Socioprofessionnel Réservé aux abonnés

« L’ Etat peut tenter d’infléchir une position européenne »

Publié le 29 novembre 2008
Mettre en favori

Les syndicats de pharmaciens connaissent bien Didier Tabuteau pour avoir jadis négocié avec lui sur la rémunération, le droit de substitution ou encore l’inscription dans la loi du principe de convention pharmaceutique. Aujourd’hui titulaire de la chaire santé de Sciences-Po Paris, il nous livre ses commentaires sur les mutations du système de soins et sur les rapports du politique à la santé.

« Le Moniteur » : Vous qui avez été directeur de cabinet du ministre de la Santé, pensez-vous que la perception et la gestion de la santé aient changé chez les politiques ?

Didier Tabuteau : Oui, les choses ont beaucoup changé : vous aviez auparavant une loi de santé tous les dix ans, maintenant vous êtes à une loi de santé tous les deux ans et un PLFSS tous les ans. La santé est devenue un objet politique. Le politique est trop souvent entré dans la santé sous le double prisme des crises sanitaires et de la maîtrise des dépenses, et peu par les programmes et politiques de santé publique ou par l’organisation du système pour contribuer à la qualité. Je pense cependant que cette dernière approche sera de plus en plus présente, pour une raison qui n’est d’ailleurs pas une bonne nouvelle : notre système de santé commence à poser de sérieux problèmes d’accès aux soins, de répartition de l’offre de soins sur le territoire et de qualité globale. Les politiques, par exemple les parlementaires dans leurs permanences, seront ainsi de plus en plus saisis de questions concrètes d’accès aux soins, de délais d’attente… La santé va devenir une préoccupation politique immédiate, c’est le grand changement pour les dix ans qui viennent.

Tous les gouvernements prétendent équilibrer l’assurance maladie mais n’y parviennent jamais. Qu’en pensez-vous ?

Un déficit n’est pas le signe d’une faillite du système. Il n’y a aucune raison dans notre système pour que les dépenses et les recettes s’équilibrent naturellement. Ce qui n’est en revanche pas normal, c’est que les déficits perdurent : normalement, on devrait rectifier par des prélèvements supplémentaires ou par des mesures de réduction de dépenses drastiques. Si on se donne trois-quatre ans pour revenir à l’équilibre c’est qu’on a raté quelque chose. La dépense de santé devrait être financée dans l’année de sa consommation. Si on n’arrive pas à contenir les dépenses il faut accepter d’augmenter les prélèvements.

Le gouvernement actuel semble ne pas vouloir augmenter les prélèvements…

Je ne suis pas d’accord : il augmente les prélèvements, mais pour les générations futures. Transmettre 27 milliards de déficit à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, dont 9 pour la maladie, cela signifie que l’on augmente d’autant les prélèvements sociaux de nos enfants. Certes, avec la crise financière nous traversons une période exceptionnelle, mais ces déficits se sont accumulés depuis des années. Ce report sur les générations à venir est une hérésie économique et une faute politique.

On parle de transferts vers les complémentaires, on les voit taxées à hauteur de 1 milliard…

Publicité

Oui, ce sont des prélèvements obligatoires indirects… On va à terme augmenter les cotisations des mutuelles et des assureurs parce qu’on ne veut pas augmenter la CSG, mais, en termes économiques, il n’y a pas de différence. C’est une réduction de pouvoir d’achat qui passe par un arbitrage de consommation : vous consommerez de la santé plutôt que de l’i-Pod ou de la voiture.

N’est-ce pas le premier pas vers un système assuranciel ?

Nous sommes déjà entrés dans un système largement assuranciel. Mettez de côté la dépense hospitalière et les ALD : sur les soins courants (ce qui concerne 80 % de la population française), vous vous apercevez que le taux de remboursement est de l’ordre de 55 %. On est déjà dans une zone où complémentaires et assurance maladie font quasiment jeu égal.

On entend de plus en plus que les pouvoirs publics essaient de mélanger les genres, voire de privatiser la Sécu…

A chaque fois que vous augmentez le reste à charge, que vous refusez de maintenir un taux de remboursement pour des soins médicalement justifiés, vous ouvrez la voie de la privatisation.

Que pensez-vous du référencement des professionnels de santé par les complémentaires ?

Les accords conventionnels de base doivent rester entre l’Assurance maladie et les syndicats professionnels, il ne faut pas tout mélanger. En revanche, que les complémentaires contractualisent avec les professionnels, c’est une question de mesure et d’organisation. Mais c’est malheureusement inéluctable dès lors que le reste à charge et les dépassements tarifaires augmentent.

Les pharmaciens constatent les effets comptables de la franchise médicale. Pensez-vous qu’elle ait abouti à ce que le gouvernement espérait, c’est-à-dire une responsabilisation ?

Si la responsabilisation c’est éviter une consultation qui peut déceler quelque chose de grave, c’est idiot. Ce n’est pas de la responsabilisation c’est de la privation de soins. Quant à la partie de la population qui n’a pas de problème financier, ça ne responsabilise rien non plus… La franchise a incontestablement une efficacité comptable pour réduire les dépenses d’assurance maladie, mais ce n’est pas une efficacité vertueuse. Notre système de santé est déjà très coûteux, le reste à charge très élevé pour les soins courants, si vous rajoutez une tranche supplémentaire, elle s’ajoute à un reste à charge déjà très élevé. C’est ce que j’avais appelé la « politique du salami » : couper l’assurance maladie en tranches fines, parce que c’est plus facile à faire passer. En fait, ce n’est pas 1 euro mais 8 euros qu’un Français paye en moyenne sur une consultation de généraliste, soit de sa poche, soit via sa complémentaire. Si vous prenez une consultation de spécialiste, le reste à charge peut atteindre 30, 40 ou 50 euros. Quand vous ajoutez 1 euro ou 50 centimes à des restes à charge déjà élevés, vous retardez clairement l’accès aux soins – et encore davantage à la prévention – pour les catégories les plus défavorisées (hors CMU), ceux qui n’ont pas d’assurance ou de mutuelle ou, plus fréquent encore, en ont une mais avec un contrat « bas de gamme ».

Les ALD déstabilisent la Sécu mais, malgré les velléités de changement, aucun gouvernement n’ose franchir le pas…

Je pense que les ALD ont des vertus en termes d’entrée dans des protocoles thérapeutiques et en termes de qualité des soins. Mais sur le strict plan du reste à charge, la mesure qui devrait s’imposer est le bouclier sanitaire. Et cette mesure n’impose pas nécessairement de créer une assurance maladie en fonction des revenus. Il s’agirait juste de ne pas avoir à supporter dans ce pays un reste à charge qui excède un certain montant. Ce n’est pas une mesure exceptionnelle, la plupart des grands pays l’ont fait. Cela étant, il faut quand même travailler sur les protocoles de soins pour rationaliser autant que faire se peut la dépense des ALD. Si l’on ne fait pas les choses en catimini mais qu’on ouvre un débat avec tous les partenaires intéressés, et en premier lieu avec les associations de patients, il ne doit pas y avoir de tabou, pas même sur la révision des critères d’entrée ou de sortie des ALD. Ce sont des sujets suffisamment lourds en termes de santé publique pour que l’on prenne le temps de les traiter. On est ici sur des sujets majeurs en termes de solidarité et d’équilibre du pacte social.

De leur côté, les pharmaciens se plaignent que c’est précisément la structure des dépenses qui cause le déficit et que le médicament est stigmatisé à tort…

Historiquement, on a constaté une baisse du médicament dans la part des dépenses de santé dans les années 70, puis cette part est remontée. Ce n’est pas illégitime compte tenu du progrès thérapeutique et des transferts de l’hôpital vers la ville. Cela étant, je pense qu’il ne faut pas séparer la ville de l’hôpital : il faut observer l’enveloppe des soins en général. Quand on a fermé les sanatoriums parce que les antibiotiques sont arrivés, ça a coûté cher en médicaments mais cela a été une bonne chose pour la collectivité et a fortiori pour les patients ! Aujourd’hui, les dépenses liées aux trithérapies ont en partie remplacé celles consacrées aux services hospitaliers qui prenaient en charge les malades du sida dans les années 90. Je n’ai rien a priori contre la hausse ou la baisse des dépenses de médicaments. Ou elle est justifiée et il faut s’en réjouir, même si l’on doit payer plus à la fin du mois sur la ligne CSG, ou elle n’est pas justifiée – et ça, ça me révulse. Il faut reconnaître par exemple que ce qui a été réalisé en France sur la consommation d’antibiotiques est assez remarquable.

Il semble que l’Etat fasse une corrélation entre nombre de pharmacies et consommation de soins. Pensez-vous qu’elle est exacte ?

C’est un sujet compliqué. D’une manière générale, on considère en économie de la santé que l’offre induit la demande. Mais gardons-nous de raisonnements à courte vue : je me rappelle des études concluant, dans les années 90, à la nécessité de ramener le numerus clausus des médecins à 3 000, voire 2 000. On voit où cela nous aurait menés… Je crois beaucoup à la nécessité d’une réflexion prospective, et c’est l’un des axes majeurs de la chaire santé de Sciences-Po. Concernant les pharmacies, quand bien même on nous prouverait qu’il y a aujourd’hui 5 000 pharmacies de trop, il faudrait avant toute décision imaginer quels seront nos besoins dans 5 à 10 ans. Peut-être verrons-nous que – pour des raisons d’évolution de la prise en charge, de projection démographique, de développement de la télémédecine, etc. – l’on aura besoin d’officines qui seront plus que des officines classiques, des lieux de coordination pour les personnes âgées dépendantes ou handicapées, des points d’accès aux réseaux informatisés de santé… Ne regardons pas seulement la corrélation avec la dépense de médicaments si elle est avérée. Regardons l’ensemble de l’évolution du système tel que nous le voulons. Si on fait ça, alors on pourra trancher rationnellement le débat sur le nombre d’officines.

Roselyne Bachelot dit justement qu’il faudra demain des officines plus importantes pour pouvoir assumer leurs nouvelles missions… et supporter la pression croissante sur les marges !

Vous pourriez sans doute envisager, sans aucun problème d’accès aux soins, une réduction du nombre de pharmacies dans les grandes villes. Le problème, c’est que ce sont les petites pharmacies qui ont du mal à vivre et qui, elles, sont indispensables en bien des lieux. Encore une fois, voyons ce que l’on veut faire de la pharmacie, voyons comment on finance les missions qui seront les leurs demain, et puis ça conduira peut-être à dire effectivement qu’à certains endroits la collectivité n’a pas besoin de financer autant de pharmacies au kilomètre carré. Cela peut aussi conduire à définir des modes de rémunération différents selon les situations. Il faut sortir du carcan unitaire actuel dans lequel on se trouve sur le plan de l’implantation et du mode de rémunération ! Si on veut répondre au mieux aux besoins en évolution rapide, il faut accepter de s’adapter aux circonstances et aux attentes de la population.

Casser l’unité, c’est un discours difficile à entendre pour des syndicats professionnels…

Les nombreuses négociations que j’ai menées avec les pharmaciens ont en général abouti à des accords parce que les gens s’écoutaient et se respectaient, malgré des séances parfois très dures mais où l’on a toujours joué cartes sur table. Cela a par exemple conduit à des accords s’accompagnant de changements législatifs importants : droit de substitution, inscription dans la loi du principe de convention d’exercice. Les pouvoirs publics ont tenu leurs engagements et les pharmaciens les leurs. Travailler en partenariat dans ces conditions, c’est faisable, je dirais même que ce n’est pas très compliqué. Je conserve l’image d’une profession qui sait négocier. Défendre ses intérêts est légitime.

La loi « Hôpital, patients, santé et territoire » vous semble-t-elle aussi structurante (ou restructurante) que le laisse entendre Roselyne Bachelot ?

J’étais très intéressé par la loi Bachelot dans son ambition initiale, qui voulait embrasser la santé publique, l’organisation du système, la régulation des dépenses et la gouvernance. Certains disaient d’ailleurs que cela allait être un texte fourre-tout. Je ne partageais pas cet avis, pour moi la santé cela se traite comme ça. Je voyais un texte qui voulait avoir une approche globale de la politique de santé. J’avoue que je suis déçu et frustré car je n’y trouve pratiquement plus que le Monopoly administratif sur l’hôpital et les agences régionales de santé [ARS]. Ce n’est plus qu’un texte d’organisation. On fait des ARS, je suis pour… C’est une évolution naturelle pour avoir une approche d’ensemble de la santé au niveau régional (prévention, soins, médicosocial, sanitaire, ville et hôpital), mais le Monopoly administratif sans les éléments de régulation et de santé publique qui en sont la raison d’être, c’est extraordinairement aventureux. On ne voit pas aujourd’hui si l’outil ARS répondra aux besoins.

On imagine mal un jour les médecins ou les pharmaciens signer des conventions professionnelles avec chaque ARS…

Je suis pour une convention nationale, mais je ne suis pas choqué qu’elle comprenne des volets régionaux car vous avez des priorités de santé publique qui peuvent varier sensiblement. Décliner un volet d’action sanitaire par région est donc important. Et c’est la même chose pour la régulation des dépenses ! En termes de négociation, je pense qu’il faut que ce soient les syndicats nationaux qui discutent le cadre général des conventions et, via leurs structures locales, les volets régionaux.

Vous verriez bien un système à l’anglaise, une négociation nationale (CNAM) plus des négociations locales (ARS) ?

Oui, pourquoi pas. J’ajoute que si je suis un défenseur farouche de l’uniformité des prestations sur l’ensemble du territoire, je m’interroge sur la possibilité d’avoir une part de financement régional. Pourquoi pas un bout de CSG régionalisé ? Quand une Région se mobilise pour des actions de santé publique ou pour réguler ses dépenses, il est normal qu’il y ait un intéressement financier de tous les acteurs locaux à le faire. Cela ne me semble pas inconcevable, même si je sais que cela en choque beaucoup. On m’a dit que c’était contraire au principe d’égalité devant l’impôt. Curieuse remarque, quand on voit les différences d’impôts locaux en France ! C’est en outre oublier les différences de cotisations et de prestations dans le régime Alsace-Moselle. De plus, il faut avoir en tête qu’il est plus facile d’équilibrer des comptes à l’échelle d’une Région qu’au niveau national. Les systèmes de santé étrangers qui arrivent à peu près à équilibrer leurs comptes sont ceux ayant des structures régionalisées ou locales. Et puis, la régulation peut être facilitée à cet échelon. J’ai toujours été frappé d’entendre les professionnels dire « Dans mon département, je connais les quelques acteurs qui charrient ! » Eh bien, pourquoi ne pas en tenir compte dans l’organisation du système ?

Concernant l’Europe, on a l’impression que la Commission tente de plus en plus de faire fi du principe de subsidiarité par Cour de justice interposée…

L’Europe va évidemment avoir une influence considérable sur l’évolution des systèmes de santé nationaux, il ne faut pas se leurrer. Au-delà des procédures touchant les officines, la directive sur la circulation des prestations de santé aura un impact majeur, une fois adoptée. Il y a bien sûr la confirmation par le projet de texte de la jurisprudence des décisions de la Cour de justice en termes de circulation des patients. Mais il y a aussi et surtout une série de mesures complémentaires. Par exemple le référencement européen des centres hospitaliers. Nous entrons dans une Europe de la santé.

Des spécialistes du social expliquent que ce projet de texte, tel que rédigé à ce jour, est la porte ouverte à une libéralisation de la santé…

Oui, c’est pour cela qu’il s’agit d’un texte majeur auquel il faut prêter la plus grande attention. Il comporte de bonnes choses mais aussi des risques.

Pensez-vous que les politiques aient perdu le pouvoir en la matière au niveau européen ?

Je suis pour ma part convaincu que les politiques, quand ils veulent le pouvoir, ils l’ont… Si on se bagarre au niveau européen parce qu’on n’est pas d’accord avec un texte, on le bloque et on parvient en général à le faire évoluer. Pour parler de ce que j’ai vécu à l’Agence du médicament, quand, dans les années 90, on a eu le projet de directive sur les réactifs de laboratoires, la France était seule à vouloir renforcer la sécurité sanitaire sur ces produits. Eh bien elle a réussi à obtenir un texte de compromis.

Donc, si on arrive à l’ouverture du capital des pharmacies, cela signifiera que le gouvernement français n’aura pas vraiment eu envie de l’éviter ?

Cela veut dire que l’on peut toujours faire évoluer la position européenne à condition de s’y employer complètement, avec détermination et ténacité.

Bio express

Didier Tabuteau, 49 ans, est conseiller d’Etat, spécialiste des questions de santé et de sécurité sociale. Il est aujourd’hui titulaire de la chaire santé de Sciences-Po Paris, après un parcours politique fourni : chargé en 2000 de la préparation de la fameuse loi sur les droits des malades de mars 2002, il fut le premier directeur général de l’Agence du médicament, de 1993 à 1997, directeur de cabinet de Bernard Kouchner à la Santé (1992-1993 et 2001-2002), directeur adjoint au cabinet de Claude Evin (1988-1991) et de Martine Aubry (1997-2000). Didier Tabuteau est également professeur associé à l’université Paris-V/René-Descartes et codirecteur de l’Institut Droit et Santé.