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Financiarisation en santé : ça n’arrive pas qu’aux autres
Lorsque Cyril Colombani signe avec le réseau Galien Développement pour acquérir son officine en 2009, il est loin d’imaginer le calvaire qui l’attend. « Pendant cinq ans, le fonds a exigé une rentabilité impossible. Mes équipes et moi-même avons été soumis à une pression constante. Je reste profondément meurtri par cette expérience et par la difficulté à sortir des griffes de ces financiers », témoigne-t-il.
À l’époque, Galien comptait parmi les premiers fonds à investir dans le marché pharmaceutique. Désormais, ils sont des dizaines à étendre leur influence, injectant des capitaux dans les officines contre des conditions financières exorbitantes et une ingérence sans précédent.
Une emprise croissante et insidieuse
Depuis trois ans, le phénomène s’accélère, favorisé par plusieurs facteurs : l’envolée des prix de cession qui rend l’acquisition de certaines pharmacies quasiment impossible sans apport important, la hausse des taux d’intérêt qui refroidit les banques face aux primo-accédants, et l’attrait des jeunes pharmaciens pour les enseignes XL ou XXL, présumées plus rentables.
« Ces pharmacies au bilan en millions d’euros sont une aubaine pour les pourvoyeurs de capital-risque dont l’investissement ne peut réglementairement excéder cinq ans », explique Guillaume Racle, élu au bureau national de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO).
Officiellement, aucun non-pharmacien ne peut détenir des parts dans une officine. Officieusement, les fonds contournent habilement cette interdiction. « Entre 1 à 5 % du secteur officinal serait déjà financiarisé », estiment les experts.
Des montages juridiques opaques
Les investisseurs s’immiscent dans le secteur grâce à des montages juridiques complexes. Ils s’impliquent d’abord dans les groupements ou à travers des sociétés de prestation en recrutement, en transactions d’officines ou en coaching.
« Cet écran juridique leur permet ensuite de souscrire des parts dans une officine via des obligations convertibles en actions (OCA) ou des obligations à bons de souscription en actions (OBSA) », précise Éric Thiebaut, avocat spécialisé. « Problème : les clauses de ces véhicules sont souvent associées à des objectifs financiers irréalistes. À plus ou moins longue échéance, beaucoup sont contraints de céder leurs parts, voire de rembourser le double du capital prêté. »
La Cour de cassation, dans un arrêt récent (18 septembre 2024), a confirmé que les OCA émises par une société d’exercice libéral par actions simplifiée (Selas) de pharmaciens conservent la nature de titres de créance tant qu’elles ne sont pas converties. Une décision qui, si elle clarifie la situation juridique, ne freine pas pour autant les ambitions des fonds d’investissement.
L’indépendance professionnelle en péril
Les avocats ont relevé un nombre alarmant de clauses qui portent directement atteinte à l’indépendance des pharmaciens. Parmi celles-ci, l’absence de liberté dans le choix du groupement et de l’expert-comptable, l’impossibilité de modifier les statuts de la société, la nécessité d’obtenir l’accord de l’investisseur pour l’approbation des comptes, l’interdiction de créer une nouvelle activité, l’obligation de soumettre toute dépense supérieure à 30 000 € à l’approbation de l’investisseur, le nantissement des titres au profit de celui-ci en cas d’impayés, et l’obligation d’acheter au moins 90 % des médicaments génériques par l’intermédiaire du groupement imposé.
Une surveillance oppressante
Au quotidien, la mainmise des fonds se traduit par une ingérence constante dans la gestion de l’officine. « Certains investisseurs placent un pharmacien senior dans l’officine. La présence de cet “œil de Moscou” est une manière d’accroître la pression pour assurer la rentabilité et de vérifier la bonne exécution des consignes », souligne Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO.
Cette surveillance s’exerce également par des moyens technologiques. « Parmi mes clients, plusieurs m’ont expliqué avoir été épiés en temps réel au moyen de logiciels comme TeamViewer. Ils étaient régulièrement rappelés à l’ordre pour des paniers de vente insuffisants ou une température de l’officine jugée inadaptée », rapporte Guillaume Marquis, conseil juridique.
Plus inquiétant encore : « Ces accès aux logiciels de l’officine soulèvent des questions sur l’usage qui est fait des données confidentielles par les fonds, notamment des dossiers médicaux des patients. »
Les autorités en alerte
Le phénomène est désormais suffisamment préoccupant pour alerter les autorités régulatrices. D’autant que la financiarisation pourrait générer une hausse des coûts pour les patients en faisant grimper les prix des services et produits non remboursés, excluant de facto des populations plus vulnérables sur le plan économique. Lors d’un débat animé par Le Moniteur des pharmacies en 2024 pendant le salon PharmagoraPlus, Marguerite Cazeneuve, directrice de la Caisse nationale de l’Assurance maladie, exprimait sa vigilance quant aux « réseaux qui se constituent avec des montages de dettes bizarroïdes », présentant un risque « de conflits potentiels de valeur entre logiques financières et professionnelles ». En effet, si, à court terme, la financiarisation permet des économies, à long terme, elle risque d’augmenter les dépenses publiques (pratiques d’optimisation de la nomenclature et concentration des acteurs).
Le rapport sénatorial « Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la santé ? », paru le 25 septembre 2024, tire lui aussi la sonnette d’alarme : la financiarisation pourrait accentuer les déserts médicaux en favorisant la concentration de l’offre de soins dans les zones les plus rentables. « À force de grossir, certaines officines tuent toute concurrence alentour », alerte Corinne Imbert, sénatrice et cosignataire du rapport.
Les 18 propositions de la commission des affaires sociales
Face à ce constat, la commission des affaires sociales a présenté 18 propositions visant à mieux réguler le phénomène. Parmi les principales mesures préconisées figurent un meilleur encadrement du capital et de la gouvernance des sociétés, la fin des détournements du système des actions de préférence, l’encadrement strict de l’intervention des acteurs financiers, notamment grâce à la fixation d’une durée minimale d’investissement, le renforcement du contrôle ordinal, en consacrant dans la loi la notion de « contrôle effectif » des sociétés par les professionnels qui y exercent, et l’adaptation du périmètre des documents contractuels devant être transmis aux ordres.
La riposte s’organise
Les acteurs du secteur pharmaceutique ne restent pas les bras croisés. Dans un rapport intitulé « Quels leviers actionner pour préserver l’indépendance des pharmacies en france face aux dangers de la financiarisation ? », l’Ordre, l’USPO, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP) et l’Association nationale des étudiants en pharmacie de France (Anepf) dressent une liste de pistes pour réguler ce phénomène. Ils plaident pour la mise en place d’un observatoire national et régional consacré à l’analyse et au suivi de la financiarisation des officines, l’obligation pour le professionnel exerçant de conserver le contrôle effectif de sa société, la communication obligatoire aux conseils de l’Ordre de l’ensemble des documents nécessaires à la compréhension du montage juridico-financier, sans possibilité d’opposer la confidentialité, et le développement d’aides éthiques entre pharmaciens.
« Ni le patient ni l’Assurance maladie n’ont à gagner de la financiarisation. Il y a forcément un risque de dégradation de l’accès aux soins liée à la recherche de rentabilité. Mais l’État peut aussi craindre une fuite des bénéfices financiers. Les investissements réalisés par des fonds étrangers ne sont pas réinvestis dans le système de santé français », analyse Philippe Besset, président de la FSPF.
La guerre est déclarée. L’USPO comme la FSPF préconisent d’encourager des dispositifs de soutien mutuel entre pharmaciens, « fondés sur des principes éthiques et solidaires ». La force du collectif.
Témoignage : « J’ai travaillé 33 ans, et on veut me dépouiller »
Pharmacien depuis plus de trois décennies, ce professionnel, installé dans le Nord, n’imaginait pas que la cession de son officine en 2023 allait tourner au cauchemar. « J’ai toujours travaillé honnêtement, sans montage fiscal. Après le Covid-19, épuisé et souffrant d’acouphènes, j’ai décidé de vendre. Une commerciale de l’OCP m’a orienté vers un agent, présenté comme fiable. J’ai signé en mars 2023, pour une cession en septembre. »
L’acheteur désigné, un jeune pharmacien, n’investit pas seul. « Derrière lui, un groupe financier a monté un système d’obligations convertibles à 15 % d’intérêt. Je n’en avais pas conscience. » Un an après la vente, tout bascule. « Le 14 octobre 2024, mes comptes sont saisis. Les acquéreurs m’accusent d’avoir menti sur les chiffres. Or si les chiffres sont en baisse, c’est parce qu’ils ont désorganisé la pharmacie. » La baisse de chiffre d’affaires devient prétexte à une demande de remboursement. « Avec les intérêts, on me réclame 4,5 millions d’euros ! » Désormais en procédure, il se bat pour prouver les manipulations. « Ils ont fabriqué de faux documents financiers, c’est une machine à broyer. Si je n’étais pas soutenu par mon avocat, j’aurais craqué. » Un témoignage glaçant sur les dommages collatéraux de la financiarisation des pharmacies.
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