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PROFESSION LOBBYISTE

Publié le 6 avril 2013
Par Henri Weill
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En France, le lobbying, déplaît. C’est moins le cas ailleurs, à Bruxelles par exemple où la Commission européenne a établi un code de bonne conduite.

Voyage dans l’univers énigmatique des groupes d’influence dont certains ont fait leur métier.

Berlin serait-elle redevenue la capitale de l’espionnage ? Pendant près de deux ans, des documents confidentiels du ministère allemand de la Santé auraient été exfiltrés par un informaticien et vendus à un ancien attaché de presse de l’ABDA, l’Union fédérale des associations allemandes de pharmaciens (voir Le Moniteur n° 2966). Révélée par la presse en décembre, l’affaire a provoqué l’ire des politiques de tout bord et ne cesse d’alimenter les fantasmes. L’ex-employé de l’ABDA a-t-il monnayé à son tour les informations obtenues frauduleusement ? Des acteurs du milieu pharmaceutique en ont-ils profité ? Comment expliquer leur connaissance presque trop parfaite des projets gouvernementaux, ce qui avait fini par intriguer les fonctionnaires du ministère ? Montrée du doigt, l’ABDA, interlocutrice omniprésente entre les décideurs politiques et les 21 000 officines du pays, rejette tout soupçon et s’indigne qu’une profession entière soit ainsi clouée au pilori. Mais quel que soit le résultat de l’enquête, le mal est fait. Une fois encore, la « main invisible » des lobbyistes est accusée d’avoir frappé.

A Bruxelles, 25 000 lobbyistes encadrés par un code de conduite

Au-delà d’une affaire allemande hors norme, le premier réflexe est classiquement de pointer du doigt le lobbying, notion aux contours mystérieux. Lobbying, tiré de l’américain, signifiait jadis « antichambre », « vestibule », par exemple d’une assemblée. Il a aujourd’hui pris le sens de groupe d’influence soutenant une cause, une catégorie d’intérêts. « C’est un mot associé à la corruption, à la pression, ce qui est contraire à la démocratie », définit Gérard Legris, qui dirige l’unité Transparence à la Commission européenne à Bruxelles. « En France, cette méfiance est liée à la culture républicaine égalitaire fondée sur le principe d’indépendance totale de la puissance publique chargée de défendre l’intérêt général, qui, dans cette vision, ne peut être que polluée par l’intérêt particulier », analyse Gérard de Pouvourville, professeur titulaire de la chaire santé à l’ESSEC, qui souligne également « l’idée de l’inégalité de représentation entre les groupes de pression et le citoyen ». « Aux Etats-Unis, reprend Gérard Legris, le lobbying a été porteur de scandales. Pourquoi n’en serait-il pas de même en Europe » « On prête ici aux lobbyistes des pouvoirs magiques et sulfureux, c’est la fascination du diable ! », renchérit Olivier Mariotte, médecin, créateur de Nile, agence de conseil en affaires publiques. « Arrêtons de confondre lobbying et corruption, rétorque Patrick Fallet, qui enseigne le droit pharmaceutique à l’université Paris-XI. « Je n’ai jamais vu de décision en matière de santé publique prise sous la pression. »

« Qui dit lobbying dit influence, et cela pose problème dans les pays latins, affirme de son côté un professionnel de ce lobbying, Stéphane Desselas (1), qui dirige à Bruxelles le cabinet Athenora. L’influence repose sur l’expertise et la confiance. » A Bruxelles, le sujet n’est pas tabou. On y estime à 25 000 le nombre des lobbyistes représentant les intérêts aussi bien de régions que d’ONG, de secteurs d’activité ou d’entreprises, de syndicats ou d’organisations et communautés religieuses. 5 336 organismes dont 564 cabinets de lobbyistes (ou consultants indépendants), s’engageant à respecter un code de conduite, sont inscrits au registre mis en place en 2008 par la Commission (chiffres au 20/10/12). En accordant cet espace aux lobbies, l’Union européenne « entend gommer la distance avec les citoyens européens », pour reprendre la formule d’un haut fonctionnaire bruxellois. Parmi les 2 562 « représentants internes et groupements professionnels » enregistrés, l’industrie pharmaceutique est évidemment présente, avec notamment Bayer, Sanofi, Merck, Pfizer ou le Leem. « L’hyperréglementation du secteur et les sommes considérables investies dans la recherche avant tout retour sur investissement poussent les laboratoires à pratiquer le lobbyisme à haute dose », souligne Michel Clamen (2), responsable du master en « relations européennes et lobbying » à l’Institut catholique de Paris.

En France, des lobbyistes qui ne s’assument pas ?

Pour notre enquête, nous avons voulu interroger le Conseil national de l’ordre des pharmaciens et les trois syndicats officinaux. Ils n’ont pas donné suite. Même réserve du côté des laboratoires, aisément montrés du doigt. Certains ont toutefois accepté d’entrouvrir leurs portes, suivant peut-être en cela le conseil prodigué lors de ses vœux à la presse, le 31 janvier dernier, par le nouveau président du Leem(3) Hervé Gisserot, appelant à « un lobbying responsable ».

Emilie Berger travaille depuis cinq ans pour Janssen. Elle y est « responsable des affaires gouvernementales ». Pas lobbyiste, terme à la « connotation péjorative », selon elle. Passée par l’Institut d’études politiques de Lyon puis la Sorbonne où elle a obtenu un DESS « communication politique et sociale », cette jeune femme se décrit comme une « interprète entre son entreprise et les pouvoirs publics ». « Mon rôle est de faire comprendre en interne le processus législatif. Je fais de la pédagogie, explique à mes collègues qu’un amendement voté en première lecture peut encore subir des modifications jusqu’au vote final du texte. En externe, ma mission consiste à échanger, débattre, faire valoir nos problématiques, nos obligations, nos règles. » Son terrain d’action privilégié, l’Assemblée nationale et le Sénat, davantage que les échelons ministériels. Malgré tout, Emilie Berger se défend de posséder un levier d’action démesuré : « Les politiques ont une idée très précise du cap qu’ils veulent fixer, conclut-elle. « Travailler sur un texte, explique le « technicien » d’une autre firme, c’est l’analyser, rédiger un argumentaire insistant sur les préjudices possibles, s’appuyant sur un comité d’experts, puis obtenir des rendez-vous avec les membres de la commission des Affaires sociales, si possible avec le rapporteur. Le parlementaire écoute, peut demander des propositions, transmises sur papier libre… A lui ou pas de les déposer en commission. Le parlementaire conserve son autonomie mais il a besoin de recueillir tous les avis émanant de la société civile. Il m’arrive souvent d’être accompagné d’un médecin, expert scientifique. »

Six laboratoires et sociétés agrochimiques privées de badges au Palais-Bourbon

Lors de l’examen du projet de financement de la Sécurité sociale, la fièvre monte chez les lobbyistes. Un huissier de l’Assemblée nationale voit ainsi apparaître en quantité les « rôdeurs ». Il y a dix ans, certains privilégiés accédaient aux portes de l’hémicycle les jours de séance. Depuis 2009, l’accès des lobbyistes est réglementé. « J’ai mis en place un dispositif de contrôle, précise Bernard Accoyer alors président de l’Assemblée (UMP). Des mesures concrètes ont été prises avec l’élaboration d’un code de bonne conduite qui exclut toute approche publicitaire ou commerciale. L’information de l’industrie pharmaceutique doit être centrée sur la nature des produits, leur intérêt thérapeutique ou économique. Toute atteinte à ces règles est sanctionnée par le retrait immédiat du badge d’accès. »

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Les lobbyistes doivent désormais, suivant l’exemple bruxellois, déclarer employeur ou client et adhérer à ce code de conduite. 141 étaient enregistrés à la fin de la XIIIe législature (2007-2012), et avaient droit à un badge renouvelable annuellement(4). Leur circulation était réglementée au sein du Palais-Bourbon, mesure censée lutter notamment contre ceux qui ont contourné les règles en se faisant attribuer un badge de collaborateur de député. « On se souvient encore, raconte un fonctionnaire, de l’un d’eux arborant un badge de collaborateur d’un député communiste. »

D’autres professionnels, plus discrets, n’utilisent, eux, aucun badge, préférant prendre directement rendez-vous avec un député. « Nous trouvons normal que le législateur puisse être alimenté par ces représentants. Nous avons donc reconduit pour un an l’essentiel des badges accordé lors de la précédente législature, hormis aux représentants de six sociétés des secteurs sensibles, pharmaceutique et agrochimique, explique Christophe Sirugue, député de Saône-et-Loire (PS), vice-président de l’Assemblée nationale et président de la délégation chargée des représentants d’intérêts. Ce sont Servier, Sanofi, Bayer Cropscience, Syngenta, Biomnis et Monsanto. Ces entreprises pourront, en revanche, être représentées par leur branche professionnelle. » Le Sénat n’a pas adopté cette mesure. Christophe Sirugue, au nom de la délégation, préconise, dans un rapport rendu public le 1er mars 2013, plusieurs propositions « correctives »(5), dont l’interdiction aux représentants d’intérêts de pénétrer dans les salles des Quatre-Colonnes et des Pas-Perdus, poumons du Palais-Bourbon. Ceux-ci devront également se déclarer chaque fois qu’ils y viennent. Enfin, les membres de la délégation ont réfléchi « à la possibilité d’une participation de représentants au processus parlementaire »(6). Proposition qui n’a pas fait consensus au sein de la délégation. Pour les plus critiques à l’égard des lobbies, ces nouvelles mesures resteront imparfaites ou insuffisantes. « On peut effectivement soutenir que la transparence restera toujours parcellaire tant qu’on ne saura combien les industriels investissent sur un dossier en activité de lobbyisme », observe Michel Clamen.

Avec la sensibilité accrue des citoyens face aux différentes affaires et scandales impliquant des laboratoires, les politiques ont bien compris le danger potentiel pour leur carrière d’une trop grande accointance avec les grands groupes pharmaceutiques. Entré au Palais-Bourbon en 2012 pour suppléer Geneviève Fioraso, appelée au gouvernement, Olivier Véran (PS, Isère) avoue être constamment sur ses gardes mais qu’il ne peut éviter tous les « pièges ». Ainsi, ce médecin neurologue hospitalier se souvient avoir découvert, lors d’une table ronde à laquelle il a participé il y a quelques mois, qu’un grand groupe pharmaceutique en était l’organisateur, ce qui n’avait pas été clairement mentionné au moment de l’invitation. « Ce genre de pratique montre bien que les laboratoires utilisent de multiples portes d’entrée pour accéder aux politiques. » Présidente de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée, Catherine Lemorton (PS, Haute-Garonne) est l’une des parlementaires les plus inflexibles vis-à-vis des industriels et de leurs représentants d’intérêt. « Il y a des organismes représentatifs, en l’occurrence le Leem, et c’est avec eux que je discute. Sauf exception, je refuse les rendez-vous avec les représentants d’intérêt de groupes pharmaceutiques. J’estime que mon rôle de législateur m’oblige à rester objective et impartiale dans mon raisonnement. Les apartés faussent cette objectivité. »

Elu du même département, Gérard Bapt (PS), considère qu’écouter le point de vue de l’industrie pharmaceutique fait partie intégrante de son devoir d’élu : « Il ne s’agit tout de même pas d’une organisation satanique !, s’exclame-t-il. A moi de contrebalancer en recevant les associations de patients, en consultant la revue Prescrire ou les avis de l’association Formindep. » Et puis, un parlementaire ne peut se permettre d’éluder le poids économique de l’industrie pharmaceutique et les implications en matière d’emploi dans sa circonscription. Gérard Bapt rapporte cette anecdote remontant à l’époque de l’épidémie de grippe aviaire en 2009, lorsque le PS était sur les bancs de l’opposition : « Nous étions vent debout contre la gestion absurde de cette crise par le gouvernement et le nombre effarant de vaccins qui avaient été commandés. Toutefois, l’un de mes collègues s’est abstenu de toute critique. Une entreprise de sa circonscription venait de remporter un marché pour la fabrication des doses. De nombreux emplois intérimaires allaient être créés. Comment aurait-il pu réagir autrement ? »

L’influence d’un élu permettait naguère d’obtenir l’installation dans sa circonscription d’un site, d’une unité, donc de créer des emplois. Difficile ensuite de contrecarrer la stratégie industrielle des dirigeants, le site pouvant se transformer en « usine à roulettes ». Inversement, détaille un excellent connaisseur des us et coutumes du « périmètre », « le ministère disait “On homologue le médicament à un prix favorable, mais en retour vous créez des emplois…” ». Roselyne Bachelot, ministre (UMP) de la Santé de 2007 à 2010, détaille, elle, une autre forme de pression. « Par exemple, une manifestation d’employés d’un laboratoire, avenue Duquesne à Paris au siège du ministère de la Santé, nous disant “Donnez-nous une AMM afin de maintenir l’emploi !” Des AMM qui ne sont pas contresignées par le ministre… »

Echanges et réflexions sur la santé au menu de Tante Marguerite

D’autres députés, « à l’ancienne », acceptent des rencontres hors les murs, par exemple au restaurant. Les jours de session, trois d’entre eux, situés à proximité de l’Assemblée, sont des lieux classiquement utilisés : Chez Françoise, Tante Marguerite et le Bourbon. Même si les budgets des lobbyistes sont en baisse et que la loi DMOS anti-cadeaux – en attendant les décrets d’application de la loi Bertrand promulguée en décembre 2011(7) – a fait évoluer les comportements, le climat y est souvent détendu. Mais la relation peut prendre des formes encore plus accueillantes. « Le nec plus ultra, se souvient un parlementaire, c’étaient les Rencontres de Lourmarin, appelées encore “Les universités d’été de Pharmaceutiques”, qui réunissaient, dans un château du Vaucluse, les patrons d’importantes entreprises, des politiques, souvent d’anciens ministres de la Santé, des représentants de l’Administration. La Manifestation était organisée par un as du lobby, Daniel Vial. » Autre lieu de rencontre, les clubs. Comme Hippocrate, aujourd’hui disparu, financé par le groupe GSK. « On y rencontrait des parlementaires de droite, de gauche, des représentants de l’industrie mais aussi de la Sécurité sociale, des agences, des représentants syndicaux, raconte un député qui l’a longtemps fréquenté. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les conversations étaient très générales. » Gérard Bapt en a longtemps assumé la présidence, qu’il a dû quitter lorsqu’il a pris la tête de la mission d’enquête sur le Mediator. Glaxo est également à l’origine d’un autre club, Avenir de la Santé, créé également en 1988. Ce « cercle d’échanges et de réflexion sur l’ensemble des questions liées à la santé » rassemble le même public qu’Hippocrate. « On y parle des enjeux du secteur. C’est un bon moyen également de se connaître », explique sobrement un participant occasionnel. Une autre structure, le PEPS (Pharmaciens et partenaires pour la santé), « permet, dit l’un de ses membres, à la chaîne du médicament de se rencontrer. De l’industriel à l’étudiant. Ce qui nous importe particulièrement, c’est la valorisation du pharmacien ». Ce club se réunit tous les mois à Paris.

Les associations de patients se défendent de « pactiser avec le diable »

Tous ces mécanismes du lobbyisme pourraient apparaître artisanaux face aux démonstrations de force des industriels lors des congrès mondiaux (par grandes pathologies). C’est en effet à l’occasion de ces grands-messes, généralement aux Etats-Unis, que se mesure la puissance des laboratoires. Le RNSA (conférence annuelle de la Radiological Society of North America) accueille jusqu’à 50 000 participants à Chicago. C’est également dans la capitale de l’Illinois que se tient « Le » congrès de la cancérologie, rassemblant plus de 30 000 spécialistes. « Y sont présentés, par des hospitaliers, les résultats des essais sur des nouvelles molécules, explique un médecin français. Si les labos ne nous invitent pas, les hôpitaux n’ont pas les moyens de nous y envoyer. » « Nos rédactions ne peuvent pas plus assumer un tel coût, explique un journaliste. Où nous y allons invités par les labos, ou nous restons en France. Je suis conscient que cela crée un lien d’intérêt. » Un autre invité raconte le modus operandi. « Un laboratoire peut convier de cent à deux cents médecins français. Les “personnalités” bénéficient de conditions de voyage et d’hébergement supérieures (voyage en business voire première classe, hôtels de catégorie supérieure). » « Les industriels sont très présents, sur des stands souvent ostentatoires. Le congressiste y recevait souvent un cadeau, allant du stylo à l’iPad, raconte un congressiste assidu. Tout cela est en train de changer. » Une évolution, en France, consécutive à l’encadrement du secteur, à la gestion de son image : « Naguère, lorsqu’un produit était lancé, les labos invitaient 500, 800, 1 000 médecins français “d’importance”, de façon parfois outrancière. Aujourd’hui, la tendance est à plus de discrétion. Le même phénomène peut être observé dans l’industrie automobile », confirme un bon connaisseur de l’industrie pharmaceutique.

« Le secteur devient tellement réglementé que l’industrie ne pourra plus participer au financement des associations de patients… », confie un autre observateur. Gérard Raymond bondit à cette évocation. « Chez nous, tout est transparent et consultable dans notre rapport d’activité », certifie le président de l’Association française des diabétiques (AFD). On peut y lire qu’en 2011, les entreprises, tous secteurs confondus, ont contribué au quart des recettes de l’AFD par le biais d’insertions publicitaires dans le magazine associatif, de dons ou de subventions. La part peut sembler non négligeable, mais Gérard Raymond se défend de toute connivence : « Jamais nous ne modifierons notre positionnement en fonction du besoin des industriels. » Pour preuve, la discussion sur le remboursement des bandelettes d’autosurveillance glycémique. L’arrêté de février 2011 limite à 200 le nombre pris en charge annuellement pour les patients diabétiques de type 2. « Les industriels nous ont sollicités pour que le seuil soit relevé. Mais nous étions d’accord avec les représentants de l’Assurance maladie pour dire que le chiffre évoqué était suffisant. » Pas de pacte avec le diable, donc, mais des partenariats qui varient de manière pragmatique pour assurer le lobbyisme (associatif) le plus efficace possible. Ainsi, l’une des grandes actions en cours vise à obtenir la révision d’une série de dispositions qui barrent l’accès des personnes diabétiques à certains métiers. Pour cela, l’AFD s’est associée à la CFDT afin de rédiger des propositions d’amendements. Propositions qu’il faudra ensuite défendre auprès des conseillers ministériels, élus et attachés parlementaires.

Ou commence et ou finit le lobby ? Les spots télévisés du groupe Leclerc pour vendre des médicaments dans ses hypermarchés ne constituent-ils pas également une forme de lobbying, prenant à témoin le téléspectateur consommateur ? Plus conventionnellement, que dire du comportement de certains visiteurs médicaux qui, comme le raconte un généraliste parisien, « mettent la pression marketing lors de la sortie d’un produit nouveau ? ». Et de citer l’exemple des pilules de 3e génération « Il n’était aucunement mentionné dans leurs discours que c’était une contraception de 3e génération, note le praticien. Un visiteur médical est venu me vanter une pilule mieux tolérée, n’engendrant pas de prise de poids, mettant en avant le faible dosage, mais ne m’a jamais parlé d’indication de deuxième intention… »

En janvier 2013, en pleine polémique, 1 300 gynécologues publics et libéraux, s’estimant attaqués par l’opinion publique, ont réagi en publiant un manifeste affirmant qu’ils n’étaient « ni achetés, ni vendus » aux laboratoires pharmaceutiques.

Que penser enfin des liens unissant experts des agences de contrôle sanitaire et laboratoires ? Le scandale du Mediator aura jeté une lumière crue sur ces liaisons incestueuses devenues pour certaines l’affaire de la justice. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, qui a repris le flambeau de la sécurité des médicaments, saura-t-elle garder ses distances et imposer un système transparent, fiable et contrôlable ? Tiendra-t-on un jour davantage compte de ces lanceurs d’alerte – chercheurs, médecins, patients – dont le chemin est semé d’entraves invraisemblables, comme si la remise en question de l’efficacité d’un médicament ou d’une pratique était un tabou à ne pas briser ? L’engagement d’un « leader d’opinion » (médecin, pharmacien) comme orateur par un groupe ne fait-il pas d’abord partie d’une stratégie marketing ? De même, ce leader en activité peut-il accepter de faire partie du comité scientifique de la fondation d’un groupe pharmaceutique ? Est-il certain de pouvoir rester libre ? Nous entrons là dans un domaine que le sociologue Cyril Lemieux appelle « le for intérieur déterminant ».

(1) Auteur de deux ouvrages sur ce thème : « Un lobbying professionnel à visage découvert » (Editions du Palio, 2007) et, en 2012, avec Natacha Clarac, « Les Règles d’or du lobbying » (Palio).

(2) Auteur d’un « Manuel de lobbying » (Dunod, 2005).

(3) « Dont la fonction est de faire du lobbying », livre un cadre du secteur.

(4) En ce début de XIVe législature (2012-2017), ils sont 185 (délégués d’organismes publics, d’organisations professionnelles, d’entreprises privées, d’associations, de sociétés de conseil mais aussi d’autorités administratives) à figurer sur la liste des représentants d’intérêts du Palais-Bourbon, et donc à disposer d’un badge.

(5) Voir http://bit.ly/WFLEB6

(6) Par la mise en ligne, pour chaque texte, des positions défendues par les lobbies inscrits sur le registre.

(7) Les dispositions pratiques de la loi, concernant en particulier l’article 2 portant sur la déclaration des avantages accordés aux professionnels de santé, et notamment aux médecins, sont très attendues.

Quelles sanctions pénales ?

L’article 433-1 du Code pénal prévoit 10 ans de prison et 150 000 € d’amende pour « des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages » directs ou indirects afin d’obtenir d’une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public, ou élue :

• soit qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat, ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat ;

• soit qu’elle abuse de son influence réelle ou supposée en vue d’obtenir d’une autorité ou d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou tout autre décision favorable.

L’article 433-2 prévoit cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende pour qui solliciterait ou agréerait, directement ou indirectement, ces offres, dons ou avantages.

Enfin, le Code pénal prévoit également des dispositions visant les responsables publics impliqués dans ces infractions : condamnation des délits de corruption passive (article 432-11), de prise illégale d’intérêts (article 432-12) et de trafic d’influence (article 432-13) commis par des personnes exerçant une fonction publique.

Isabelle Guardiola

Le lobbying, on s’y forme

Pour 1 980 € hors taxes, le groupe Les Echos proposait, en novembre 2012, deux journées de formation sur le lobbying animées par des collaborateurs du cabinet Burson-Marsteller et un avocat spécialisé : « Lobbying dans le secteur de la santé, maîtriser les leviers d’une stratégie d’influence ». « Le public était composé majoritairement de cadres de l’industrie pharmaceutique, se souvient un stagiaire. L’un des objectifs était d’apprendre à bien identifier les décisionnaires, à comprendre leur entourage. Nous avons travaillé également sur le discours de porte-parole tels le professeur Debré et le docteur Pelloux, et sur les arguments à leur opposer. L’avocat, lui, est venu évoquer les situations de crise. »

Le lobbyisme avec de petits moyens

Basée à Saint-Chamond (Loire), l’Association des victimes d’embolies pulmonaires (AVEP) est née en 2009 de la volonté de Pierre Markarian et d’une poignée de bénévoles d’alerter sur les risques liés à la prise de la pilule contraceptive. Planche de salut de ce « Petit Poucet » du lobbyisme, le retentissement médiatique consécutif au dépôt d’une plainte au pénal de Marion Larat et d’autres victimes soutenues par l’AVEP contre l’ANSM et les laboratoires fabriquant les pilules de 3e et 4e générations. « Avant cette ultime étape, personne ne nous écoutait vraiment », reconnaît Pierre Markarian, dont la fille Théodora est décédée en 2007 d’une embolie pulmonaire massive liée à la prise de pilule. Aujourd’hui, il espère que le coup de projecteur entraîne un afflux d’adhésions afin que l’association soit déclarée d’utilité publique. « Nous pourrons alors profiter d’aides publiques pour employer une secrétaire à mi-temps, payer une ligne téléphonique. » Autrement dit, défendre ses intérêts dans de meilleures conditions. « Je vais en moyenne deux fois par mois à Paris. Tous frais compris, le trajet me coûte entre 200 à 250 euros. L’ANSM, qui nous a reçus dernièrement, nous remboursera le billet de train, mais cela reste une exception. Pour ne pas grever les modestes finances de l’AVEP, je paie tout de mes propres deniers », explique cet enseignant en lycée professionnel.

« Un peu de patriotisme industriel ne ferait pas de mal »

Pour Bernard Accoyer, médecin, député de Haute-Savoie (UMP), président de l’Assemblée nationale de 2007 à 2012), « l’industrie pharmaceutique est un des rares secteurs français qui soient exportateurs et dont le bilan soit positif. Je suis préoccupé par les attaques dont elle fait l’objet alors que les avancées dans de nombreux domaines thérapeutiques sont exaltantes. En France, le lobby pharmaceutique en direction des élus de l’Assemblée nationale est beaucoup plus contrôlé qu’il ne l’est dans la plupart des pays du monde. Une étude comparative serait intéressante et un peu de patriotisme industriel ne ferait pas de mal. »

Propos recueillis par Fabienne Rizos-Vignal