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Réaction en chaîne
Après 80 ans de soviets, la Russie s’est ouverte au libéralisme. Les chaînes de pharmacies se multiplient et les Russes, habitués pour les plus âgés à l’Etat providence, découvrent un nouveau système de santé.
Rue Staraïa Nicolskaïa, à deux pas de la place Rouge, la Pharmacie n° 1, « la plus grande du monde » disait-t-on, est fermée depuis deux ans « pour travaux ». Dans ce vestige de l’ancien système étatique, les Russes venaient des régions les plus reculées pour s’approvisionner à moindre coût en médicaments, commander des préparations, faire des analyses de sang, à toute heure du jour et de la nuit. Les Moscovites ne croient guère à sa réouverture. Le superbe bâtiment en pierres anciennes est idéalement placé. Les murs coûtent donc une fortune et une partie des locaux a déjà été vendue pour devenir une luxueuse boutique de chaussures italiennes.
Un peu plus bas, une pharmacie privée – ou « commerciale », comme on dit ici – a ouvert récemment. A l’entrée, un agent de sécurité en uniforme est posté devant des casiers de consigne où chaque client dépose ses affaires encombrantes. Il se munit d’un panier et se lance dans les rayons spacieux, propres et bien fournis. Tout ici est pensé pour le bien-être des visiteurs : l’accueil, le service et le conseil des jeunes pharmaciens en blouse blanche*, l’incroyable diversité de l’offre, nouvelle pour ce pays, l’affichage soigné des prix (conformément à la loi de protection du consommateur)… Des médicaments sont en libre accès dans des gondoles. La parapharmacie dispose d’un espace réservé, tout comme les compléments alimentaires, les soins cosmétiques, la parfumerie. Les bouteilles d’eau minérale et un présentoir de cartes d’anniversaire ont également leur place. On y trouve même un distributeur de billets.
Le titulaire est un « provizor ».
Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la Russie a opté pour le modèle des chaînes de pharmacies. Leur développement, soumis à aucune restriction quantitative de la part de l’Etat chargé de fournir les licences, est fulgurant. Andreï Slivchenko, directeur financier de 36°6, la plus grande chaîne de pharmacies russe, explique ce choix : « Notre pays n’était pas prêt pour le petit commerce individuel, la gestion centralisée était plus proche de son histoire, plus économique et plus adaptée à un grand territoire. » En valeur, 68 % du marché russe est composé de médicaments remboursés et 32 % d’OTC. En volume, l’OTC représente 54 %.
Oleg Kutner, un vétéran de la guerre d’Afghanistan d’à peine 40 ans, possède huit pharmacies à Dubna, sa ville natale, située à 120 km de la capitale. Il roule en Jeep noire, s’habille en costume sombre et a le regard pétillant. De formation commerciale, il a créé une chaîne de pharmacies modernes, claires, accueillantes, sous le label PharmService. Chacune d’entre elles est dirigée par un « provizor » en blouse blanche, un pharmacien diplômé de cinq années d’enseignement supérieur. Oleg explique que regrouper des pharmacies permet d’acheter les médicaments en gros, à des prix plus intéressants et revendre moins cher à une population très sensible au prix. Si le panier moyen d’achat par client atteint 15 euros à Moscou, à Dubna, ville pourtant privilégiée grâce à son Centre international de recherches nucléaires, et au gigantesque Centre de communications, le panier moyen ne dépasse pas 3 euros.
Chaque pharmacie 36°6 compte environ 500 clients par jour et un stock de 5 000 à 6 000 spécialités. Dans l’arrière-boutique de l’une des pharmacies, une chambre scellée et mise sous surveillance électronique accueille, derrière de solides barreaux, la réserve de stupéfiants. Le long couloir de l’arrière-boutique dessert plusieurs pièces : le bureau du responsable de la pharmacie, le bureau du comptable, la salle de déballage des livraisons. Le bureau d’Oleg Kutner est très luxueux, avec un mobilier en cuir noir. Un grand drapeau aux couleurs de la Russie est exposé. « Je suis un patriote ! », précise-t-il. Prochainement, une pièce sera réservée aux préparations magistrales et une autre au stockage de médicaments de survie en cas de catastrophe nucléaire.
Le nombre de pharmacies municipales (les anciennes pharmacies d’Etat), lui, ne cesse de chuter depuis 15 ans. Vétustes, nombre d’entre elles ont déposé le bilan. Elles sont récupérées par la région et leurs locaux sont mis aux enchères.
Tout le monde peut ouvrir une pharmacie.
On compte en Russie 22 000 pharmacies pour 145 millions d’habitants. A ce chiffre, il faut ajouter 37 000 kiosques d’appoint ou camions express qui dépannent pour les médicaments basiques et que l’on trouve un peu partout, dans les couloirs du métro, à côté d’un marché (mais gare aux contrefaçons !), ainsi que 21 500 « points pharmacie » dans les polycliniques.
« Sur le principe, le système des chaînes est bénéfique : il permet notamment un meilleur approvisionnement en médicaments. Le problème se situe au niveau de l’absence de règles de déontologie. Il n’existe pas en Russie l’équivalent efficace d’un ordre de pharmaciens. Tout le monde peut ouvrir une pharmacie. Comme c’est un marché très lucratif, les commerçants ont pris la place des spécialistes, déplore Alexandre Arzamacev, ex-doyen de la faculté de pharmacie de Moscou. Les chaînes se réunissent au sein d’associations pour défendre leurs propres intérêts. Mais la notion de santé publique n’est pas dans les mentalités. Le médicament devient une marchandise, dont le ministère ne parvient pas à réguler le prix. La publicité est partout, dans les journaux, à la radio, sur les affiches dans le métro. Elle influence l’achat de tel ou tel médicament et entretient le mythe du médicament miracle. Quant aux génériques, ils ne sont pas populaires en Russie : ils sont vendus au même prix que les originaux et assimilés, parfois à juste titre, à de la contrefaçon. »
Les mamouchkas pleurent la gratuité des soins.
A Moscou, au moins une pharmacie par quartier est ouverte 24 h/24. C’est le cas de la nouvelle pharmacie « de garde » à côté du métro Université, au sud-ouest de la ville. Sa façade, tout en enseignes lumineuses vert et blanc, indique qu’ici sont délivrés les médicaments gratuits, conformément à la liste officielle réservée à certaines catégories de la population. Un guichet spécial est réservé aux personnes ayant accès aux médicaments gratuits. Ceux qui doivent payer sont servis à une autre petite fenêtre découpée dans la vitrine de verre. A Dubna, plus de 20 % de la population a accès à la liste des médicaments gratuits, soit 15 000 personnes. Mais selon le Dr Sergueï Rybov, responsable du département santé à la Mairie de Dubna, cette distinction entre deux types de clientèle est difficile à gérer. Au guichet « gratuit », les personnes âgées commentent souvent bruyamment la rupture de stock d’un médicament, se plaignent et troublent le calme de l’officine.
A l’époque soviétique, chaque citoyen avait droit à un panier complet de soins gratuits, comprenant les médecines curative, préventive et du travail, ainsi que des séjours dans des établissements thermaux et de repos. Les médicaments étaient fournis gratuitement à une partie de la population et en cas d’hospitalisation. Leur prix était fixé par le ministère de la Santé à un niveau accessible pour l’ensemble des salaires.
Si la gratuité perdure pour un certain nombre de malades et de médicaments (la liste répertorie actuellement 1 900 spécialités), les sources de financement, elles, se sont diversifiées. Le budget fédéral prend en charge à 100 % les invalides de guerre, les vétérans, les handicapés, les rescapés des camps, les victimes de Tchernobyl. Parallèlement, les enfants jusqu’à trois ans, ceux issus de familles nombreuses jusqu’à six ans, les victimes de répression, les malades de la tuberculose, du cancer, du sida, de la lèpre, de la mucoviscidose, de Parkinson, les diabétiques, sont pris en charge à 100 % ou à 50 % par le budget régional. Dans le cas des médicaments délivrés à moitié prix, c’est un budget spécial du ministère de la Santé qui rembourse la différence au pharmacien. Ce système complexe suppose une organisation rigoureuse des espaces de stockage dans la pharmacie, en fonction de la source de financement de chaque médicament. Le reste de la population se soigne à ses propres frais ou a recours à une mutuelle d’assurance privée.
Sérieux comme un pharmacien !
Depuis 1993, pour compléter l’action de l’Etat, un fonds fédéral d’assurance maladie obligatoire, financé par les entreprises, a été introduit. La cotisation s’élève à 3,6 % du salaire de chaque employé. Le budget ainsi constitué est réparti entre les 89 fonds d’assurance maladie obligatoire de chaque région. Il finance les médicaments prescrits sur ordonnance hospitalière, la formation des personnels médicaux, la recherche, les investissements de santé publique. Mais en dix années d’existence, l’assurance maladie obligatoire accuse un lourd déséquilibre financier dû au chômage. En matière de prise en charge, les interlocuteurs sont donc nombreux et les retards de paiement sont fréquents, pénalisant du même coup les pharmacies. Pour Oleg Kutner, seules les marges de la parapharmacie, qui peuvent atteindre 30 %, permettent de contrebalancer les effets négatifs des retards sur avance. Les médicaments vitaux sont en effet vendus avec une marge maximale de 10 %, les autres avec une marge ne dépassant pas les 20 %.
Le ministre de la Santé, Mikhaïl Zoubarov, a envisagé, dans le cadre d’une série de réformes destinées à moderniser le système de santé, de supprimer l’accès gratuit aux médicaments pour les retraités, avec, en échange, le versement d’une compensation financière indexée sur l’inflation. Ce programme a suscité des protestations virulentes de la part des ayants droit. Pour la première fois en presque cinq ans, le Président Vladimir Poutine fut mis à mal par des mouvements sociaux de grande ampleur. En Russie comme en France, on ne touche pas au médicament ! On ne touche pas non plus au pharmacien, une profession respectée pour son sérieux et sa rigueur, comme en témoigne l’expression russe « Kak v apteke ! » : « Comme à la pharmacie ! ».
* Un pharmacien diplômé de l’enseignement supérieur gagne entre 200 et 500 $ mensuels et jouit d’un niveau de vie moyen.
Des pénuries fréquentes
L’approvisionnement en médicaments est une question très sensible en Russie. Certains médicaments, même vitaux comme l’insuline, sont régulièrement en rupture de stock. Cette situation difficile, due à un manque de préparation préalable au changement de grossistes, provoque parfois des crises de nerfs à une population fragilisée.
Autrefois gérées directement par les municipalités, les livraisons sont aujourd’hui assurées au niveau fédéral par Protek, grossiste accrédité et fournisseur officiel du gouvernement russe après un concours national. La ville de Dubna, située à 120 kilomètres de Moscou, est ainsi livrée deux fois par semaine. Il est aisé d’imaginer les difficultés d’approvisionnement rencontrées par les villes plus éloignées de la capitale.
A savoir
« Kalin, ka-kalin, ka-kalinka maïa ! » est une célèbre et entraînante chanson russe. Mais saviez-vous que la kalinka est une baie rouge amère utilisée en infusion contre la toux ?
« On ne boit pas, on se soigne ! », lancent souvent les Russes, avec malice. Oui, la vodka est aussi utilisée en Russie pour tuer les… microbes et adoucir les maux !
« La chaîne, c’est la garantie de médicaments sûrs »
Interview de Andreï Slivchenko, directeur financier de 36°6, la plus grande chaîne de pharmacies russe, créée par Artem Bektemirov.
Comment est né 36°6 ?
Son fondateur, Artem Bektemirov, a vécu à Londres et s’est largement inspiré de la culture anglo-saxonne. Dès 1991, après la chute de l’URSS, il fait appel au prestigieux cabinet de consulting McKenzie. Ensemble, en 1998, ils établissent une stratégie marketing, révolutionnaire pour l’époque. Aujourd’hui, 36°6 est implanté dans 13 régions de Russie et emploie 6 000 personnes.
Pourquoi un tel succès ?
Le nom de la chaîne est l’atout principal : 36°6 est la température d’un patient en bonne santé et constitue l’objectif à atteindre. L’enseigne rassure. C’est la garantie de médicaments de qualité, de standards GPP [general pharmacy practice, NdlR], comme en Europe. Nous attachons aussi beaucoup d’importance au conseil, à l’accueil. Nos vendeurs sont formés tous les six mois sur les nouveaux produits. Les clients satisfaits reviennent et bénéficient d’une carte de fidélité.
La santé occupe une place nouvelle dans les mentalités. Les Russes sont de plus en plus friands de produits cosmétiques, d’hygiène. La parapharmacie constitue déjà 40 % des ventes et cette proportion va augmenter.
Pétrole, éthanol, politique et… médicament
Vladimir Bryntsalov a déjà fait la une du journal Millionnaire russe, au même titre que Roman Abramovitch, Mikhaïl Khodorkovsky ou Alexander Gaydamak. Il fit fortune dans le médicament, notamment en produisant de l’insuline, qui manque beaucoup en Russie, et des antibiotiques. Il possède le laboratoire Ferreïn, d’une valeur de 2 milliards de dollars, ainsi que des pharmacies. Le personnage, haut en couleurs, s’est rendu populaire en vendant bon marché des… bidons de 5 litres d’éthanol en pharmacie. On vit alors ménagères et clochards se précipiter pour transvaser l’alcool pur dans de grandes bouteilles en plastique. Les premières pour des infusions ou des cataplasmes, les seconds, pour leur consommation personnelle ! Car Bryntsalov a aussi parmi ses autres activités la production de vodka, un centre de vinothérapie, des actions dans des coopératives agricoles et des établissements vinicoles…
Son usine, construite sur un immense terrain bien entretenu, se situe juste derrière une de ses deux pharmacies moscovites. Bryntsalov se targue d’employer 100 000 salariés auxquels il inspire respect et admiration pour son « patriotisme ». Car l’engagement politique est une autre facette de l’oligarque qui s’est présenté aux élections présidentielles de 1996, contre Boris Eltsine. Aux législatives de 1999, Bryntsalov fut même rappelé à l’ordre par le ministère de la Santé. En cause : la publicité de son parti politique Edinaïa Rocciya (« La Russie unie ») sur ses boîtes de médicaments. Dans le même genre, la façade de son usine est flanquée du logo de son parti !
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