Socioprofessionnel Réservé aux abonnés

Gafa à l’affût

Publié le 18 janvier 2020
Par Yves Rivoal
Mettre en favori

Alors que la profession continue de se battre contre son ennemi « préféré », Michel-Edouard Leclerc, les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) multiplient les investissements dans l’univers de la santé. Avec des stratégies qui pourraient fortement impacter l’ensemble du système. Faut-il donc avoir peur d’Amazon et consorts ? Ou composer dès maintenant avec une réalité sociétale ? Eléments de réponse.

Dans la bataille qui oppose la profession à Leclerc, l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO) vient de remporter une victoire. Le tribunal de commerce de Créteil (Val-de-Marne) a condamné le 3 décembre la société coopérative Groupements d’achats des centres Leclerc (Galec) pour publicité mensongère, concurrence déloyale et tromperie du consommateur. A ce titre, le Galec devra verser 30 000 € de dommages et intérêts à l’UDGPO. « Le tribunal nous a donné raison sur le fait que, contrairement à ce qu’affirmait la publicité diffusée par le Galec, un certain nombre de parapharmacies E.Leclerc n’étaient pas tenues par un docteur en pharmacie. Et que, dans d’autres, sa présence se limitait à 35   heures par semaine. Ce qui est notoirement insuffisant pour garantir aux clients les conseils d’un pharmacien diplômé pendant toute la durée d’ouverture des magasins, souligne Laurent Filoche, le président de l’UDGPO, qui compte bien ne pas en rester là. Nous avons mandaté nos avocats pour mener cette fois une action collective contre le Galec et les parapharmacies E.Leclerc qui pratiquent cette concurrence déloyale afin d’obtenir des indemnités au titre du préjudice moral et économique pour les pharmacies d’officines situées à proximité. »

Amazon se prépare

Pendant que la profession garde les yeux rivés sur son ennemi juré, les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) avancent leur pion. Aux Etats-Unis, Amazon ne cache plus ses ambitions sur le marché de la vente en ligne de médicaments de prescription. Après avoir obtenu en 2017 une licence de distribution dans une douzaine d’états américains, la firme de Jeff Bezos a racheté PillPack en juillet 2018. Cette pharmacie en ligne, spécialisée dans la livraison de médicaments en doses préemballées aux patients polymédiqués, possède des licences pour vendre des médicaments de prescription dans les 50 états américains. Dans la foulée, Amazon a créé une nouvelle entité juridique, Amazon Pharmacy, chargée de piloter sa stratégie. « Tous ces signaux laissent à penser que l’entreprise s’implantera à plus ou moins brève échéance sur ce marché », estime Hélène Decourteix, fondatrice de la société de conseil La pharmacie digitale.

En France, Amazon se contente pour l’heure de faire les yeux doux aux pharmaciens pour les inciter à vendre des produits de parapharmacie sur sa marketplace (voir encadré ci-dessous). « A court terme, je ne crois pas qu’Amazon se lancera chez nous dans la vente en ligne de médicaments, estime Julien Maldonato, associé conseil innovation au cabinet Deloitte. D’abord, parce que la réglementation protège le monopole des officines en limitant ce marché aux seuls médicaments sans ordonnances. Ensuite, parce qu’Amazon a beaucoup à faire pour conquérir son propre marché intérieur. »

A moyen terme, il esquisse un scénario plus inquiétant. « Dans les cinq ans qui viennent, Amazon sera probablement devenu un distributeur de produits pharmaceutiques en France, en dupliquant ce qu’il a fait avec succès sur toutes les autres catégories de biens : proposer à ses clients de la vente en direct, plus rémunératrice, et de la vente par tiers en percevant au passage une commission. Dans les deux cas, il gagne de l’argent… » Julien Maldonato ne limite d’ailleurs pas cette menace à Amazon. « Je mettrais aussi dans la boucle les plateformes chinoises Alibaba et Tencent dont on parle moins, mais qui partagent la même ambition qu’Amazon : offrir le plus de services possible à leurs clients pour les enfermer dans leur écosystème. »

Avant d’en arriver là, plusieurs obstacles devront être levés. « Les règles actuelles de répartition du capital des officines ainsi que le monopole de dispensation des médicaments à prescription médicale facultative (PMF) protègent le réseau officinal français de concurrents comme Amazon », rappelle Hélène Decourteix. Professeur en économie de la santé à l’université de Paris-Dauphine, Claude Le Pen ne croit pas à l’arrivée d’Amazon sur ce marché. « Pour une raison toute simple , estime l’économiste. Est-ce qu’aujourd’hui les Français ont vraiment besoin et envie d’aller acheter des médicaments sur Amazon ou dans des grandes surfaces comme E.Leclerc ? La réponse est non. En France, la distribution de médicaments s’appuie sur un réseau officinal de proximité sans équivalent dans le monde. Et lorsque vous entrez dans une officine avec une ordonnance, le reste à charge est proche de zéro. Il n’y a donc aucun intérêt à aller acheter des médicaments moins chers sur Internet pour se les faire livrer à domicile. Aux Etats-Unis, cela a du sens car les patients sans mutuelle paient les traitements de leur poche. Et dans certaines zones reculées, la vente par correspondance est le seul moyen d’accéder aux médicaments. »

Publicité

Sur son propre marché, Amazon est d’ailleurs encore loin d’avoir gagné la partie, comme le rappelle l’économiste. « Pour s’implanter, la firme devra signer des accords avec les acteurs d’un écosystème complexe et très intégré, où les fabricants de génériques, les grossistes et les mutuelles jouent un rôle essentiel. Le modèle d’Amazon est aussi déjà contesté, des enquêtes ayant mis en lumière que des médicaments contrefaits étaient vendus par des tiers sur sa plateforme et que sa centrale d’achats au Mexique n’apportait pas toutes les garanties dans la vérification des ordonnances par un pharmacien. »

Une menace moins directe

Pour ce qui est de Google et Apple, la menace semble moins directe, même si ces deux géants multiplient les investissements dans l’univers de la santé (voir Repères p. 19). « Leurs stratégies montrent qu’ils semblent plus intéressés par l’innovation en santé et le traitement des données médicales, qui s’annoncent comme étant des marchés beaucoup plus lucratifs et surtout moins contraints que la distribution pharmaceutique , souligne Claude Le Pen. En revanche, les applications de prévention ou d’observance et les nouveaux traitements qui seront développés à partir de l’analyse des données qu’ils auront collectées auront probablement un impact sur la prise en charge des patients et amèneront les pharmaciens à les utiliser et à les distribuer. »

Julien Maldonato est sensiblement sur la même longueur d’onde. « Vendre des médicaments en direct impliquerait de recruter des pharmaciens pour se positionner sur un métier qui me semble trop éloigné de leur modèle traditionnel basé sur l’intermédiation. En revanche, on peut imaginer que, demain, Google Shooping mettra en relation les patients avec des pharmaciens d’officine en touchant une commission au passage comme le fait déjà Amazon. Et on peut aussi prédire que Facebook jouera ce rôle d’intermédiaire via ses applications WhatsApp ou Instagram. A l’image de ce que fait déjà, en Chine, Tencent sur son réseau social WeChat… », souligne l’associé de chez Deloitte.

Même pas peur

La profession doit donc se préparer à s’adapter à ce nouvel écosystème, mais surtout à ne pas avoir peur, d’après Carine Wolf-Thal, la présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens (Cnop). « Le modèle qui les fait prospérer répond à une évolution sociétale que nous devrons intégrer. Ceci étant dit, les pharmaciens ont toujours su évoluer avec leur temps. Nous avons été les premiers à informatiser nos officines, à mettre en place le tiers payant et à déployer avec succès le dossier pharmaceutique. » La présidente de l’Ordre affiche donc une confiance en l’avenir. « J’ai l’impression qu’Amazon est en train de devenir le E.Leclerc d’hier, et qu’il ne nous fera pas plus de mal que cela tant que nous continuerons à jouer notre rôle de professionnels de santé de proximité. »

Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), abonde dans le même sens. « Nous ne devons pas avoir peur d’Amazon car la problématique est finalement la même que celle qui nous oppose à la grande distribution depuis de nombreuses années. D’un côté, vous avez des acteurs qui considèrent le médicament comme un bien de consommation et, de l’autre, notre profession qui estime que c’est un soin nécessitant un contact physique avec un professionnel de santé. Entre ces deux visions, les pouvoirs publics français ont tranché à de multiples reprises en notre faveur. » Cette peur est d’autant moins fondée pour le président de la FSPF que, d’un point de vue logistique, le réseau officinal reste plus efficace qu’Amazon. « Lorsque vous achetez sur cette plateforme, vous êtes au mieux livré le lendemain. Dans une pharmacie, vous avez vos médicaments tout de suite ou sous huit heures s’ils ne sont pas en stock. »

Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats des pharmaciens d’officine (USPO), est lui aussi sur la même longueur d’onde. « Ces dernières années, la profession s’est engagée dans des réformes ambitieuses : transfert d’une partie de la marge vers les honoraires, déploiement des entretiens pharmaceutiques, de la vaccination, des bilans de médication partagés, de la téléconsultation, etc. » Pour lui, c’est cette stratégie visant à enrichir l’acte pharmaceutique qui garantira la pérennité du circuit officinal. « Si nous étions restés de simples distributeurs de boîtes, alors, nous serions en grand danger face aux géants de la logistique et du commerce. En faisant le choix de nous recentrer sur ce qui fait l’essence de notre métier, la relation personnelle avec le patient, notre capacité à l’accompagner tout au long du parcours de soins et en travaillant en interprofessionnalité au sein des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), nous construisons un service à valeur ajoutée et personnalisé que les Gafa pourront difficilement automatiser. »

Révolution

Mais pour Philippe Besset, la profession devra évoluer pour intégrer les nouvelles technologies. « Nous devrons nous améliorer sur la partie logistique. Or les algorithmes que sont en train de développer des acteurs comme Google ou Microsoft sont effectivement susceptibles de révolutionner la distribution du médicament sur la partie BtoB [ “business to business” , ou du fabricant vers le pharmacien] . Ils pourraient nous permettre de pallier les ruptures de stocks, d’obtenir de meilleures conditions commerciales dans nos négociations avec les laboratoires ou de mettre à la disposition de nos patients des interfaces qui leur indiqueraient les produits en stock et l’offre de services proposés dans chaque pharmacie. » « Et si demain, des algorithmes nourris à l’intelligence artificielle proposés par les Gafa ou autres nous permettent d’accélérer et de sécuriser la dispensation, tant mieux, car ce temps économisé nous permettra de nous consacrer davantage aux nouvelles missions et à la relation avec nos patients », conclut Carine Wolf-Thal.



FAUT-IL VENDRE SUR AMAZON ?

La présence d’Amazon au dernier salon PharmagoraPlus avait fait grincer des dents. L’objectif de la firme de Jeff Bezos était clairement affiché : il s’agissait d’inciter les pharmaciens d’officine à vendre des produits de parapharmacie via sa place de marché. Pour rappel, Amazon propose aux pharmaciens de vendre sur ses sites français, allemand, anglais, espagnol et italien, moyennant un abonnement de 39 € par mois, la plateforme prélevant en sus une commission moyenne de 15 %.
Lorsqu’on lui demande s’il faut vendre sur Amazon, Laurent Filoche, le président de l’UDGPO, répond sans ambages : « Non, car c’est aller se jeter dans la gueule du loup. Dès qu’Amazon repère un business lucratif, il l’accapare et cherche à éliminer celui qui lui a apporté le gâteau sur un plateau. » Associé conseil innovation chez Deloitte, Julien Maldonato se montre plus nuancé. « Si Amazon fait le choix d’investir le marché de la distribution de médicaments sur Internet en collaboration et pas en compétition avec les officines, il sera difficile pour les officines et leurs groupements de rivaliser seuls. Les pharmaciens devront alors accepter qu’une partie des interactions avec les patients se déroule en ligne via des plateformes comme Amazon ou Facebook. »



À RETENIR

•  Leclerc a été condamné en décembre pour publicité mensongère, concurrence déloyale et tromperie du consommateur.

•  Cet ennemi historique des pharmaciens n’est pas le seul acteur à lorgner les médicaments et, plus généralement, le domaine de la santé. Les Gafa, Amazon en tête, placent progressivement leurs pions, et pas seulement aux Etats-Unis.

•  Les pharmaciens doivent se préparer à s’adapter à ces nouveaux acteurs, qui pourraient cependant se positionner comme des alliés, et non comme des ennemis.

 

REPÈRES 

Par Yves Rivoal – Infographie : Walter Barros