selles des bébés. » Puis, l’équipe de l’Inrae a exploré le passage du TiO2 dans la bouche. « Nous avons observé qu’en le déposant en sublingual mélangé à de l’eau chez le cochon, le modèle animal le plus proche de l’homme, le dioxyde de titane passait en 30 minutes dans les muqueuses buccales et au bout de quatre heures dans les ganglions lymphatiques, note Eric Houdeau. Lorsque nous l’avons administré sous forme de poudre, nous avons obtenu le même résultat. La seule différence était un temps de transfert un peu plus long. »

 

La liste des effets indésirables liés à l’ingestion de TiO2 est aussi préoccupante. « Les études scientifiques font état de risques pour le foie, l’estomac, les reins, les poumons, les ovaires et les testicules, énumère Mathilde Detcheverry. Sont également évoqués des perturbations du microbiote intestinal, des risques d’inflammation et de détérioration de la barrière intestinale, d’intolérances alimentaires et d’allergies… Il est également suspecté d’affecter les performances cardiaques et neurocomportementales, ainsi que le profil métabolique. »

 

Pour Eric Houdeau, son maintien dans les médicaments suscite donc une forme d’incompréhension. « Compte tenu de ses propriétés génotoxiques et immunotoxiques avérées, combinées à son accumulation dans les organes et jusqu’au fœtus, les chercheurs souhaiteraient qu’on leur explique en quoi la balance bénéfice-risque justifie à ce point son maintien dans les formulations ou les galéniques », note-t-il.

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Manque de solution alternative

 

Du côté des industriels du médicament, plusieurs facteurs sont avancés. « Les laboratoires continuent de l’employer principalement pour ses qualités photoprotectrices qui facilitent la conservation des médicaments photosensibles, explique Céline Kauv. Ses propriétés opacifiantes sont aussi exploitées pour identifier les différents dosages d’un même médicament (intensification des couleurs), ce qui permet de faciliter le respect de la posologie et l’observance des patients. L’exposition au dioxyde de titane via les médicaments reste aussi inférieure à celle de l’alimentation du fait des faibles quantités utilisées et des fréquences d’ingestion. »

 

Autre argument avancé par l’industrie pharmaceutique : la difficulté à trouver une solution alternative fiable. « Quelques excipients sont aujourd’hui à l’étude comme le carbonate et le phosphate de calcium, le talc ou l’amidon, mais aucune des possibilités identifiées ne possède l’ensemble des propriétés physicochimiques du dioxyde de titane et ses avantages en matière de production industrielle. » Son remplacement poserait en outre un sérieux problème sur le plan industriel, d’après Céline Kauv. « On estime à plus de dix ans le temps nécessaire pour mener à bien le processus qui conduirait à sa disparition du portefeuille des médicaments concernés », explique-t-elle.

 

Tous ces arguments laissent sceptiques les experts que nous avons interrogés. « Les laboratoires pharmaceutiques ont pendant longtemps présenté le dioxyde de titane quasiment exclusivement comme un simple colorant blanc, confie Véronique Molières, directrice du Comité pour le développement durable en santé (CD2S), un réseau qui fédère 900 établissements de santé engagés dans une démarche de développement durable. Puis les arguments se sont affûtés, et celui des propriétés photoprotectrices est sorti. Pour avoir sondé les membres de notre club des pharmaciens, les deux tiers d’entre eux considèrent que son retrait ne les empêcherait pas de protéger les médicaments photo-sensibles de l’exposition à la lumière, la plupart étant stockés dans des boîtes fermées et sous blisters. »

 

La faible teneur en dioxyde de titane dans les médicaments ne rassure pas non plus Mathilde Detcheverry. « Pour des personnes vulnérables atteintes de maladies chroniques qui ont pendant des années, voire à vie, 15 médicaments différents avec du dioxyde de titane à prendre chaque jour, la question de la balance bénéfice-risque mérite d’être posée. » L’absence d’alternative crédible au dioxyde de titane ? Mathilde Detcheverry n’y croit pas non plus. « J’en veux pour preuve que le E171 a été retiré de la plupart des références de Doliprane et Efferalgan, souligne-t-elle. En consultant la base de données publique des médicaments, on s’aperçoit aussi que certains génériques n’en contiennent pas, contrairement à leurs princeps. Cela prouve que des solutions existent, et que des laboratoires ont jugé bon de le remplacer alors qu’aucune interdiction d’utilisation n’a encore été prononcée. »

 

Du côté de Sanofi, on confirme l’information. « Le dioxyde de titane est absent de toutes les formulations comprimés (nus et pelliculés), des formulations suspensions et sachets dose en poudre, indique le laboratoire. Des études de faisabilité sont en cours pour le remplacer pour les gélules 500 mg et 1 g. » « Mais Sanofi n’a jamais précisé par quelle substance il a été substitué, et la grande majorité des pharmaciens que nous avons sondés n’étaient pas au courant de sa suppression. Ce manque de transparence donne le sentiment d’une opacité qu’il faudra rapidement lever », estime Véronique Molières.

Un débat en passe d’être tranché

 

La question du maintien ou non du dioxyde de titane dans les médicaments est en tout cas sur le point d’être tranchée en Europe. « Dans son règlement prononçant sa suppression dans les denrées alimentaires, la Commission européenne a fixé une sorte d’ultimatum aux laboratoires pharmaceutiques en leur demandant de faire tous les efforts possibles pour accélérer la recherche et le développement de solutions alternatives », rappelle Mathilde Detcheverry. L’Agence européenne des médicaments (EMA) doit rendre avant le 1er avril prochain un rapport d’évaluation. « Sur la base de ce document, la Commission européenne aura jusqu’en 2025 pour se prononcer. En attendant, les pharmaciens d’officine pourraient demander aux autorités sanitaires de leur procurer une liste des médicaments disponibles sans E171, qui serait régulièrement mise à jour, pour qu’ils puissent proposer à leurs patients des références sans dioxyde de titane quand elles existent », conclut Mathilde Detcheverry.