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Professionnels de santé et missions partagées : confrères ou concurrents ?

Publié le 22 juin 2024
Par Matthieu Vandendriessche
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Les missions pharmaceutiques peuvent se recouper avec celles qu’exercent les médecins et les infirmiers. Non sans entraîner parfois des tensions entre professionnels. Sont-ils vraiment prêts à ces évolutions ? Un travail constructif passe-t-il par l’intégration en structure d’exercice coordonné ? Réponses de trois représentants professionnels engagés.

 

« Nous n’avons pas le temps de gérer des professionnels qui mélangent les intérêts communs et leurs revendications personnelles »

Eric Myon

Pharmacien titulaire à Paris, président de la
communauté professionnelle territoriale de
santé Paris 8, secrétaire général de l’Union
nationale des pharmacies de France

Comment voyez-vous le métier officinal actuel ?

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Chaque pharmacien peut avoir aujourd’hui l’exercice qui lui est propre. L’expertise première, c’est la dispensation du médicament. Notre cœur de métier, c’est l’analyse pharmaceutique. L’officine peut aussi être le premier hub santé pour la prévention et l’optimisation du parcours de soins des patients. Cependant, les pharmaciens n’ont pas encore suffisamment pris les nouvelles missions à bras-le-corps. Pour cela, il faut l’espace nécessaire et aussi pouvoir recruter.

Comment se concrétise le partage de compétences au sein de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) que vous présidez ?

Nous avons été parmi les premiers à mettre en application les protocoles de coopération sur l’angine et sur les cystites. Nous en avons réalisé plus de 600 en 15 mois. Sur le territoire de la CPTS, trois officines sur 35 y participent. Les infirmiers, peu nombreux, ne se sont pas lancés. Pas plus que les kinésithérapeutes. Nous avons construit des binômes entre médecins et pharmaciens et cela a permis de mettre en place les formations. Lorsque chacun sait ce qu’il attend de l’autre, c’est clair, simple et efficace. Par exemple, un médecin délégant a demandé à voir les patientes avec suspicion de cystite en présence d’une douleur lombaire unilatérale. Entre acteurs locaux qui se connaissent, il n’y a pas de raison que cela ne se passe pas bien. Les médecins peuvent orienter directement les patientes vers les officines pour un protocole cystite. Certains encore prescrivent les vaccins et adressent les personnes à la pharmacie pour l’injection car ils manquent de temps. Pour qu’une CPTS fonctionne efficacement, ses adhérents doivent avoir envie de faire avancer le collectif. Nous n’avons pas le temps de gérer des professionnels qui mélangent les intérêts communs et leurs revendications personnelles.

« Il n’y a pas de prérogatives exclusives dans le domaine de la santé publique »

Daniel Guillerm

Infirmier diplômé d’Etat, président de la
Fédération nationale des infirmiers

Qu’est-ce qui caractérise la profession d’infirmier diplômé d’Etat libéral (Idel) ?

Notre profession connaît une croissance dynamique avec une progression annuelle des effectifs évaluée entre 4 et 6 %. Le maillage territorial des Idel est relativement serré, il n’y a pas de désert infirmier en France. Dans le même temps, nous faisons face à un double défi : l’explosion des maladies chroniques et le vieillissement de la population. Sur 1 million de patients dépendants, près de 745 000 reçoivent chaque jour à leur domicile la visite d’un infirmier libéral. Par ailleurs, l’architecture réglementaire de notre métier évolue vers une extension de nos prérogatives, comme celle de l’infirmier référent.

Comment appréhendez-vous le partage de compétences avec les médecins et les pharmaciens ?

Nous vivons une période de désertification médicale et d’hybridation des métiers. Il n’y a pas de prérogatives exclusives dans le domaine de la santé publique : nous pouvons avoir des compétences partagées. Pour autant, nous ne voulons pas déshabiller le métier de médecin mais faire gagner du temps médical utile. Au sujet de la gestion des plaies chroniques par exemple, les médecins nous appellent souvent pour savoir ce qu’ils doivent prescrire. Pourquoi, dans ce cas, les Idel ne pourraient-elles pas avoir un accès direct pour certaines plaies ? Quant aux prérogatives partagées avec le pharmacien sur la vaccination, elles sont inscrites dans la loi et ne font plus débat. On ne peut pas s’élever contre cela sauf à passer pour d’affreux corporatistes. Cependant, nous ne disposons pas de la surface d’affichage des officines. Des frictions apparaissent forcément dès lors qu’un pharmacien vaccine une personne qui l’était jusque-là par son Idel. Par ailleurs, les infirmiers libéraux exercent 98 % de leur activité au domicile. En dehors du condiv exceptionnel de crise sanitaire, la place du pharmacien est à l’officine sur sa compétence propre qui est avant tout celle du médicament. Distribuer les traitements et vacciner au domicile, cela relève de l’infirmière. Si nous demandons à disposer d’un stock de vaccins, ce n’est pas pour que les pharmaciens en fassent moins mais pour que, de manière générale, les professionnels de santé vaccinent davantage. Tout comme les représentants des pharmaciens, nous demandons aussi la mise en place d’une consultation prévaccinale afin de rémunérer le temps consacré au bilan vaccinal du patient, à le convaincre et à lui prescrire le vaccin.

Quelle est votre appréciation des structures d’exercice coordonné ?

Les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) servent d’alibi aux pouvoirs politiques pour rester dans une forme d’immobilisme. Quand vous réclamez une avancée sur le métier à un parlementaire ou à un ministre, il vous répond : « Vous avez les CPTS et les MSP, donc ne nous demandez plus rien ! » Médecins, pharmaciens et infirmiers, nous constituons un triptyque socle et pouvons représenter un levier systémique de réorganisation. Avec seulement 20 % des professionnels intégrés dans les MSP de type société interprofessionnelle de soins ambulatoires, on ne peut pas parler de levier de réorganisation. Une autre question qui se pose est celle des missions propres aux CPTS et MSP et comment les articuler entre elles.

« Je ne pense pas que l’avenir de la pharmacie soit de faire de la « petite médecine générale »

Yohan Saynac

Médecin généraliste à Pantin (Seine-Saint-
Denis), coprésident de la communauté
professionnelle territoriale de santé de Pantin,
délégué régional Ile-de-France du syndicat MG
France

Les médecins seraient-ils corporatistes ?

Toutes les professions sont corporatistes ! Le « corporatisme », ce n’est pas un gros mot, on parle de la défense d’un métier. Il faut des corps organisés pour faire face aux décisions parfois absurdes des politiques. Il y a aussi des questions sémantiques qui braquent, comme la « prescription pharmaceutique ». Il faut en discuter, échanger entre nous. Médecins, pharmaciens et infirmiers sont identifiés par les patients comme des interlocuteurs de proximité et de premier recours. Si l’on veut rassurer et accompagner les professionnels qui vont devoir de plus en plus travailler en équipe, il est nécessaire de discuter du cadre de ce travail commun.

Comment percevez-vous la montée en charge des missions dévolues aux officinaux ?

Nous, médecins, avons besoin de nous appuyer sur l’expertise du pharmacien sur le médicament. Notamment pour engager la déprescription, qui est intégrée à notre cursus initial et encouragée par l’Assurance maladie. S’agissant des nouvelles missions des officines, je ne pense pas que l’avenir de la pharmacie soit de faire de la « petite médecine générale ». Cependant, tout ce qui contribue à fluidifier le parcours du patient ne doit pas être la chasse gardée d’une profession. Certes, les protocoles de coopération ne sont pas vraiment de nature à faire gagner du temps médical. Ce ne sont pas les consultations pour cystite qui embolisent les cabinets médicaux. La vaccination non plus. Mais pour des pathologies identifiées, présentées régulièrement à l’officine, il n’est pas choquant que ces démarches puissent aboutir à une délivrance de médicament dès lors que cette information est tracée. A ce jour, cela n’est pas encore suffisamment fait pour la vaccination. Et s’il y a une perte d’information, il y a une perte de chance pour le patient.

L’exercice coordonné facilite-t-il la communication entre professionnels ?

Quand une CPTS est pilotée par des gens qui ont envie de s’investir et qui se connaissent, de manière générale, les difficultés entre professions tombent. Nos zones d’expertise se chevauchent et c’est à cet endroit que nous devons mettre l’accent pour améliorer la communication. A l’heure actuelle, les outils dont nous disposons ne permettent pas que cela se fasse de manière intuitive et satisfaisante.