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QUEL AVENIR POUR L’AUTOMÉDICATION ?

Publié le 19 janvier 2013
Par Isabelle Guardiola
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Les chiffres montrent que le recours à l’automédication s’installe durablement dans la mentalité des Français*. Pour autant, la pratique est-elle transparente et appréhendée à l’identique par les professionnels de santé, les laboratoires, les autorités sanitaires ? Pas si sûr, comme le montrent les avis – différents – de deux spécialistes du secteur.

Quelle est la définition de l’automédication ?

PASCAL BROSSARD : Notre définition est celle de l’OMS, autrement dit la pratique qui consiste, pour les patients, à utiliser, pour des pathologies précises, courantes et bien connues, des produits conçus pour cela avec l’aide du pharmacien. Il s’agit de produits sur lesquels on a du recul et pour lesquels la prescription médicale est facultative parce que la pharmacovigilance est correcte. L’automédication, que nous qualifions de « responsable », est une pratique bien encadrée, mais celle qui consiste à se servir dans la pharmacie domestique est ce que nous appelons du « mésusage » et elle est à bannir. Cependant, il est certain qu’un certain malentendu règne autour du terme pour des raisons sémantiques : le terme « automédication » peut s’entendre plus largement.

SYLVIE FAINZANG : Elle diffère selon les postures. Du point de vue des autorités sanitaires, une bonne automédication est la consommation de médicaments bénins dans des situations bénignes, lors de symptômes connus, conseillée par un médecin ou un pharmacien. Mais ceci correspond, pour les chercheurs en sciences sociales qui s’appuient sur les pratiques concrètes, à une vision normative. L’automédication consiste à consommer, de sa propre initiative, un médicament sans consulter un professionnel de santé. Cela peut être un médicament déjà en sa possession et antérieurement prescrit. Comme il y a souvent surprescription de la part des médecins, et comme les laboratoires conditionnent les médicaments dans des boîtes qui contiennent parfois plus qu’un traitement, l’usager peut se constituer un stock. La personne croit bien faire en utilisant une ancienne prescription pour un symptôme analogue. Dans la tête, il s’opère un glissement de « symptôme connu » à « symptôme bénin ». Un second glissement s’opère de « symptôme » à « médicament ». C’est-à-dire que la personne tend à considérer le médicament sur le modèle du symptôme. La synergie de ces deux phénomènes amène certaines personnes à prendre, pour gérer des symptômes qu’ils connaissent bien et qu’ils jugent bénins, des médicaments loin d’être anodins comme des anxiolytiques, des antibiotiques ou des anti-inflammatoires. Mais l’automédication peut aussi consister à essayer de se procurer un médicament dont on ne dispose pas. Certains chercheurs estiment même qu’aller voir un médecin pour lui demander de lui prescrire tel ou tel médicament est une forme d’automédication. Je ne partage pas cette idée car l’automédication implique normalement de se passer de la médiation du médecin prescripteur.

De quelle autonomie dispose le patient ?

P.B. : Je suis persuadé que l’automédication va se développer dans les années à venir. C’est un changement majeur que nous avons envie d’accompagner. Notre rôle est de faire évoluer le cadre légal et réglementaire, de faire prendre conscience aux politiques des enjeux et bousculer parfois les acteurs car la communication peut se développer de façon anarchique. A cet égard, l’autonomie du patient doit s’exercer de façon contrôlée et nous préconisons le pragmatisme. Chacun son rôle, chacun son métier. Redonnons au médecin le rôle de soigner des pathologies lourdes et sévères, laissons le pharmacien faire son vrai métier, celui d’opérer le tri du premier recours et de traiter lui-même les pathologies quotidiennes, et laissons aux urgences – au bout de la chaîne – le traitement des pathologies… urgentes. Or, aujourd’hui, règne un mélange des genres dans lequel le patient ne peut que s’égarer : les personnes vont chez le médecin pour des pathologies légères, cela réduit le temps que ce dernier devrait consacrer aux cas plus sérieux… Chacun est décalé dans son rôle, cela engendre anarchie et coût élevé.

S.F. : Dans les recommandations du ministère [inspirées du rapport « Perspectives d’évolution de l’automédication en France », A.Coulomb-A.Baumelou, 2007, NdlR], on veut laisser croire que les personnes sont autonomes. Dans la réalité, on se rend compte que l’autonomie tend à être confondue avec le consentement. Ce qui est attendu du patient c’est qu’il sache faire seul, chez lui, ce que le médecin ou le pharmacien veut qu’il fasse : qu’il consulte un professionnel de santé et ne se serve pas dans sa pharmacie domestique. La responsabilité qui lui est laissée n’est qu’économique puisque c’est à lui de payer le médicament qu’il achète à la pharmacie. Concrètement, rien n’est fait pour lui donner une véritable autonomie, c’est-à-dire une compétence, qui suppose une information sur le médicament. L’idée est que la personne n’est pas assez compétente pour choisir un médicament, et au lieu de le lui apprendre on lui dit ce qu’elle doit prendre, ce qui revient, en définitive, à le lui prescrire, à la différence près qu’il n’est pas remboursé.

N’est-ce pas illusoire ?

S.F. : Ce qui est illusoire, c’est que l’on dise donner une autonomie au patient. L’autonomie comporte trois dimensions : l’action, la volonté et la pensée. Elle suppose donc une connaissance, un esprit critique, une compréhension, une réflexion et enfin une décision. Si l’on ne donne pas aux gens la possibilité de s’informer sur le médicament mais qu’on leur dit d’aller consulter le pharmacien pour avoir ce qu’il leur faut, on ne leur fournit pas les moyens intellectuels d’acquérir un savoir sur les médicaments. Les recommandations des autorités sanitaires équivalent en fait à des consignes d’observance. A l’heure où l’on parle d’éducation du patient, on aurait les moyens de la mettre en place mais peu d’efforts vont véritablement dans ce sens. Lorsque les patients cherchent tout de même à se renseigner, notamment sur Internet, les médecins s’en alarment : le web est diabolisé alors que les individus pourraient en faire un usage éclairé.

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Quelle est votre réflexion sur la relation qu’entretiennent les professionnels de santé avec l’automédication ?

P.B. : Le pharmacien intervient en premier recours et il doit, en quelques questions, orienter son patient. Toute l’astuce est de savoir où l’on pousse le curseur des compétences. Ainsi, les spécialistes de la migraine considèrent aujourd’hui qu’elle est du domaine du pharmacien. En faire le diagnostic est simple, nous l’avons d’ailleurs testé auprès de pharmaciens et constaté qu’ils connaissaient les questions à poser. Les personnes souffrant de migraine savent parfaitement ce qu’elles ont et ont déjà consulté pour ces douleurs. Il paraît donc logique que le pharmacien puisse délivrer des AINS, voire demain des triptans. Si quelque chose alerte le pharmacien dans les réponses du patient, il devrait immédiatement le détecter et réorienter vers le médecin. C’est la même configuration lorsqu’une patiente sait qu’elle souffre d’une cystite à répétition parce qu’elle a déjà été diagnostiquée pour cela. Aujourd’hui, on a encore des femmes qui sont obligées d’aller voir leur médecin avant d’être traitées alors que le pharmacien devrait pouvoir délivrer de la fosfomycine après un interrogatoire simple et validé. Je le répète, il faut alléger la charge des médecins et le parcours de soin !

S.F. : On constate une forte inquiétude des professionnels de santé face à la navigation des patients sur Internet, ces derniers pouvant collecter des renseignements ou des avis faux, notamment dans les forums de discussion. Mais c’était déjà le cas auparavant quand ils consultaient leur entourage. L’individu a toujours été inséré dans des réseaux de relations sociales et a toujours cherché des conseils et des avis autour de lui. Par ailleurs, certains conseils sont bien avisés, et c’est une erreur de penser que les gens sont inéducables, comme le pensent de nombreux professionnels de santé. Si l’on repense à la controverse autour du libre accès, c’est très frappant de voir cette levée de boucliers de la part de pharmaciens estimant que le grand public est incapable de différencier paracétamol et ibuprofène. Si l’on fournit des explications aux personnes, elles sont à même de les comprendre. Au lieu de cela, certains pharmaciens se contentent de vendre des médicaments sans aucune information. Je pense au cas de ce patient qui a demandé à son pharmacien une boîte d’Imodium. Comme celui-ci n’en avait pas, il lui a délivré Lactéol en lui disant que c’était « la même chose », ce qui est faux. Plutôt que de chercher à vendre à tout prix un médicament, il conviendrait d’expliquer aux gens qu’il existe plusieurs types de médicaments avec des principes actifs différents et des effets éventuellement différents.

Qu’est-ce qui bloque pour que d’autres médicaments passent en prescription facultative ?

P.B. : Aujourd’hui, les quatre conditions nécessaires sont réunies : les patients veulent être plus autonomes, les médecins ne sont plus disponibles (ce n’était pas le cas il y a cinq ans), les pharmaciens ont tout intérêt à développer ce segment dynamique et, enfin, c’est de l’intérêt de la Sécurité sociale. Le blocage vient des syndicats de médecins. Cela va évoluer, car la base des médecins sait son intérêt à bouger ses pratiques. Notre rôle est d’inciter les autorités à élargir la liste trop restreinte des produits d’automédication, un moyen assez simple de faire des économies sans que ce soit trop violent pour la population. Le passage en prescription facultative se fait sur demande des laboratoires à l’ANSM. Or, l’agence est très conservatrice et prudente, surtout depuis l’affaire du Mediator. S’opère donc un jeu d’explications argumentées et de négociations : les politiques doivent inviter l’ANSM à regarder les choses d’un œil nouveau, et l’AFIPA est là pour inciter les politiques à opérer cette « mutation » auprès de l’ANSM ou encore auprès de la HAS pour qu’elle fasse des recommandations en ce sens. Mais nous devons être tactiques, c’est le cas sur la question des déremboursements. Ainsi, nous réfutons le fait que certains produits soient présentés comme ayant un service médical rendu (ou SMR) insuffisant. Il s’agit de produits qui sont utiles mais dont on a décidé qu’ils ne devaient pas être pris en charge par la collectivité. A l’AFIPA, nous suggérons, plutôt que de parler de SMR insuffisant, d’opérer une classification par pathologie méritant une prise en charge collective ou individuelle. Décider que telle pathologie et donc tel médicament ne doit plus être remboursé relèverait ainsi d’un choix de société, d’un choix politique. Enfin, l’AFIPA est là pour inciter à ce que soient faites des campagnes d’information sur l’automédication et son bon usage. Ce sont plusieurs mesures qui doivent être prises conjointement pour que les choses avancent.

Etes-vous optimiste pour l’avenir ?

P.B. : Je le suis, mais il y a encore du travail. Concernant les quatre conditions que je déclinais précédemment pour garantir le développement de l’automédication, des évolutions sont en cours. Ainsi, la population souhaite plus d’autonomie. Or un portail d’information sur les médicaments va être créé par le ministère de la Santé. Le patient souhaite que le médecin fasse un diagnostic, qu’il explique, écrive ce dont il souffre et qu’ainsi, en cas de récidive d’une pathologie courante, il puisse s’adresser directement au pharmacien. D’autre part, le rôle du pharmacien va évoluer. Le fait qu’il ait des missions plus médicalisées, comme le suivi des anticoagulants, va renforcer le sérieux de son image auprès du grand public. Cela va aussi le pousser à muscler ses connaissances scientifiques, à former son équipe : c’est lui que l’on ira voir en premier recours, mais pour cela une relation de confiance et de sérieux doit s’instaurer avec le public. L’automédication ne peut qu’en profiter. Enfin, l’Assurance maladie doit mesurer le gain que ce système lui procure : pour certaines pathologies courantes, il serait moins coûteux que le pharmacien délivre un traitement directement et que le patient soit remboursé. L’Assurance maladie pourrait ainsi rembourser un panier moyen annuel de produits d’automédication. Certaines mutuelles en ont compris l’intérêt et proposent ce système. Nous y sommes favorables à condition que les réseaux de complémentaires santé n’aient pas le terrible pouvoir de choisir les médicaments et de les imposer aux pharmaciens.

S. F. : Il y a peut-être une fenêtre qui s’ouvre, en particulier avec les maladies chroniques, où les gens s’autonomisent de plus en plus. Ils sont demandeurs de davantage d’informations et, petit à petit, on leur en donnera. Mais, pour l’heure, il ne faut pas s’illusionner : les pouvoirs publics tentent de faire croire aux gens qu’ils sont autonomes, c’est séduisant, mais l’information ne leur est pas suffisamment donnée et ce qu’on leur demande, c’est essentiellement la prise en charge financière de leur traitement. Invoquer l’idée que les usagers n’ont pas conscience des risques liés aux médicaments n’a pas de sens. Les gens savent parfaitement qu’il y a des risques avec les médicaments, ils n’ont pas attendu l’affaire du Mediator pour cela ! Ils n’ignorent pas les dangers encourus. D’ailleurs, les modifications qu’ils apportent parfois aux posologies indiquées, à tort ou à raison, sont souvent liées à la volonté de réduire ces risques. Pour autant, je ne dis pas que les médecins sont tous paternalistes ou que les patients sont tous compétents et adultes… Mais que la plupart ont des compétences, veulent prendre en main certains de leurs problèmes sans que les solutions ne leur soient véritablement données. Une des raisons pour lesquelles les professionnels de santé sont parfois hostiles à l’automédication est que l’usager ne sait pas distinguer symptôme bénin et situation grave et que l’automédication peut favoriser un retard de diagnostic. Ça peut être le cas. Mais ce qu’il est intéressant de constater, c’est que certains patients, ayant eu une expérience déçue avec leur médecin, décident de s’automédiquer à leur façon, pour ne pas retourner voir celui qui n’a pas su, selon eux, régler le problème, et ne pas se soumettre de nouveau à un mauvais diagnostic. C’est alors une façon pour eux de ne pas risquer de subir un retard de traitement…

* Selon IMS Health, ce segment, composé des médicaments non remboursables de vente libre (OTC strict) et des médicaments remboursables de prescription médicale facultative (PMF) non présentés au remboursement (semi-éthiques achetés sans ordonnance), est en forte croissance avec une progression de + 4,7 % en valeur observée à fin septembre 2012 (voir « Le Moniteur » n° 2960).

Sondage directmedica

Sondage réalisé par téléphone du 18 au 19 décembre 2012 sur un échantillon représentatif de 100 pharmaciens titulaires en fonction de leur répartition géographique et de leur chiffre d’affaires de l’officine.

Observez-vous un développement de vos ventes d’automédication ?

A quoi cela correspond-il ? (une seule réponse possible)

Le budget moyen consacré à l’automédication vous semble-t-il en augmentation ?

Constatez-vous une différence entre les pratiques de terrain et les recommandations du ministère (traitement bénin pour pathologie bénigne, sur un temps court ) ?

Pensez-vous que les nouvelles missions (entretiens pharmaceutiques notamment) vont avoir une influence positive sur vos ventes d’automédication ?

Concernant les prix des produits d’automédication à l’officine, diriez-vous qu’ils sont :