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Deux années de croissance, et après ?

Publié le 21 mai 2022
Par Francois Pouzaud
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Et si, en 2023, il n’y avait plus le Covid-19 pour soutenir l’économie de l’officine… Comment serait supporté par le réseau officinal un retour brutal à la normalité ? Les secousses à l’atterrissage risquent d’être amplifiées par l’inflation des frais de personnel. Sauf à redécoller immédiatement, en s’emparant des nouvelles missions.

La crise sanitaire a permis à l’officine de connaître une année 2021 exceptionnelle où tous les indicateurs commerciaux, de rentabilité et financiers ont viré au vert. Dans les moyennes professionnelles publiées par KPMG, qui intègre dans son échantillon des officines ayant clôturé leur exercice au 31 décembre 2021 (706 pharmacies), l’activité a progressé de 7 % grâce notamment à un mois de décembre en surchauffe, l’évolution du volume de marge a cru de 12,6 %, la rentabilité a bondi de 15,6 % (à 307,4 k€) et les pharmacies ont bouclé leur exercice avec une trésorerie pléthorique de près de 200 k€ (+ 50 k€ par rapport à 2020). La prise en main des nouvelles missions liées au Covid-19 – tests antigéniques et vaccination – n’est pas étrangère à ces chiffres. « Attention cependant à ne pas sombrer dans un optimisme qui éclipserait l’enjeu de la préservation de la rémunération officinale », avertit Emmanuel Leroy, expert-comptable associé, leader national santé de KPMG.

Une rentabilité précaire sans Covid-19

Une mise en garde fondée sur un constat commun aux différentes moyennes professionnelles publiées : concernant les activités traditionnelles, tout reste assez stable, donc il est fort probable que lorsque la marée du Covid-19 se retirera, l’évolution de l’activité reviendra à un niveau proche de 2019 ou 2018. « Hors activité liée aux tests antigéniques, l’excédent brut d’exploitation (EBE) moyen aurait progressé d’environ 5 000 € en 2021 », indique Joël Lecoeur, expert-comptable du cabinet LLA et président du groupement CGP. « En retraitant les nouvelles missions liées au Covid-19, la progression reste soutenue (+ 4,9 %) », complète Emmanuel Leroy. Une tendance haussière liée en grande partie aux ventes de médicaments chers dont il souligne, à l’échelle microéconomique (c’est-à-dire de l’officine), le caractère parfois éphémère de ces délivrances exceptionnelles de produits très coûteux. « Sans l’effet “Covid”, la rentabilité des officines aurait vraisemblablement peu évolué, dans la lignée des observations des années précédentes », souligne Olivier Delétoille, expert-comptable du cabinet AdequA, précisant qu’elle augmentait bon an mal an un peu plus que l’inflation, de l’ordre de 1 à 3 %. Selon les moyennes professionnelles de ce cabinet, elle bondit, avec les missions Covid-19, de 22 % en 2021, alors même que les frais de personnel ont augmenté de 6,51 % (recours au CDD, primes et heures supplémentaires).

« En 2022, toujours grâce aux tests de début d’année, la rentabilité devrait se maintenir, avance-t-il. En 2023, avec une marge qui devrait revenir au même niveau qu’en 2020 (sans tests) et des frais de personnel qui augmenteront de manière irrémédiable, elle ne s’effondrera pas, elle retrouvera juste un niveau normal. » Selon lui, il faut s’attendre mathématiquement en 2023 à des rentabilités identiques à celles de 2018 (voir « Repères »).

Si l’épidémie semble s’adoucir avec l’arrivée des beaux jours, rien ne dit qu’elle ne repartira pas de plus belle à la rentrée, avec le retour du froid et l’apparition d’un nouveau variant. Quel que soit le scénario, il serait indécent de parier sur la poursuite de la crise sanitaire juste parce qu’elle est vectrice de marge et de rentabilité pour l’officine, même si ces résultats ont été bien écornés par les baisses tarifaires des tests antigéniques et autotests. Pour piloter leur officine, assurer la pérennité économique de leur entreprise, conduire leur politique d’investissement (relative aux salaires, notamment) et managériale, les titulaires vont devoir composer avec les incertitudes inhérentes à toute pandémie. Pour les infectiologues et les épidémiologistes, l’évolution de l’épidémie tend vers un virus persistant mais de moins en moins dangereux.

Tensions sur les salaires

Dans l’hypothèse d’une septième vague moins virulente, avec des missions Covid-19 dégageant moins de ressources qu’en 2021, les indicateurs clés de l’entreprise (chiffre d’affaires, marge, rentabilité, trésorerie, etc.) risquent de fléchir et les politiques des salaires d’être malmenées par l’inflation galopante (5 % en mai), la crise de l’énergie et la pression exercée par les organisations salariales représentatives de l’officine pour défendre le pouvoir d’achat des salariés.

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Les coûts salariaux engendrés par les tests et la vaccination contre le Covid-19 ont été absorbés par l’augmentation très substantielle de la marge et de la rentabilité en 2021. Demain, si le virus devient beaucoup moins impactant sur la vie humaine et son organisation, les pharmaciens n’auront certes plus besoin de procéder à des embauches temporaires pour surcroît d’activité lié au Covid-19, cependant, les tensions salariales, les difficultés de recrutement et de recherche de qualification pour les nouveaux services perdureront.

Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), estime que la difficulté à recruter n’est pas un facteur suffisamment pris en compte par les pouvoirs publics : « Notre branche professionnelle est en concurrence avec d’autres, aussi, pour pouvoir recruter, il est indispensable de renouveler et de pérenniser les budgets pharmacie 2021 et 2022 de l’Assurance maladie ». Rappelant que 80 % de l’activité des pharmacies est administrée par elle, il estime que la nouvelle convention nationale pharmaceutique doit prendre en compte les évolutions de carrière des soignants de l’officine, libéraux et salariés.

Tant que l’économie de l’officine est sous « perfusion du Covid », les grandes pharmacies, qui disposent de moyens humains suffisants pour assurer les nouvelles missions, auront moins de souci à se faire que les petites pharmacies moins dotées ou pas du tout. « Pour les pharmacies n’ayant pas la taille critique financière, la pérennité ne semble pas garantie », alerte Emmanuel Leroy.

Anticipation psychologique

Pour préparer la pharmacie « d’après », assurer la pérennité économique de l’officine, maintenir la cohésion de l’équipe et recruter dans le cadre des nouveaux services et nouvelles missions qui seront les leviers de croissance de demain, « il faut d’abord accepter que la période “Covid-19” a été difficile professionnellement mais lucrative financièrement », soutient Olivier Delétoille. « Il faut aussi profiter de l’apport de trésorerie engrangé ces deux dernières années pour investir dans l’humain et dans la transformation numérique des officines », conseille Joël Lecoeur.

En creux, les nouvelles missions inscrites dans la convention pharmaceutique de 2022 devront être des vecteurs de marge au moins aussi performants que les missions « Covid ». Pour que les avancées acquises pendant l’épidémie continuent de faire progresser la profession, celle-ci doit embrayer sur la vaccination, le dépistage ou encore les entretiens pharmaceutiques.

« Aujourd’hui, la profession, tel un grand sportif, est sous endorphine, explique Olivier Delétoille. Le retour à une situation plus normale aura des impacts psychologiques et financiers qu’il convient d’anticiper. Le pharmacien doit se préparer à travailler pour des rentabilités à venir normales ». Faut-il pour autant réduire la voilure en matière de personnel ? « Certainement pas, répond-il, car la profession va relever un certain nombre de challenges : nouvelles missions, prise de relais par rapport à la pénurie des médecins… Il n’est pas non plus impossible que les tests et la vaccination deviennent la norme en officine. » Selon lui, les deux premières années « après-Covid » seront difficiles à vivre pour l’officine. Aussi, pour tous ses clients, le cabinet AdequA analyse leur compte de résultat, regarde les éléments exceptionnels liés à la situation sanitaire, et réalise un prévisionnel d’exploitation. « Car le savoir, c’est déjà s’y préparer ! », conclut cet expert-comptable.

À RETENIR

L’activité de l’officine a augmenté de 7 à 8 % en 2021, emmenée par les missions Covid-19. Mais sans la crise sanitaire, elle aurait été comparable à l’avant-Covid-19.

Les tensions salariales, dans un contexte d’inflation et de crise de l’énergie, et les difficultés de recrutement vont perdurer.

Pour maintenir la dynamique, les officines doivent se tourner vers les nouvelles missions portées par la convention nationale pharmaceutique.