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DRAME EN TROIS ACTES

Publié le 12 juillet 2014
Par Henri Weill
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Depuis plusieurs années, l’Ordre suit, à l’aide des fiches de déclarations que lui transmettent les pharmaciens d’officine, l’évolution des agressions dont ils sont victimes sous toutes leurs formes : physiques, verbales, dégradations matérielles. 161 déclarations d’agression ont été reçues en 2013. Derrière les chiffres et la froideur des statistiques, il y a surtout des êtres humains durablement meurtris par la violence de l’événement. L’affaire dont nous allons vous parler revêt un caractère hors norme. Elle s’est déroulée en 2006 dans le Nord. Il s’agit d’un cambriolage mené par deux jeunes hommes qui ont pris en otage pendant près de 12 heures le beau-fils d’une pharmacienne de Villeneuve-d’Ascq. Qu’ils ont torturé et humilié. Pour quelques centaines d’euros. Récit.

10 heures, lundi 15 mai 2006. Arrivant place de la République, Nicole Guinamard constate que le rideau de son officine n’est pas totalement baissé. Elle est partie dans sa résidence de campagne le vendredi soir et, comme toujours, les issues en ont été fermées le samedi à 12h30 par le personnel. Accompagnée de son mari, elle hâte le pas et entre. L’alarme a été désactivée, les lumières sont allumées. Les locaux ont été fouillés ainsi que l’appartement qu’ils occupent, au premier étage.

Nicole Guinamard, diplômée à Lille en 1970, a acheté cette pharmacie d’Annappes, « dans un quartier plaisant » de Villeneuve-d’Ascq (Nord) en 1983, après avoir travaillé dix ans à Roubaix. Elle et son époux sont propriétaires de l’immeuble et des premier et deuxième étages de l’immeuble contigu. C’est là qu’habite, dans un studio, son beau-fils, Thierry, alors âgé de 33 ans. Ce lundi matin, devant la pharmacie, un autre homme est tracassé. Il s’agit de Jerry, étonné de l’absence de Thierry alors qu’ils avaient rendez-vous à 8 heures. Pourtant, son ami est, pour reprendre une formule d’Alfred de Musset, l’exactitude ponctuelle. Le commissariat est alerté. A 11 heures, le téléphone de Jean Guinamard sonne. C’est Thierry. Il est… en Hollande. Le père écoute abasourdi le récit brutal que lui livre son fils. La veille, deux hommes ont pénétré chez lui, l’ont roué de coups, torturé puis se sont fait ouvrir la pharmacie, dont il possédait les clés. Ils l’ont ensuite entraîné dans leur délire criminel jusqu’en début de matinée.

Le début d’un cauchemar

Dimanche 14 mai, il fait chaud. Alors que Thierry Guinamard regarde tranquillement la télévision, il aperçoit une paire de jambes descendre par le Velux, ouvert, de la cuisine. « J’essaie de le repousser tout en criant, j’essaie d’attraper un couteau mais sans succès. Je reçois un coup de pied au torse », raconte-t-il aujourd’hui. Ce n’est pas un mais deux hommes de grande taille qui s’introduisent dans l’habitation. Tous deux portent des bas sur le visage et des chaussettes en guise de gants. Ils prennent leur temps. Ils fouillent, s’intéressent à l’écran plat, à l’ordinateur, découvrent une carte Bleue. Exigent le code. « Dans la panique, je ne m’en souviens plus. Alors, ils me frappent. Je donne un numéro. » L’un des deux hommes descend et tente de retirer de l’argent dans un distributeur situé en face du domicile. Il n’y parvient pas. Le code est erroné. Thierry Guinamard est à nouveau brutalisé. « J’en redonne un, qui est encore inexact. » La troisième est la bonne. « Je leur avais demandé de me mettre un clavier devant les yeux pour me remémorer mon code. » Mais le butin récolté, 80 €, est maigre. La carte sera conservée par les agresseurs.

Thierry est ligoté sur son lit. De manière si « sophistiquée » que le moindre mouvement est très douloureux. Puis torturé. Avec un couteau, des cotons-tiges dans les oreilles, des mégots incandescents… Personne dans le proche voisinage n’a entendu ou voulu entendre ce qui se joue. Le premier assaillant, le meneur, est dans la salle de bains. Il parle à son complice de la prochaine étape, la pharmacie. « Ils savaient que j’avais les clés. » Menacé d’une lame dans le dos, Thierry est conduit devant l’officine, où il est sommé de désactiver l’alarme. « Je prends à nouveau des coups. Tout cela est gratuit. Je suis en état de panique, j’obéis. »

A l’intérieur, les policiers lors des premières constatations, trouveront de nombreuses boîtes de médicaments au sol, l’armoire à toxique fracturée. La porte du réfrigérateur est restée ouverte : vaccins et insulines sont à détruire (le préjudice est de près de 1 300 € ). Le fond de caisse de 450 €, une priorité pour les truands, a évidemment disparu. Dans l’appartement, du matériel informatique est dérobé ainsi que des bijoux. Dans la cave, du vin. « Le butin est glissé à la hâte dans des sacs-poubelle. Ils me demandent de les charger dans ma voiture, garée sur le parking », raconte Thierry. La fin du calvaire ? Pas exactement. « Ils me demandent de monter à l’arrière et de ne pas les regarder car ils ont enlevé les bas qu’ils portaient. »

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La voiture marque un premier arrêt à Tourcoing où un écran plat est livré « à une jeune fille aux cheveux bouclés ». Lors du deuxième arrêt, ils déposent tout le matériel volé dans des buissons près d’une voie ferrée. Thierry est sorti de la voiture et assis dans un square, ses geôliers à proximité. Ils vont alors l’obliger à avaler treize comprimés qui le rendront amorphe, aidés par quelques coups supplémentaires. Six heures du soir arrivent. « Le “chef” vient vers moi et me demande si je veux aller en Hollande. »

– Ai-je le choix ?

– Non ! répond celui-ci.

Le voyage a pour objectif d’aller acheter du cannabis à Terneuzen, ville bien connue des « fumeurs » du Nord. Un troisième homme monte dans la voiture. « A la frontière belge, ils me demandent de conduire. Je prie pour croiser la police. Ce ne sera pas le cas. » Les pilules ingérées diminuent son champ visuel et empêchent toute concentration. Pourtant, ils parviennent aux Pays-Bas. « A l’ouverture du coffee-shop, le chef me tend ma pièce d’identité et 50 € et dit au garçon qui s’est récemment joint au groupe : “Tu y vas avec Thierry”. » Pour la première fois, l’otage est rassuré. Il aperçoit des caméras dans l’établissement. Dès qu’il est entré, il crie en anglais « Aidez-moi, j’ai été kidnappé ! ». L’accompagnateur s’enfuit. Il est poursuivi par deux employés mais parvient à les semer. La police appelée… n’arrive pas. L’un des employés du coffee-shop, le check-point, accompagne la victime au commissariat. « Là, j’ai appelé mon père qui est venu, ensuite, me chercher après y avoir effectué une déposition. » Quant à ses ravisseurs et leur complice, ils parviendront à regagner la France en voiture.

La brigade criminelle de la sûreté urbaine de Lille est saisie : faits d’enlèvement et séquestration accompagnés ou précédés d’actes de torture et de barbarie, extorsion avec arme, de vol en réunion avec dégradation.

La piste des chaussettes…

Le brigadier-chef Jean-Pierre Farine procède aux premières constatations avec des techniciens de la police judiciaire. Principale question : trouver le cheminement des agresseurs pour entrer dans le studio de Thierry. Simultanément, un couple se présente au commissariat de Villeneuve-d’Ascq afin de déposer une plainte pour violation de domicile et dégradations. Jean-Luc C. et sa compagne habitent dans l’appartement situé au-dessous de celui de Thierry Guinamard. Ils viennent de découvrir qu’il avait été squatté pendant leur absence (du 9 au 17 mai). Puis, face aux enquêteurs, à leur domicile, ils émettent des soupçons. Un nom est cité, celui de Kevin, un garçon qui savait que « le fils des propriétaires des murs et de la pharmacie est logé au-dessus ». Un détail suscite l’intérêt des policiers. Les lo­cataires évoquent la disparition de chaussettes… L’analyse du portable de la victime, qui a été utilisé par les agresseurs, renforce la piste Kevin. Le relevé indique, en effet, que, durant les faits, l’appareil a servi à appeler des membres de la famille de Kevin. « Mis bout à bout, se souvient aujourd’hui Jean-Pierre Farine, tous ces éléments nous ont permis de le cibler immédiatement ». La voiture de la victime sera également retrouvée dans un quartier que fréquente Kevin, lequel fait désormais figure de suspect. Né en mai 1988, sans domicile fixe, il collectionne les délits : violences volontaires, vol avec violence, agression sexuelle sur mineur, vol de véhicule, recel, dégradation de biens. Il est mis en cause dans quarante procédures qui ont conduit la justice à prononcer neuf condamnations. Il a été présenté dès l’âge de douze ans à un juge pour des vols et agressions. Les enquêteurs étudient également son environnement. Leur attention est attirée par Yanis, entendu dans vingt-deux affaires qui ont entraîné six condamnations. Kevin sera interpellé en décembre 2006 par les policiers de Tourcoing, qui le recherchent dans un autre dossier pour lequel il est condamné à un an de prison ferme et incarcéré. Entendu un mois plus tard à la brigade criminelle, il reconnaîtra les faits, les expliquant par un besoin d’argent en raison de son errance, la consommation de stupéfiants et d’alcool. Et confirmera relativement rapidement que Yanis, détenu dans la même prison que lui, était bien son complice. Dans un premier temps, celui-ci niera. Ce n’est qu’après plusieurs interrogatoires, en mai 2007, qu’il avouera sa participation expliquant que « la situation a dégénéré sous l’emprise de stupéfiants et d’alcool ».

Au printemps 2008, les policiers apprendront par Yanis que le troisième homme se prénomme Nolan, un jeune majeur qui fait partie de l’entourage de Kevin. Agé de dix-neuf ans au moment des faits, il est père de deux enfants. Rencontrant au cours de la nuit le duo, il accepta de les accompagner aux Pays-Bas pour s’y procurer des produits stupéfiants.

Kevin, mineur, ne sera pas incarcéré suite à l’affaire Guinamard pour vice de procédure. Il est placé sous contrôle judiciaire. « L’Apache », pour reprendre une terminologie en vogue durant une bonne partie du xxe siècle, poursuivra sa dérive criminelle.

Quinze ans de réclusion

Le 19 mars 2010, la cour d’assises pour mineurs du Nord se réunit à huis clos à Douai (Nord). Deux des trois prévenus sont présents. Kevin, lui, n’est pas là « parce que, le matin même du procès, il a appris la mort de son beau-père », explique son avocat, Maître Julien Bensoussan. Yanis, détenu, est lui dans le box. Les faits de 2006 ? La victime posément, dit : « Celui-ci a pris un plaisir jouissif à me torturer, donnant des conseils à son complice… » Ce dernier est condamné à quinze ans de réclusion. Une peine confirmée en appel. Pour Nolan, le troisième larron, la sanction est de trois ans avec sursis. Quant à Kevin, en fuite pour la justice, il écope de vingt-quatre ans. Une peine diminuée de moitié en juin 2011 lorsque, rejugé, il comparait devant cette même cour d’assises des mineurs. Il avait été arrêté le 27 avril 2010 dans un hôtel de Lezennes (Nord). Il effectue aujourd’hui sa détention au centre pénitentiaire de Maubeuge (Nord). Son acolyte, lui, est à la maison d’arrêt de Douai.

Aujourd’hui, Thierry Guinamard, le beau-fils de la pharmacienne d’Annappes, s’est partiellement échappé de ce cauchemar. Mais il en porte toujours les stigmates : « Plusieurs de mes proches, de mes amis, ont pensé que j’étais un peu responsable de ce qui m’arrivait… », raconte-t-il avec un sourire triste. Nicole Guinamard a revendu son officine. Cette femme discrète est aujourd’hui retraitée. « En trente-cinq ans d’exercice dans le Nord, j’ai été braquée deux fois. Et cambriolée quatre », se souvient-elle. Revenant sur les faits, son mari, Jean (ancien ingénieur informatique), intervient : « Nous pensons qu’il pouvait s’agir d’une vengeance. Comme les locataires du premier ne payaient plus leur loyer, ils étaient sur le point d’être expulsés… » Un impayé cher payé.

Les chiffres mentionnés en exergue proviennent de l’Ordre des pharmaciens et de son Observatoire 2013 des agressions subies au sein des pharmacies d’officine.

La manière

Les vols à main armée (28 %) et les agressions physiques (11 %) représentent 39 % des agressions déclarées, en hausse de presque 5 points par rapport à 2012. On trouve aussi les menaces (29 %) et les agressions verbales (32 %). L’Office de lutte contre le crime organisé a dénombré 104 vols à main armée dans des pharmacies (métropole et outremer).

Le motif

La part des agressions déclarées liées à un vol (ou à une tentative de vol) de la caisse a augmenté de presque 10 points en trois ans et représente désormais plus de la moitié des motifs d’agression (51 %) en 2013. Parmi les autres motifs : les stupéfiants (17 %), le refus de vente pour non-conformité des droits (9 %).

Les conséquences

Sans présumer de ce qui peut se passer à long terme, les conséquences physiques ou psychiques des agressions survenues en 2013 sont sans gravité dans 81 % des cas, ont justifié un arrêt de travail dans 13 % des cas et une hospitalisation dans 6 % des cas.

La localisation

Les officines des villes de 5 000 à 30 000 habitants sont statistiquement plus concernées par les agressions. Mais il se produit régulièrement des razzias rurales qui voient une série de pharmacies visitées sur une courte période par un même groupe d’individus.