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Rompre le tabou

Publié le 18 septembre 2004
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Au comptoir, devant le deuil et la maladie incurable, comment trouver les mots justes pour soutenir le patient ou son proche ? Une démarche d’autant plus difficile que la mort reste un sujet tabou et que le pharmacien est souvent pris par le temps. Témoignages de professionnels de santé et conseils de spécialistes.

Il y a quelque chose de paradoxal dans l’attitude de mes clients, confie cette pharmacienne de Toulouse. Plus ils parlent et racontent leur vie, moins c’est grave, alors que les autres, ceux qui sont gravement malades, se taisent. Ils ne demandent que des conseils sur la prise de médicaments, mais ne s’épanchent pas sur leurs états d’âme, comme s’ils avaient honte… » Pour le patient, la pharmacie reste pourtant le lieu où il peut venir à toute heure. « Les grands malades nous échappent puisqu’ils sont hospitalisés ou maintenus à domicile, mais ce sont les proches qui craquent parfois chez nous. Un jour, une femme est venue à l’officine, nous a demandé des renseignements sur une crème de jour et s’est effondrée soudainement en disant que son mari allait mourir, qu’il était dans le coma et qu’elle avait peur de retourner à l’hôpital pour voir ça. Le « ça », c’était son mari mort… » Quand un patient décède, on ne revoit pas de sitôt les proches. « Nous leur rappelons de mauvais souvenirs et lorsqu’ils reviennent à l’officine, ils restent muets sur leur douleur, continue-t-elle. Il n’est pas rare de les voir arriver avec des prescriptions d’anxiolytiques ou de pansements gastriques, c’est une suite logique… »

Certains deuils deviennent pathologiques.

Michel Hanus, psychiatre, psychanalyste et président de la Société de thanatologie et de l’association européenne Vivre son deuil, a constaté que 5 % des deuils devenaient pathologiques, tandis que 17 % se compliquaient de maladies neurologiques, cardiaques, psychosomatiques. « Aujourd’hui, on dirait qu’il est impensable de mourir, explique ce pharmacien de Rennes. La perspective même de la fin est impossible. Juste avant la fermeture de la pharmacie, un homme est venu se confier, sûr de lui : « Ma femme a un cancer du sein, mais on m’a dit que ça se guérissait aujourd’hui à 90 %. » Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ? On a acquiescé, un peu penauds. Les gens sont persuadés que la médecine peut rendre immortel, c’est fou ! »

Dans Ethique et fin de vie, Thierry Marmet, médecin en unité de soins palliatifs à Toulouse, pose la problématique : « Le recours à la médicalisation et à la technologie est une manière de fuir cette vérité, c’est-à-dire pour le mourant le face-à-face final avec lui-même et avec ses proches, pour les soignants et les proches, une réalité qui les dépasse, les effraie et finit par les rattraper… Le retour à cette vérité mystérieuse et scandaleuse passe par une reconsidération complète du problème. »

Le plus grand tabou.

Au premier millénaire de notre ère, l’homme vivait en bonne intelligence avec la mort. A cette époque marquée par un fort mysticisme, la mort fait partie de la vie. On s’organise collectivement à son approche. Les rites mortuaires apparaissent. La famille et les voisins entourent le malade jusqu’à la fin. La mort est au coeur de la vie puisque la fosse commune est située à proximité de l’église et que l’urbanisation se réalise autour de ceux qui ne sont plus. En 1200, un concile interdit de danser dans les cimetières tandis qu’un autre, au XVIIe siècle, sanctionne les manifestations publiques parmi les tombes. A partir du XVIIe siècle, le médecin est prié de se taire jusqu’au dernier moment sur le sort du patient. L’extrême-onction apparaît. Au milieu du XXe siècle, dans l’imaginaire collectif, comme dans celui des professionnels de santé, la mort est pratiquement interdite.

De l’avis des psychologues qui travaillent en réseau ou de ceux qui recueillent les confidences de leurs patients, la mort est devenu le plus grand tabou collectif. Thierry Marmet explique ce phénomène sociologique par le fait,que, depuis 1967, le constat de la mort est revenu au médecin et est devenu un acte médical. « Je me souviens que dans ces années-là, le simple fait de constater la mort me rendait malade, avoue le docteur Michel Pelletier. A l’époque, je venais de m’installer, j’étais jeune et nous n’avions pas été préparés dans nos études à fermer les yeux de nos patients mais à tout faire pour les guérir… » C’est dans cette même période qu’une femme médecin prend conscience de la détresse des grands malades et de leurs proches. Elisabeth Kübler-Ross, en apportant un regard révolutionnaire sur la fin de vie, est la première à rendre publique une description des états intérieurs de l’homme en deuil (voir encadré p. 23). L’acharnement thérapeutique connaît son apogée dans les années 75. Les familles des mourants se retrouvent face à un dilemme : la vie à tout prix ou une fin de vie dans une relative paix. « Avec mes frères, on s’est demandé comment donner une bonne mort à notre mère qui n’en finissait plus de souffrir au fur et à mesure que la médecine s’acharnait, se souvient une pharmacienne de Perpignan. On s’est tous concertés et on a demandé au médecin d’abréger ses souffrances, il nous a répondu qu’on abattait un chien mais pas un être humain ! »

Réapprendre à affronter la mort.

La réflexion sur « la bonne mort » est lancée. Les patients se mobilisent. En 1979, l’Association du droit de mourir dans la dignité demande la première un texte de légalisation de l’euthanasie. Aujourd’hui, l’évolution des mentalités autour de la mort est telle qu’on s’interroge sur la façon d’y faire face. « Avant, on emmenait les enfants faire une balade au cimetière, ne serait-ce que le jour de la Toussaint, souligne la pédopsychiatre Catherine Delemme. Aujourd’hui, on leur dévoile tout de la sexualité, mais on leur cache la mort. » Un pharmacien parisien raconte qu’une femme ne savait plus quoi faire pour que sa petite fille de huit ans mange à nouveau : « Elle s’était arrêtée de manger, ne se mettait plus à table. Je lui ai conseillé d’aller consulter un ami psychologue qui a fait exploser cette vérité : la petite fille refusait toute nourriture car on lui avait dit que son grand-père était parti très loin. En fait, il était mort et on ne savait pas comment le lui avouer. Elle, dans sa tête, a pensé qu’il était parti parce qu’elle avait été méchante… »

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Les adultes se voilent autant la face. Marie-Frédérique Bacqué, psychologue, vice-présidente de la Société de thanatologie et maître de conférences à Lille, écrit dans Deuil à vivre : « Alors que le rôle du groupe dans le deuil individuel est fondamental, c’est le plus souvent la solitude, la fuite des solidarités, l’incompréhension, voire le refus des symboles proposés par la collectivité pour transcender la perte, qui sont le lot des endeuillés d’aujourd’hui. »

Impuissance.

En 1998 pourtant, 60 % des Français pensaient que parler de la mort rendrait le deuil plus facile. Au début du XXIe siècle, on ne porte plus le deuil, et les rites familiaux ou religieux qui accompagnaient le mourant ont quasiment disparu. « Quand un de nos clients décède, nous envoyons un petit mot à la famille, c’est notre seul moyen de rendre les disparitions plus humaines », indique la pharmacienne de Toulouse. Couramment, et même dans le corps médical, il n’est pas rare d’entendre : « Il est resté digne jusqu’au bout. » Un pharmacien de Brest, fortement impliqué dans un réseau, s’offusque : « C’est quoi la dignité, c’est de crever tout seul de chagrin ou de maladie ? » 70 % des décès se produisent à l’hôpital, et quand une personne y meurt il n’est pas rare que le corps reste dans la chambre mortuaire. Une jeune stagiaire se souvient de son désarroi quand une femme est arrivée à l’officine pour lui demander si elle devait ou non ramener le corps de son mari à la maison : « En pleurant, elle m’a avoué que si elle faisait ça, après, elle n’aurait plus qu’à déménager car il lui serait impossible de redormir dans le même lit qu’un mort ! Je n’ai pas su quoi lui dire, simplement qu’elle devait agir en accord avec sa conscience. Je me demande si j’ai bien fait. »

Comment accompagner au mieux une personne en fin de vie et ses proches ? « Au fur et à mesure que l’état d’un malade se dégrade, nous voyons la famille ou les proches prendre le relais, venir à la pharmacie pour prendre les médicaments », raconte un pharmacien. Comment répondre aux attentes des personnes dans la peine ? « Lorsque les proches nous parlent, c’est pour nous dire leur sentiment d’impuissance et d’injustice. Ils refusent l’idée de la fin, de la mort qui est tout bêtement le propre de chacun de nous ! »

Sidération, révolte, marchandage, repli sur soi puis acceptation.

Aucune recette n’existe pour faire face au chagrin, à l’annonce d’une maladie ou d’un décès accidentel. « Le chagrin est un escalier circulaire », notait le poète américain Linda Pastan. Pour le surmonter, les professionnels de santé doivent accepter les cinq étapes définies par Elisabeth Kübler-Ross. D’abord, c’est le choc, la sidération. Philippe Ariès, dans Histoire des populations françaises, note que « la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l’homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. » Ensuite vient la révolte. « Quand on m’a annoncé la mort de mon père par téléphone, en pleine nuit, je me suis mise à hurler, alors qu’en temps normal je suis plutôt du genre discret », raconte une bénévole de Vivre son deuil. Suit une période de « marchandage ». Il n’est pas rare qu’un mourant dise à ses proches qu’il ne veut pas mourir avant que telle ou telle chose soit accomplie. En maison de retraite, une infirmière raconte comment une dame assez âgée s’était jurée de tenir jusqu’au retour de son petit-fils des Etats-Unis : « « Il revient dans une semaine, après je serai tranquille », me disait-elle avec un petit sourire. » La dépression vient naturellement prendre le relais. « C’est une dépression qui n’a rien à voir avec les autres formes de dépression. Elle est plutôt existentielle, avec un repli sur soi… », explique le psychiatre Daniel Mamet.

L’acceptation vient clore ce parcours. « C’est le moment où l’on apprend, par exemple, qu’une femme poursuit la tâche de son mari, en s’acharnant à entretenir un jardin immense, comme une de nos clientes », rapporte une officinale de Lille. « La perte se transforme en instrument de croissance », écrit Marie-Frédérique Bacqué. Une jeune pharmacienne conclut en regrettant qu’il n’y ait pas de discipline médicale axée sur la mort : « La formation continue porte bien trop souvent sur les techniques de marketing, on devrait pouvoir se former aux sciences humaines… »

Elisabeth Kübler-Ross, pionnière des soins palliatifs

Née le 8 juillet 1926 à Zurich, la « Dame de la mort », Elisabeth Kübler-Ross, classée par le Time parmi les cent plus importants penseurs du XXe siècle, a achevé son « périple » humain, entourée de sa famille, le 24 août dernier aux Etats-Unis où elle résidait. Passionnée au départ par les nouveau-nés, cette psychiatre suisse fut tellement choquée par l’attitude des professionnels de santé à l’égard des mourants et de leur famille qu’elle décida de consacrer ses recherches à la fin de vie. A propos des mourants, elle écrira, en 1969 : « On les évitait, ils subissaient de mauvais traitements et personne n’était sincère avec eux… »* Un constat accablant qui fera d’elle une pionnière pour faire évoluer la conscience des médecins, notamment sur l’importance des thèmes de la mort, de mourir et du deuil. Cinq piliers essentiels structurent sa pensée :

– Amour inconditionnel : depuis son adolescence, au cours de ses missions de secouriste, Elisabeth Kübler-Ross sait qu’une thérapie ne se conçoit pas sans écoute, acceptation et sollicitude active.

– La mort question vitale : mourir est tout un art et rejeter la mort relève de l’anormalité. Entouré d’amour et de tolérance, l’humain peut mourir en relative paix.

– Les cinq phases du deuil : Elisabeth Kübler-Ross a découvert les cinq phases du deuil (apprendre un diagnostic suppose aussi une perte et comporte les mêmes étapes) en aidant un ophtalmologue à consoler ses patients de la perte de leurs yeux. Le déni, la révolte, le marchandage, la dépression, et enfin l’acceptation. Elle pose ainsi les bases d’un guide référence pour les infirmières et les accompagnateurs en soins palliatifs.

– Les quatre quadrants : quatre aspects fondamentaux se retrouvent en chacun de nous. Le physique, l’émotionnel, l’intellectuel et le spirituel. Pour aider l’autre, il faut respecter l’ordre de ces quadrants et terminer par un accompagnement spirituel.

– La métamorphose : en visitant un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale, les enfants lui ont appris qu’au moment de mourir, « notre cocon s’ouvre et nous devenons papillons ». Les adultes doivent se prêter à un travail sur eux, délicat et parfois douloureux mais indispensable pour parvenir à « achever le travail inaccompli ».

* « Sur la mort et sur mourir ». A lire également : « La mort est une question vitale » (Pocket 2000), où Elisabeth Kübler-Ross explique pourquoi une société qui nie la mort disparaît.

CONTACTS

Associations

– Vivre son deuil :

7, rue Taylor, 75010 Paris.

Tél. 01 42 38 08 08

(http://vivresondeuil.asso.fr).

– Apprivoiser l’absence

(pour les parents ayant perdu un enfant) :

49, rue Roger-Salengro, 92160 Antony.

Tél. 01 46 66 56 43.

– Société française d’accompagnement et de soins palliatifs :

110, avenue Emile-Zola, 75015 Paris.

Tél : 01 45 75 43 86. Fax : 01 45 75 43 13.

E-mail : sfap@wanadoo.fr (site Internet en préparation).

Association française d’Information funéraire :

9, rue Chomel, 75007 Paris.

Tél. : 01 45 44 90 03.

Fax : 01 45 44 99 64

(http://www.afif.asso.fr/).