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SAMU social : Les maraudeurs sanitaires

Publié le 12 janvier 2002
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Depuis huit ans, des équipes d’infirmières et de travailleurs sociaux sillonnent Paris toutes les nuits pour aller à la rencontre des SDF. De quoi souffrent-ils, comment sont-ils soignés ? Reportage dans les rues de Paris.

Ça va la santé ? » Accroupie près de l’homme enroulé dans son sac de couchage, Sophie, petite brune aux yeux clairs, l’examine d’un oeil attentif. « Vous n’avez pas mal aux pieds ? Vous voulez de la soupe ? Je peux prendre votre tension ? » Pendant que Patrick, le chauffeur, cherche le Thermos et une couverture supplémentaire dans la camionnette bleu et blanc du SAMU social, elle prend le poignet tendu : 15 de tension, c’est satisfaisant. Pour les pieds, pas de soucis : le sans-abri possède de bonnes chaussures de marche. Il est à peine 22 heures. Sophie et ses coéquipiers se redressent. Allongé pour la nuit sous le porche, l’homme ne les suivra pas malgré les propositions d’hébergement.

Au SAMU social, la nuit commence à 20 h 30. Elle démarre par un briefing. Dans une salle voûtée de l’hospice Saint-Michel, le coordinateur qui gère les sept équipes chargées de tourner dans Paris jusqu’au petit matin fait le point : qui a rencontré des difficultés avec un sans-abri bien connu la veille ? Qui aller voir ce soir pour un renouvellement de pansement ? Qu’est devenue une telle qu’a prise en charge le groupe de Sophie ? Le coordinateur désigne ensuite les équipes : une infirmière, un travailleur social et le chauffeur de la camionnette pour chacune. Le trio est formé pour quelques heures. La composition varie d’un soir à l’autre, fondée sur le principe d’un mélange homme-femme et d’anciens et de plus jeunes dans le métier. Ce soir, Sophie l’infirmière, six ans de SAMU, tourne dans l’Est parisien avec Patrick, sept mois d’ancienneté, et Stéphane, deux mois et demi. Le secteur couvert change aussi tous les soirs pour éviter que se crée un lien trop affectif avec les sans-abri.

Stéphane tient ses fiches en main. « Nous avons quatre signalements à faire : deux personnes qui ont appelé le 115 et deux autres qui ont été signalées par des particuliers. Nous ferons la maraude* ensuite. » Le 115 est un numéro de téléphone gratuit ouvert à tous ceux qui veulent trouver un abri pour la nuit. Il faut appeler pour réserver une place. La première tâche de l’équipe consiste à aller chercher ceux qui ont appelé le 115 pour un hébergement prévu pour le soir même.

Pierre monte, furieux, dans la camionnette. « Vous voilà enfin ! » Hier, il a essayé en vain de joindre le 115, soupçonnant l’opératrice de lui avoir raccroché au nez. Rien que la veille, 3 000 coups de fil pour 1 500 à 1 600 personnes. Pas évident de gérer autant d’appels, tente d’expliquer l’équipe. Le 115 est gratuit mais les lignes sont vite saturées. Il n’est pas question que les gens aillent directement dans l’un des centres d’hébergement du SAMU social. « On privilégie ceux qui ont fait la démarche d’appeler. Sinon, on aurait l’impression de les gruger. Mais on garde des lits pour les SDF rencontrés en maraude. »

La camionnette s’est vite remplie : une, puis deux puis quatre personnes pour un total de six places. Des habitués pour la plupart… comme Jean-Pierre, dans la rue depuis deux ans au moins. Il sort aujourd’hui de l’hôpital où il était soigné pour des problèmes cardiaques. Difficile de comprendre le parcours qui l’a mené jusque-là tant il est peu disert sur le sujet. Ancien gendarme à Bruxelles, il est revenu dans la capitale, a fait le taxi, s’est séparé de sa femme puis… « J’ai l’impression d’entendre toujours la même histoire, explique Stéphane, le travailleur social : tout part d’une histoire de séparation, les gens pètent les plombs, lâchent leur travail et, de fil en aiguille… »

Beaucoup de problèmes dermatologiques

David, c’est une autre histoire. Sophie l’infirmière le croise depuis longtemps : un bon chanteur, un bon musicien, qui garde toujours avec lui sa guitare. Elle ne comprend pas qu’il se laisse aller. « Je suis un anarchiste ! », clame-t-il en renouant son catogan. L’ambiance est joyeuse dans la camionnette. David fait son show. Il chante à tue-tête, enchaîne les plaisanteries, fait le clown et déclenche un rire général. On sent qu’il est déjà un peu parti, il tient à la main une bouteille aux trois-quarts vide.

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Cette bouteille de plastique remplie de vin de table bon marché est un vrai fil rouge. On la retrouve partout, imprégnant les haleines de la même odeur âcre : « Certains SDF en boivent 14 litres par jour ! », assure Sophie, qui tourne depuis déjà six ans. C’est un fait : quotidiennement, selon des études du SAMU social, la consommation moyenne tourne entre 7 et 10 litres d’alcool. « Si on les empêchait subitement de boire, ils risqueraient d’en mourir, de tomber dans le delirium tremens », précise Sophie.

S’imbiber réchauffe et anesthésie la douleur. « Mais il n’y a pas que l’alcool. Les gens qui sont depuis longtemps dans la rue ont une sorte d’indifférence vis-à-vis de la douleur, comme s’ils ne la ressentaient plus. Ils s’en sont détachés, souligne Stéphane d’un ton encore incrédule. Hier, un homme avait un abcès énorme. On pouvait y mettre le doigt. Lui, boitait à peine… »

Aucun comprimé dans la malette à pharmacie !

« Je soigne beaucoup de plaies dermatologiques, constate Sophie, qui transporte dans la camionnette une petite mallette de pharmacie. Ils marchent beaucoup et n’ont pas forcément de bonnes chaussures. Ils se brûlent aussi sur les bouches du métro. » Dans sa trousse, Sophie a de quoi soigner ce genre de blessures : pommades, sérum physiologique, tulle gras, bandes, pansements, mais aucun autre médicament, même pas un antalgique. « Je n’ai pas le droit de faire de prescription et avec les toxicomanes, mieux vaut ne rien transporter… »

Sophie juge rapidement de l’état de santé : la tension mais aussi l’éventuel présence de fièvre avec un thermomètre qu’elle colle sur le front. « Je leur demande comment ça va, s’ils ont des douleurs quelque part, je vérifie si le discours est cohérent, s’ils ne sont pas en hypothermie. Ensuite, c’est à moi de décider où les orienter, vers un centre d’hébergement simple (CHUS) ou vers un centre avec soins infirmiers (CHUSI). » Une autonomie que Sophie apprécie, elle qui est restée infirmière 27 ans à l’hôpital public. « Les lits avec soins infirmiers sont comme des lits à domicile, surtout des lits de repos pour surveiller les phlébites, la grippe, la température. Nous ne faisons pas de médecine « de pauvre ». En cas de sérieux problème, nous nous rendons à l’hôpital ou nous appelons le SAMU médical. » Si elle doute, Sophie peut toujours appeler le médecin d’astreinte, présent toute la nuit aux côtés du coordinateur. Le lien n’est jamais rompu avec le « quartier général » que les équipes informent d’un coup de fil bref de ce qui se passe sur le terrain : si la prise en charge prévue a été effectuée, si les lits réservés seront bien occupés… Le QG dispose aussi du Mobiloc, un logiciel informatique qui permet de suivre à la trace et en temps réel le parcours effectué par chaque véhicule.

Ce soir, direction Montrouge, un centre d’hébergement simple. « Là, les gens se restaurent, voient ensuite le coordinateur qui leur attribue un lit dans une chambre et des serviettes de toilette, précise Max, le responsable qui accueille les nouveaux arrivants. Dès demain matin, ils pourront parler à des conseillers sociaux, rencontrer un médecin. La durée d’hébergement est de sept jours en théorie mais le séjour dure parfois plus longtemps. »

Le centre compte 80 lits pour les hommes et 25 pour les femmes, moins nombreuses. Pas de mixité, seul le petit déjeuner du matin est pris en commun. Le quartier des femmes est en pleine rénovation : les douches ont été refaites il y a un mois. Toute la peinture est à revoir. Les réparations – nécessaires – se feront lentement et au coup par coup. Pas question de fermer le centre un mois pour travaux : les places d’urgence sont déjà peu nombreuses à Paris.

Nombre de sans-abri n’appellent pourtant jamais le 115. Ceux-là, complètement désocialisés, sont la priorité du SAMU. La camionnette parcourt les rues et stoppe dès qu’elle aperçoit un corps enseveli sous des couvertures, allongé dans un recoin ou simplement sur un banc en pleine rue. L’équipe, reconnaissable à ses blousons bleu et blanc, parlemente, apporte du café, de la soupe, une cigarette… « Ils ne savent pas qu’on arrive. Nous essayons de rétablir le lien social, explique Stéphane. Certains ont tout lâché, même ceux qui touchaient le RMI. Il faut le renouveler tous les trimestres mais ils n’en ont plus le courage. » Nom, prénom, âge…, Fabrice note tout dans son carnet quand il s’agit d’une personne inconnue du SAMU. La fiche de signalisation sera remise au coordinateur.

A défaut de persuader l’homme que l’équipe vient d’accoster, Stéphane l’incite à se rendre de lui-même à l’espace Solidarité Insertion pour rencontrer une assistance sociale (voir ci-contre). Il fournit l’adresse et celle de l’association Le Bus dentaire qui lui permettra de faire soigner ses dents gratuitement. Convaincu ? En tout cas, il a promis qu’il irait lundi. « On ne sait jamais s’ils vont le faire. D’autres nous disent qu’ils viendront avec nous le lendemain. C’est un prétexte pour qu’on les laisse tranquilles. Il faut revenir à la charge plusieurs fois, et puis, un moment, on ne sait pas pourquoi, ils viennent. »

Mais c’est parfois mission impossible : refus de la promiscuité dans les chambres des foyers d’hébergement, de se plier aux contraintes des horaires d’ouverture et de fermeture, peur des vols… « Ceux qui refusent de venir avec nous se sont souvent construit un petit monde dans leur quartier. Ils ont des habitudes, ils connaissent les commerçants, le cafetier du coin qui offre à boire… Contrairement à ce qu’on pense, la période la plus pénible pour les sans-abri n’est pas l’hiver. L’été, plusieurs foyers ferment, les gens partent en vacances et les sans-abri se retrouvent seuls. Avec la chaleur et la solitude, on compte beaucoup de dépressions pendant cette saison. »

Les jeunes sont plus faciles à convaincre

Alors les équipes se relaient à tour de rôle pour vérifier si tout se passe bien. Mohammed, qui vit sous un pont bordé par le périphérique, reçoit leur visite deux à trois fois par semaine. « On dirait un prophète ! », murmure Sophie sur le chemin. Effectivement, il en a l’air avec ses cheveux bouclés et sa longue barbe d’un blanc presque pur. Il s’est redressé dans le lit qu’il a installé là, malgré le bruit infernal des voitures et des camions. Depuis dix ans, il n’en bouge plus et se ravitaille tous les jours au local d’une association qui fournit gratuitement des repas. Il a près de 70 ans. Convaincre les plus vieux est difficile. « Pour eux, vu leur âge, ce n’est plus la peine. Ils n’ont pas d’avenir, alors à quoi bon se réinsérer ? Les jeunes sont plus faciles à persuader. Ils appellent plus facilement le 115, ont des attentes, plus d’exigences aussi. »

Echec, réussite ? Difficile de faire un bilan de ces missions de nuit. Depuis sept mois qu’il sillonne la ville, Patrick le chauffeur a l’impression de voir toujours les mêmes. « On fait parfois du « taxi social ». Il y a les habitués et ceux qu’on n’arrive jamais à décider », explique cet employé de la SNCF qui a choisi de se mettre en disponibilité deux ou trois ans pour s’impliquer entièrement. « On ne peut pas parler d’échec ou de réussite, estime Stéphane. Le travail social se fait sur la longueur. Beaucoup de sans-abri sont dans la rue depuis des années. Il faut d’abord qu’ils rentrent dans le droit commun, qu’ils réapprennent les règles de la société. Ce n’est que longtemps après qu’on pourra parler d’un emploi. »

Par souci d’anonymat, les prénoms des personnes ont été modifiés.

Qui sont les SDF ?

La population de la rue est très mal connue et loin d’être un groupe social homogène, rappelle l’observatoire du SAMU social. On y rencontre aussi bien des clochards à la rue depuis 15 ou 20 ans que des jeunes en galère, des toxicomanes, des malades psychiatriques en rupture de traitement, des femmes…

La moyenne d’âge tourne autour de 37 ans (chiffres de 2000). Les 18-30 ans représentent 24,5 % de la population. En majorité les SDF sont des hommes (82 %) mais on constate une augmentation du nombre de femmes et d’enfants dans la rue. Selon une autre étude, réalisée auprès de 5 688 personnes, 88 % d’entre elles étaient à la rue depuis moins de un an et 6,5 % depuis au moins deux ans. Ces 6,5 %, ceux que l’on appelle les « grands exclus », sont la priorité du SAMU social.

Une maison dans le jardin du SAMU social

Le SAMU social gère le dispositif d’urgence de la capitale. Durant le dernier hiver, Paris comptait 3 400 places de nuit (loin d’être toutes disponibles chaque soir). Le SAMU social dispose lui-même de trois centres d’hébergement simple (CHUS) et de quatre centres d’hébergement avec soins infirmiers (CHUSI).

Les sept équipes mobiles de nuit – un nombre qui monte à dix dans les périodes de grand froid – sont chargées de convaincre les sans-abri d’y avoir recours. Parallèlement, deux équipes mobiles psychosociales travaillent jour et nuit en collaboration avec des médecins psychiatres et les secteurs psychiatriques du réseau Souffrances et Précarité. Ce réseau, mis en place depuis un an par le SAMU social et l’hôpital Esquirol, évalue et aide à prendre en charge la souffrance psychique des plus démunis (lire page 21). Sur le terrain, les équipes psychosociales interviennent en cas de difficulté des équipes « classiques », désamorcent la violence mais tournent aussi en dehors de toute urgence.

Dans les centres d’hébergement, médecins et conseillers sociaux assurent le matin des permanences pour assurer un suivi médical et étudier chaque situation. Les centres ferment de 13 heures à 18 heures. Dans la journée, un accueil est prévu à l’espace Solidarité Insertion – baptisé « la Maison dans le jardin » – du SAMU social. C’est à la fois un lieu de détente (télévision, lecture, ateliers de cinéma, de dessin…), un espace d’hygiène (douche, laverie, coiffure, etc.) et un lieu d’écoute, d’information et de réinsertion. Quatorze autres espaces Solidarité Insertion existent à Paris, mais celui du SAMU social accueille plus particulièrement les « grands exclus ».

Fondé à Paris en 1993 par le Dr Xavier Emmanuelli, ancien secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire d’urgence, et financé à 60 % par la Ville de Paris, le SAMU Social a fait des émules en province. Une soixantaine de services sociaux existent aujourd’hui sur toute la France, principalement organisés par la Croix-Rouge. Une Fédération nationale des SAMU sociaux a vu le jour en mars 2001 pour rassembler les projets locaux. En décembre dernier, lors de ses premiers états généraux, elle comptait cinquante-sept membres répartis dans trente-neuf départements.

Budget du SAMU social de Paris : 120 millions de francs en 2000 (subventions financières de la Ville de Paris, de partenaires privés mais aussi aides en matériels, mise à disposition par certains organismes de leur personnel…).