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Les Irlandais descendent de leur piédestal
La crise économique et les mesures gouvernementales afin de réduire les dépenses de santé ont largement affecté l’économie et l’emploi des pharmacies en Irlande. Pour survivre, les officinaux doivent désormais développer leur rôle et restructurer leur réseau.
L’idéogramme chinois signifiant “crise” est la résultante de l’association de deux autres idéogrammes : wei, signifiant “danger”, et ji, signifiant “chance” », expliquait Liz Hoctor, alors présidente de l’IPU (Irish Pharmacy Union), lors du symposium 2010 du Groupement pharmaceutique de l’union européenne (GPUE). Si Liz Hoctor a cédé depuis la place à Darragh O’Loughlin, son discours est toujours valable. Car la crise économique et financière a frappé durement l’Irlande. Et le pays, longtemps montré par certains comme un exemple de développement fulgurant, peine toujours à en sortir. Avec un déficit qui devrait culminer à 32 % du produit intérieur brut (PIB) cette année, le tigre celtique se prépare à voter une nouvelle loi budgétaire, mi-novembre, d’une dureté sans précédent. De quoi inquiéter les 1 ? 500 pharmacies irlandaises, qui payent le prix fort de ces efforts budgétaires.
Des marges qui sont passées de 33 % à 17 %
Le secteur de la santé n’a pas, en effet, attendu cette fin d’année pour mettre en œuvre des mesures drastiques de réduction des dépenses, touchant de plein fouet l’activité des officines. Depuis le 1er octobre dernier, 1,4 million d’Irlandais s’acquittent désormais d’une somme de 50 centimes par prescription, le montant maximal par famille et par mois ayant été fixé à 10 euros. Et ces frais concernent aussi les patients possédant une carte médicale, autrement dit les plus démunis. Selon les estimations, cette mesure, qui a été prise pour dissuader les excès de prescriptions et la surmédicalisation des patients, devrait permettre de rapporter à l’Etat irlandais quelque 24 millions d’euros. L’initiative de l’Irlande va à l’encontre de la tendance qui prévaut actuellement au sein du Royaume-Uni. Ainsi, le gouvernement écossais a réduit en 2007 le coût d’une ordonnance pour un seul médicament de 6,85 à 3 livres. Et il a annoncé récemment son intention de délivrer ses ordonnances gratuitement à compter du mois d’avril 2011.
Mais cette mesure budgétaire irlandaise s’intègre dans une politique plus globale de réduction des dépenses de santé dont les débuts remontent au mois de juillet 2009 suite à l’introduction du Financial Emergency Measures in the Public Interest (FEMPI) Act. Sous la houlette du ministre de la Santé et de la Jeunesse, Mary Harney, ce projet de loi, qui devrait permettre de dégager des économies annuelles de 120 millions d’euros, suppose une réduction des frais et des marges des producteurs de médicaments et des pharmaciens. « La rentabilité des pharmacies du pays a dramatiquement chuté, explique Peter Weedle, professeur de pharmacie clinique à l’école de pharmacie de l’université de Cork, également à la tête de deux pharmacies. Alors que les marges obtenues par les pharmaciens étaient auparavant de 33 %, elles sont passées aujourd’hui à 17 %. » Liz Hoctor, lors du symposium du GPUE, évoquait ainsi 38 % de perte de bénéfice net, soit en moyenne 100 000 euros de moins par pharmacie. Une étude réalisée un an après l’introduction de ces mesures, par le cabinet de conseil et d’audit PWC et commissionnée par l’IPU, met en évidence les conséquences désastreuses de cette politique sur l’activité des officines.
Près de 2 000 emplois supprimés dans les pharmacies
En l’espace de douze mois, 70 % des pharmacies ont dû réduire leurs effectifs et plus de 90 % ont été contraintes de diminuer le salaire des employés. Selon l’IPU, près de 300 pharmaciens et 1 600 employés de pharmacies ont été licenciés. Les services proposés aux patients ont également été affectés. Certaines pharmacies ont ainsi stoppé net la livraison de médicaments aux personnes à mobilité réduite et 39 % des officines ont réduit leurs horaires d’ouverture. Dans ce document, l’IPU conteste aussi le chiffre de 133 millions d’euros de réductions de recettes sur une année pleine pour les pharmaciens brandi par le ministère de la Santé. La perte de revenus serait comprise entre 144 millions et 166 millions d’euros. L’étude signale par ailleurs que si les pharmacies n’ont pas trop souffert de la loi FEMPI en 2009 en raison d’arriérés de paiements relatifs à des services offerts au cours des années précédentes, cela ne sera pas le cas cette année. A cette pression gouvernementale s’est également ajoutée des baisses des ventes conséquentes : on estime que le volume de ventes concernant les articles cosmétiques, pharmaceutiques et médicaux en Irlande a reculé en 2009 de 0,8 % en volume et de 3,6 % en valeur.
Afin de lutter contre le double choc de la crise et des mesures gouvernementales, les pharmacies de quartier ont été contraintes à se réorganiser pour survivre. « En automatisant notre système de dispense des médicaments, le nombre de nos salariés est passé de sept à cinq en l’espace d’une année sur nos deux pharmacies, explique Peter Weedle. Nous avons également essayé de réduire les coûts dans d’autres secteurs comme les factures de téléphone. Nombre de pharmacies de quartier comme les nôtres ont fait de même. »
Les grands groupes tentent de remotiver leurs troupes
Dans une moindre mesure, les principaux groupes pharmaceutiques irlandais ont également accusé le coup. A commencer par Alliance Boots. Avec 58 officines en Irlande, le groupe a annoncé, à l’occasion de la publication de ses résultats annuels 2009-2010, que son chiffre d’affaires avait reculé de 3,9 %. Si les bénéfices du groupe ont diminué, en revanche le nombre de détenteurs de sa carte de fidélité Boots, très appréciée par les consommateurs en cette période de crise, a augmenté de 30 % en une année.
La situation est pratiquement similaire au sein d’Unicare, qui possède 70 officines en Irlande. Dans son compte rendu de résultats annuels 2009, l’enseigne, qui est dans le giron du groupe allemand Celesio depuis 2001, signale que le climat économique et financier de l’Irlande, conjugué au programme de réduction salariale gouvernemental, a affecté les recettes du segment OTC. La prévision d’un déclin du résultat opérationnel l’a donc conduit à inscrire une provision à hauteur de 85,2 millions d’euros sur ses officines irlandaises.
L’enseigne a néanmoins tiré les leçons de la crise en essayant d’innover. « La crise économique en Irlande nous a conduits à mettre en place un plan d’actions destiné à remotiver et impliquer les équipes tout en se fixant un plan stratégique en cinq points », explique Cormac Tobin, directeur général d’Unicare en Irlande. Parmi les axes d’innovation, Unicare parie sur la création de nouveaux services, à l’image de diagnostics médicaux au sein des officines, et de nouveaux produits (un médicament contre le cholestérol, un autre contre le diabète, etc.), tout en assurant des prix compétitifs à ses patients. En mai 2009, l’enseigne a même ouvert son tout premier point de vente à l’enseigne DocMorris, une décision s’inscrivant dans l’internationalisation de cette marque tout droit issue de la maison mère d’Unicare.
S’inspirant de son principal concurrent Boots, l’enseigne a également mis en place une carte de fidélité, qui a eu pour effet de booster les ventes. « Ce plan d’actions nous a permis de garantir l’emploi de nos salariés », assure le directeur général, qui s’enorgueillit de rencontrer ses salariés au moins deux fois par an. Chez Unicare, la gestion des pharmacies passe désormais par des indicateurs clés de résultats – que les salariés ont eux-mêmes développés – mettant au premier plan l’intérêt du client et de la personne, les finances comme les opérations étant relégués à un rôle plus secondaire.
L’Irlande prête à s’inspirer du modèle anglais
Plus généralement, l’expérience d’Unicare reflète l’importance de la recherche de nouvelles solutions pour les officines irlandaises. Dans un rapport provisoire publié en avril 2008 (« Pharmacy Ireland 2020 Working Group »), la Pharmaceutical Society of Ireland, l’organisme en charge de la réglementation des pharmacies irlandaises, a publié ses conclusions sur l’hypothèse d’une amélioration des services au sein des officines. Le document avance ainsi plusieurs axes de travail, parmi lesquels la nécessité de développer au sein des officines des programmes de gestion des maladies chroniques au travers d’une politique nationale coordonnée. Parmi les recommandations du rapport figure aussi l’autorisation donnée aux pharmaciens, moyennant une formation adaptée, de rédiger des ordonnances. Enfin, ces professionnels devraient aussi participer plus largement à l’effort national actuel visant à assurer la prévention et la détection des maladies chroniques à l’image du diabète, des maladies cardiovasculaires ou encore du cancer. Le message a été entendu. L’IPU prône le développement du rôle du pharmacien, y compris en matière de prévention et d’éducation à la santé, par exemple dans le cadre de la vaccination contre la grippe A(H1N1).
Dans l’attente d’un tel déploiement des missions du pharmacien, le secteur poursuit sa consolidation, commencée déjà depuis quelques années. « La force du pouvoir d’achat des grands groupes pharmaceutiques les positionne naturellement comme des acheteurs potentiels, estime Peter Weedle. Peu à peu, notre modèle, qui était proche de l’exemple français où les pharmacies de quartier jouent un rôle prépondérant, va se rapprocher de la pharmacie anglaise où les groupes dominent au détriment des officines de quartier. »
Une réorganisation du secteur
Paradoxalement, le nombre d’officines a progressé dans le pays au cours de cette dernière année : « Le secteur dispose de ressources en cash considérables qui lui ont permis de bien résister au double choc des mesures gouvernementales et de la récession, explique Peter Weedle. Il n’empêche : les officines ont perdu de la valeur au cours de ces années de crise. »
La crise que traverse l’Irlande et les mesures gouvernementales devraient donc continuer à remodeler en profondeur le secteur de la pharmacie.
LES CHIFFRES CLÉS DE L’IRLANDE
Population : 4,4 millions d’habitants
Superficie : 70 273 km2
Croissance démographique : 0,8 %
PIB en 2009 : 164,2 Md€
PIB/habitant : 36 800 €
Taux de croissance en 2009 : PIB – 7,5 %
Source : ministère français des Affaires étrangères
La course à la consolidation
« On estime environ à 95 % le nombre d’officines irlandaises traditionnelles, lesquelles se trouvent le plus souvent dans le giron d’entreprises familiales », estime Matthew Stych, directeur de recherche au sein de Planet Retail, cabinet d’études britannique spécialisé dans la distribution. L’importance de ces structures est mise en lumière dans une étude rendue publique récemment par le syndicat des pharmacies irlandaises (IPU), qui estime ainsi qu’un Irlandais visite en moyenne une officine 23 fois par an, ce qui représente quelque 96 millions de visites à l’année pour l’ensemble de la population. En 2007, les pharmaciens auraient ainsi dispensé quelque 15 millions de conseils sur des maladies mineures à titre gratuit.
La crise a néanmoins eu pour effet d’accélérer le processus de rapprochement entre ces entreprises. Avec plus ou moins de réussite. Il y a trois ans, Sam McCauley, qui possède une chaîne de 24 pharmacies dans le sud-est de l’Irlande (85 millions d’euros de CA), avait approché Adrian Dunne, un rival de moindre envergure, pour discuter d’une fusion à hauteur de 50 millions d’euros. La transaction, qui a été portée devant les tribunaux pour cause de désaccord, n’a finalement jamais abouti. Dans cette course à la consolidation, les grands groupes, à l’image d’Unicare et d’Alliance Boots, ont naturellement une carte à jouer : « Le marché reste toujours très instable et nous sommes toujours à l’affût de nouvelles opportunités de développement, explique Cormac Tobin, directeur général d’Unicare Irlande. Notre stratégie passe clairement par la croissance. »
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