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«Il ne suffit pas d’avoir des médicaments pour être efficace»

Publié le 5 septembre 2009
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Dans l’interview qu’il nous a accordée, Rony Brauman, ancien président de MSF, dénonce quelques idées reçues, s’inquiète des pannes de la recherche et salue l’importance des pharmaciens dans le domaine de la médecine humanitaire.

Dans votre dernier livre, vous évoquez les idées reçues qui circulent à propos des catastrophes naturelles…

Je ne crois pas qu’il y ait un domaine où existent autant de croyances infondées, y compris dans le monde médical : ces catastrophes sont réputées provoquer épidémies, famines, blessés innombrables… Cela relève plus d’un imaginaire apocalyptique que d’un savoir informé par la science. Je pense aussi à la vogue du « post-traumatic stress disorder » : un raz de marée ou un bombardement ne brise pas la sphère psychique comme un coup de bâton casse un os. Or, c’est ce parallèle qui est bien souvent implicite dans les explications données, au détriment de la complexité du psychisme humain, qui ne relève certainement pas de la résistance des matériaux, comme le suggère aussi la notion de « résilience », sans cesse évoquée…

Vous insistez également sur la solidarité des gens sur place…

Quelles que soient l’ampleur de la catastrophe et la société où elle survient, la solidarité de voisinage joue et permet de répondre dans l’immédiat à l’essentiel des besoins fondamentaux : se vêtir, se nourrir, s’abriter. Il en va de même pour les prises en charge plus spécialisées par les institutions locales, par exemple médicales. Si un hôpital a été détruit, celui qui est intact accueille les urgences, au moins les plus graves. Ce qui ne signifie évidemment pas que l’intervention des ONG est inutile. Dans le domaine qui nous intéresse ici, par exemple, il apparaît que le nombre de blessés sérieux est en augmentation rapide lors de séismes alors qu’il était insignifiant jusqu’alors. Cela est dû à l’extension des agglomérations en zone à risque. Bien que cette solidarité locale englobe la presque totalité des secours, elle reste le plus souvent médiatiquement, et donc mentalement invisible. Tout se passe comme s’il n’y avait que les secours étrangers qui puissent être qualifiés d’humanitaires. Même les ONG n’en parlent ni entre elles, ni dans leurs documents internes, alors même qu’aujourd’hui plus de 80 % de leur personnel est local.

Quelle est la toute première chose à faire en cas de situation d’exception ?

Une évaluation préalable est indispensable. Une telle mission – exploratoire – rassemble au minimum deux ou trois savoir-faire différents. Mais il faut aussi tenir compte des problèmes d’organisation, d’approvisionnement en eau, en aliments, en médicaments, en énergie, etc. Il faut aussi comprendre ce qui se fait déjà sur place, ce qui n’est pas facile dans le chaos ambiant. La pression à agir est très forte alors que le type et le lieu de l’action sont souvent difficiles à choisir.

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Cela implique-t-il que l’action humanitaire se professionnalise ?

Oui, mais pour l’humanitaire à la française, il s’agit d’un phénomène qui s’est déroulé en deux temps. En effet, à partir des années 1970, et surtout dans les années 1980, les organisations humanitaires françaises se sont créées selon une segmentation professionnelle : médecins, avocats, agronomes… MSF, c’est de l’humanitaire médical avant d’être de la médecine humanitaire. Les organisations anglo-saxonnes, plus anciennes, étaient au contraire généralistes. Cette spécialisation par métier est la vraie originalité de l’humanitaire français. C’est dans un deuxième temps que l’action elle-même s’est professionnalisée, au fur et à mesure que nous élaborions des savoir-faire spécifiques en fonction des contextes d’intervention. Ainsi, à MSF, nous nous sommes dotés d’une organisation où les tâches sont divisées et correspondent chacune à un savoir-faire professionnel, depuis le contrôle de gestion en passant par les télécommunications jusqu’à l’entretien d’un parc automobile, la construction et la rénovation de structures médicales et, bien entendu, le contrôle qualité des médicaments.

Justement, quel est le rôle des pharmaciens à MSF ?

Très important. Ils sont chargés du contrôle qualité de tous nos consommables : médicaments bien sûr, mais aussi tout le matériel de soin (seringues, etc.). Ils inspectent les endroits où ces produits sont achetés, forment les intervenants à la gestion des stocks et sont responsables de notre système de pharmacovigilance.

Et quelle est la place des médicaments dans la médecine humanitaire ?

Il ne suffit pas d’avoir des médicaments pour être efficace mais, sans eux, rien ne se fait. Ils doivent couvrir une large variété de pathologies, avoir des qualités pharmacologiques démontrées, être conservés dans des conditions adéquates, être détruits quand ils arrivent à péremption et être renouvelés en fonction des évolutions de l’arsenal thérapeutique. Tout cela prend beaucoup de temps et d’énergie. La question des médicaments est aussi très politique. A plusieurs reprises, nous nous sommes engagés dans des négociations conflictuelles avec des ministères de la Santé pour les inciter à changer des protocoles thérapeutiques. Je pense en particulier aux combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine pour le paludisme, pour remplacer la chloroquine, devenue inefficace depuis longtemps. Et puis il y a les labos, avec qui nous sommes tantôt en conflit, tantôt en coopération. Comme pour faire revenir sur le marché un médicament qui n’était plus produit, tel le chloramphénicol huileux. Ou encore pour changer une AMM ou une forme galénique, comme pour l’éflornithine, active contre la maladie du sommeil.

Vous avez également lutté pour que les antirétroviraux soient accessibles sous forme de génériques.

MSF y a même joué un rôle éminent du fait de sa présence à différents niveaux, aussi bien dans les dispensaires que pour l’expertise épidémiologique, pharmacologique et même juridique. Nous avons ainsi recruté des juristes pour examiner les clauses de l’OMC portant sur la « licence obligatoire » : elles prévoient qu’en cas d’urgence de santé publique, un pays pauvre bénéficie de l’abandon par le laboratoire de son copyright. Nous avons été « aidés » par l’épidémie de charbon aux Etats-Unis, lesquels ont demandé un prix de générique à Bayer alors qu’il le refusait au même moment à l’Afrique du Sud pour les anti-VIH ! Pour des raisons d’efficacité médiatique, notre campagne a même été un peu trop loin, en laissant penser que le problème du sida en Afrique, c’était l’accès aux anti-VIH, alors que c’est aussi la formation du personnel soignant, la mise à disposition des médicaments dans les dispensaires de brousse, le renforcement des plateaux techniques, etc. Mais il est vrai que sans eux, aucun dispositif n’avait de sens. Les campagnes d’opinion et les positionnements politiques en faveur de l’accès aux médicaments essentiels sont aussi des instruments d’acquisition de ces médicaments […].

Avez-vous été confronté à des problèmes de contrefaçon ?

Bien sûr ! Par exemple, nous avons eu de faux vaccins antirougeoleux ou antiméningite au Nigeria. Depuis les années 90, nos pharmaciens ont construit un dispositif d’examen des stocks selon des méthodes éprouvées, par prélèvements. Nous ne luttons pas contre la contrefaçon, mais nous veillons à la qualité des médicaments que nous employons. Cela étant, nous avons eu un débat intéressant au sein de MSF lors d’une campagne pour l’accès aux médicaments essentiels. Elle visait d’abord à épingler les labos qui cherchaient à torpiller les fabricants de génériques. Entre autres moyens, ces labos mettaient dans le même sac fabricants de faux médicaments et génériqueurs, en mettant en avant les médicaments dont la biodisponibilité ou les caractéristiques pharmacodynamiques étaient insuffisantes. Comme les labos, nous insistions sur le contrôle de qualité, ce qui était légitime pour eux comme pour nous, mais qui risquait de brouiller notre message. Les pharmaciens avançaient des niveaux d’exigence médicalement infondés : à partir d’un certain moment, la sophistication des règles ne fait plus guère gagner de qualité et autorise surtout l’appropriation des processus par ceux qui en ont la maîtrise. Les pharmaciens exigeaient parfois des contrôles qui semblaient exagérés aux médecins.

Les laboratoires privilégient-ils plus les partenariats aujourd’hui ?

MSF, avec d’autres, a créé le DNDI (Drugs for Neglected Diseases Initiative), organisme de recherche indépendant, à but non lucratif et associant l’industrie. Il a permis de mettre au point une combinaison thérapeutique efficace contre le paludisme, à base d’artésunate et d’amodiaquine, très bon marché (moins de un dollar par traitement) et disponible pour toutes les structures de santé. Chaque molécule était produite par Sanofi-Aventis, mais la combinaison des deux posait des problèmes techniques difficiles, qui ont pu être résolus en associant plusieurs acteurs (start-up spécialisée, centres de recherches, etc.) dans cette structure à but non lucratif. D’autres médicaments sont en voie d’être mis au point grâce à elle.

Et en ce qui concerne la recherche de nouveaux médicaments ?

Elle est globalement en panne. La recherche de blockbusters, dont la mise au point résume l’essentiel de la stratégie industrielle depuis une vingtaine d’années, a siphonné la recherche clinique. Qui peut ignorer aujourd’hui que la logique de marché ne coïncide pas avec les exigences de santé publique, et peut même les contredire ? La financiarisation de l’industrie pharmaceutique, les dividendes annuels à deux chiffres voulus par les actionnaires conduisent vers des recherches commercialement intéressantes, mais médicalement nulles. Avec le risque, par exemple, de ne plus disposer d’antibiotique efficace dans 15 à 20 ans !

Peut-on justifier la conduite des essais cliniques dans les pays émergents par leur moindre coût ?

Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais il y a plusieurs problèmes. D’abord éthique : quand il s’agit de comparer des médicaments dont les différences sont minimes, il faut de grandes populations pour les mettre en évidence. La tentation est donc grande d’utiliser les Africains ou les Asiatiques comme cobayes pour tester des produits dont l’intérêt est limité et dont les risques sont mal connus. Ensuite, il s’agit de savoir comment on calcule un coût. Par exemple, on peut discuter le surcoût pour la collectivité d’un médicament plus cher que ses prédécesseurs, mais qui n’apporte en réalité pas grand-chose de plus. Mais le problème principal est celui de l’indépendance des essais cliniques, quel que soit le pays où ils sont réalisés. Des scandales ont éclaté aux Etats-Unis à propos d’experts renommés qui étaient en fait quasiment employés par certains labos. D’une manière générale, il a été démontré que les résultats d’un essai financé par un labo sont biaisés en sa faveur […]. En conséquence, les essais devraient être non seulement analysés, mais réalisés par des institutions publiques, selon des règles déontologiques claires.

La distribution gratuite de médicaments a été accusée de « déresponsabiliser » les patients. Qu’en pensez-vous ?

Le débat est plus généralement posé à propos de la gratuité des soins. Il n’y a évidemment pas de soins gratuits, parce qu’ils ont toujours un coût financier. La question est de savoir qui les paie : le patient, la collectivité nationale, une organisation internationale, deux d’entre eux ou les trois à la fois. Elle est en passe d’être réglée par plusieurs études publiées depuis une dizaine d’années par la Banque mondiale, notamment en Ouganda : elles montrent que le coût global de la maladie est diminué lorsque les soins sont dispensés gratuitement et payés par l’Etat, surtout dans les régions où existent des pathologies infectieuses endémiques accessibles au traitement. En effet, le simple fait d’être traitée redonne des capacités productives à la population : les champs sont cultivés, les usines fonctionnent, les élèves s’instruisent, etc.

Rony Brauman

Médecin spécialiste des maladies tropicales et épidémiologiste, Rony Brauman a rejoint en 1978 Médecins sans frontières, pour lequel il a accompli de nombreuses missions et dont il fut président de 1982 à 1994. Il est aujourd’hui directeur de recherches de la Fondation MSF et participe aux travaux du Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires. Rony Brauman est l’auteur de nombreux essais dont Penser dans l’urgence. Parcours critique d’un humanitaire et tout, dernièrement, La Médecine humanitaire. On retiendra notamment sa belle définition de la médecine humanitaire (« celle qui s’exerce pour elle-même, sans autre objectif que de se rendre utile ») et de ses acteurs (« praticiens de terrain, experts du social, entrepreneurs de morale »). « J’ai longtemps été réticent à employer ce terme de « médecine humanitaire », mais je l’ai finalement repris à mon compte. Parce que, malgré cette diversité de pratiques très hétérogènes, il est accepté et compris par tout le monde, y compris ses acteurs. Après tout, la médecine elle-même rassemble des pratiques très éloignées les unes des autres sans qu’on perde de vue le point de vue d’ensemble. Par exemple, quoi de commun entre le savoir-faire d’un orthopédiste, d’un ophtalmo et d’un biologiste ? C’est leur finalité qui les relie, non leurs techniques. J’ai donc choisi de décrire et circonscrire – vaguement – des pratiques inspirées par des considérations et une finalité communes, prenant place dans des situations comparables. C’est pour cette raison que je considère cet ouvrage comme un livre de praticien », écrit Rony Brauman dans La Médecine humanitaire.