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MAISONS DE RETRAITE : La foired’empoigne

Publié le 8 juin 2002
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Le médicament a été exclu in extremis, en mars dernier, du tout nouveau forfait de soins appliqué aux maisons de retraite. Mais l’officine devra faire ses preuves pour justifier le lobbying des instances professionnelles auprès des parlementaires. D’autant que la menace d’un revirement des pouvoirs publics et du développement des pharmacies à usage intérieur est loin d’avoir totalement disparu. En attendant, les représentants de maisons de retraite s’organisent…

La profession a eu très chaud. Depuis mars 2001, elle constatait avec stupeur l’élaboration et la publication, sous l’impulsion d’une mission ministérielle intitulée « mission Marthe », d’une série de textes réglementaires et législatifs brûlants relatifs aux établissements médicosociaux – un marché estimé à 1 milliard d’euros.

La première mesure notable prévoyait qu’un établissement puisse se fournir auprès de la pharmacie à usage intérieur (PUI) d’un autre établissement quel que soit son éloignement (loi de modernisation sociale). La seconde incluait le médicament dans le forfait de soins créé dans le cadre de la nouvelle tarification de ces établissements (loi du 20 juillet 2001) : ils doivent tous signer d’ici fin 2003 une convention tripartite avec la DDASS et le conseil général, avec attribution d’un budget prévisionnel de cinq ans notamment pour le volet soins. But sous-jacent pour les pouvoirs publics : faire réaliser des économies à l’assurance maladie. « Visiblement, il y eu tentative d’écarter les pharmacies de la dispensation de ce type d’établissement », déclarait au mois de mars Jean Parrot, président de l’Ordre.

Le lobbying des représentants de la profession, unis sur ce sujet, a finalement payé : amendée au dernier moment, la loi de modernisation sociale impose finalement à un établissement muni d’une PUI de ne fournir… que lui-même. Quant à la bataille menée par la profession pour exclure les médicaments et dispositifs médicaux du forfait de soins, elle a abouti à un succès avec l’introduction d’un amendement à la loi sur les droits des malades (promulguée le 5 mars).

Les directeurs d’établissement en position d’attente

Mauvais joueur, le ministère a demandé aux DDASS qui ont déjà signé une convention comprenant une « budgétisation du médicament » avec certaines maisons de retraite (500 en France) de ne pas tenir compte pour l’instant de cet amendement obtenu par les pharmaciens. Argument de René Brunetière, responsable de la mission Marthe : « D’une part les DDASS ont énormément de travail avec les 7 000 conventions tripartites restant à signer d’ici fin 2003 – elles ne reverront les 500 premières que quand les autres seront conclues ; d’autre part, la convention reste valable cinq ans comme prévu, au titre de la non-rétroactivité des lois. » Une situation dénoncée par la profession. « Monsieur Brunetière est un énarque qui a fait son temps et porteur d’un concept de filière de soins qu’on pourrait aussi bien attribuer à Denis Kessler, de la Fédération française des sociétés d’assurance », assène Pierre Crouchet, vice-président de l’APR et membre du bureau de la FSPF.

On l’a compris, les relations entre la mission Marthe et l’officine ne sont pas au beau fixe. D’autant que le ministère apparaissait fâché d’avoir été « joué » par les pharmaciens, comme le laisse entendre René Brunetière. Bernard Capdeville, président de la FSPF, précisait d’ailleurs il y a quelques semaines que ce lobbying de la profession auprès des parlementaires avait provoqué « des accrochages durs dans les négociations avec le ministère ». D’ailleurs « certains pensent que le futur gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, reviendra sur cet amendement », déclare Luc Broussy, délégué général du Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées (Synerpa), qui indique que les directeurs de maisons de retraite apparaissent, eux, très partagés sur le sujet.

Dans le doute, le Synerpa a donné ses consignes : « Ceux qui ont déjà signé, attendez de voir si la loi ne sera pas à nouveau changée en fin d’année via le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2003 ; les autres, faites-le maintenant. Dans les deux cas il suffira de signer un avenant à la convention concernant le médicament pour 2003. » Le Synerpa temporise mais ne décolère pas contre les représentants de pharmaciens : « Je trouve à la limite du scandale les courriers envoyés par les syndicats et l’ordre des pharmaciens aux établissements les enjoignant de rechanger immédiatement de système », déclare Luc Broussy.

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En attendant, les représentants des maisons de retraite ne restent tout de même pas inactifs (voir encadré p. 25), étant persuadés que, à terme, le médicament sera réintégré dans le forfait de soins ce qui signifierait le retour des appels d’offres et des remises… Leur mise en garde est cinglante : « Nous avons des soucis en ce moment avec les infirmières libérales qui ne veulent pas d’une forfaitisation de leur acte en maison de retraite, or nous ne pouvons pas faire autrement dans le cadre d’une enveloppe budgétaire. Mais soit elles accepteront, soit nous ne travaillerons plus avec elles et nous prendrons des salariées. Les pharmaciens risquent de se retrouver dans le même cas. Ils ne doivent donc pas faire de calculs à court terme… Nous souhaitons continuer à travailler avec eux mais leur combat actuel est absolument perdu d’avance. Tout le monde cherche à faire des économies, et aussi bien la Direction de la Sécurité sociale que la CNAM poussent pour un retour du médicament dans le forfait de soins, de même que le syndicat des directeurs CFDT ou le syndicat des gériatres… »

L’officine sous la menace des pharmacies à usage intérieur

Prémonition d’autant plus inquiétante que l’attitude du ministère reste ambiguë vis-à-vis de l’ouverture de PUI dans les maisons de retraite. Yves Trouillet, président de l’Association de pharmacie rurale, donne ainsi l’exemple de cette DDASS « qui incite par courrier une maison de retraite à se doter d’une PUI à l’occasion de la signature de sa convention tripartite ». « Ces courriers ne sont ni formels ni une incitation, répond Jean-René Brunetière. Une PUI n’est valable que dans les établissements assez lourds notamment en terme de dépendance. Il est hors de question pour nous de donner des consignes générales là-dessus. » De fait, ce courrier précise qu’« il conviendra d’examiner s’il y a lieu ou non de doter les établissements de PUI ». Une idée plus qu’une consigne… « Nous allons demander un assouplissement radical des règles de création des PUI qui restent intéressantes pour les établissements de plus de 80 lits », prévient de son côté Luc Broussy. « Attention, je mets en garde les pharmaciens gérants des maisons de retraite !, réagit Yves Trouillet. Ces PUI ne devront pas avoir un rôle de figuration. Les confrères doivent aussi se battre sur le terrain et ne pas hésiter à faire remonter à l’APR ou à leur syndicat des bizarreries qu’ils auront pu constater. » Le message est clair.

La sollicitation d’ordonnances devenue monnaie courante

Mais l’officine doit commencer par balayer devant sa porte, admettent en choeur les responsables professionnels. Aujourd’hui la signature de contrats en bonne et due forme et leur dépôt à l’Ordre, comme l’impose la réglementation dans le cadre des cures médicales, est extrêmement rare selon Jean Arnoult qui suit le dossier à l’Ordre. Alors qu’il existe près de 10 000 établissements en France… L’opacité est donc la règle et certains « gros faiseurs », comme les appelle Bernard Champanet, président du syndicat des pharmaciens du Tarn, « n’hésitent pas à livrer une maison de retraite située à 100 kilomètres ! ». Or la profession a notamment basé l’argumentation de son lobbying sur le fait que les patients devaient avoir le libre choix de leur pharmacien. « Si de telles pratiques de sollicitation de clientèle existent, nous n’hésiterons pas à aller jusqu’au procès », réagit Yves Trouillet.

La sollicitation d’ordonnance, une pratique jusqu’ici récurrente*. « Le plus souvent il y a une sorte de convention tacite entre le pharmacien et la maison de retraite qui fait qu’elle lui apporte les ordonnances des patients hors cure médicale, lui permettant de se rattraper sur cette clientèle avec laquelle il n’a pas à concéder de remises. » C’est Jean-René Brunetière, du ministère, qui fait ce constat simple et lapidaire. Autant dire que ces pratiques sont archiconnues des institutions. A l’Ordre, si l’on est tout à fait conscient de certains abus, on se dit relativement impuissant : « A chaque fois que nous avons voulu poursuivre ce genre de pratiques, indique Jean Arnoult, nous nous sommes cassé le nez. Les anomalies sont souvent cachées et les accords sont le plus souvent verbaux… » Sans parler de pratiques moins avouables qui précédent ou suivent les accords, à commencer par l’achat par certains officinaux de médicaments en vrac moins chers à l’étranger remis ensuite sous blister.

« Je souhaitais que les établissements s’en tiennent à se fournir au sein des bassins de vie en se fiant aux cartes départementales établies dans le cadre de la loi démogéographique des officines, explique Bernard Champanet. J’ai aussi proposé d’établir une charte vis-à-vis des fournitures aux maisons de retraite (sur la formation, la qualité, la gestion des stocks, le bon usage…). Mais la DGCCRF m’a répondu que cela allait à l’encontre de la concurrence. Pourtant ça apporterait un peu de moralité. On ne pense qu’à faire du chiffre. Chez nous l’éthique et la confraternité, ça fait rire », conclut-il, las.

Cependant les représentants de l’officine travaillent à l’élaboration d’une charte de bonnes pratiques de la dispensation pour les pharmaciens qui seront appelés à l’avenir à travailler avec des maisons de retraite. L’occasion, selon le président de l’APR, de rappeler certains articles du Code de la santé publique : R. 5015-21 (libre choix du patient et concurrence déloyale), 22 (sollicitation de clientèle), 25 et 27 (compérage). Et d’encourager ses confrères à s’investir dans un véritable travail de réseau avec les établissements, tout en prévenant : « Si on n’implique pas les pharmaciens aux côtés du médecin référent dans les futurs conseils médicaux des établissements, on ne pourra pas les accuser de ne pas remplir les engagements que nous avons pris vis-à-vis des pouvoirs publics. » Soit : substitution généralisée ; mise en place de listes de médicaments essentiels à moindre coût en collaboration avec le médecin coordinateur du conseil médical ; participation à la tenue du dossier patient ; implication dans la délivrance à chaque résident ; apport d’informations aux équipes soignantes. « Il faut qu’on fasse nos preuves, note Jean Arnoult. Nous ne devons plus nous contenter de donner des paquets. » Avec une rémunération spécifique ? Si l’idée a déjà été avancée par Jean Parrot, elle apparaît peu réaliste vu le contexte, selon l’APR.

Si la loi ne change pas une nouvelle fois, le pharmacien y gagnera beaucoup financièrement. En effet, au fil de la signature des conventions tripartites par les maisons de retraite, les cures médicales disparaissent en même temps que les appels d’offres. Le pharmacien récupérera donc l’équivalent des remises – souvent drastiques – qui lui étaient réclamées par les établissements. « Maintenant qu’ils ont récupéré la totalité du marché et de la marge sur ces produits, la loi deviendra ce que les pharmaciens en feront », conclut Yves Trouillet. « Mais il ne faut pas se faire d’illusions, rajoute Jean Arnoult, un directeur d’établissement pourra toujours dire : « Je vous donne le marché si vous me faites une remise déguisée ». Mais il y a eu un coup de semonce sérieux vis-à-vis de la profession. Il faut en tenir compte. »

Un marché estimé à 1 milliard

Le marché du médicament en maison de retraite représente 1 milliard d’euros selon l’APR et le Synerpa (35 % du budget soins des maisons de retraite comprenant environ 1,37 milliard d’euros pour les soins de ville et 1,7-1,8 milliard en section de cure).

Un livre blanc pour juin

Le Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées (Synerpa) prépare pour juin un livre blanc qui abordera la problématique de la fourniture des maisons de retraite en médicaments. Parmi ses propositions :

si le gouvernement remet le médicament dans le forfait de soins, ne pas le faire sans débat préalable sur un certain nombre de point comme cela a été fait il y a deux ans ;

créer un groupe de travail à la rentrée réunissant notamment les représentants des médecins gériatres, pharmaciens, assurance maladie, maisons de retraite, ministère pour réfléchir :

a) sur le bon usage du médicament en maison de retraite,

b) sur le coût d’achat des médicaments et donc le mode de fixation des enveloppes budgétaires,

c) sur comment développer les PUI,

d) sur comment travailler plus intelligemment avec les pharmaciens.

Relations officine-maison de retraite Trois cas possibles aujourd’hui

La nouvelle tarification des maisons de retraite prévoit que chaque établissement signe une convention tripartite avec le conseil général et la DDASS (représentant aussi l’Assurance maladie) pour les volets hébergement, dépendance et soins. Initialement inclus dans ce budget de soins, le médicament en a finalement été exclu par un amendement introduit dans la loi sur les droits des malades du 5 mars. Un bon point pour l’officine, mais qui a conduit à une diversité de situations pour le moins incohérente.

1) Les maisons de retraite ont déjà signé une convention tripartite avant le 5 mars

Les DDASS ont reçu comme instruction du ministère de l’Emploi et de la Solidarité (avant les élections) de ne pas annuler ces conventions déjà signées, théoriquement valables pour cinq ans (circulaire DHOS/Marthe/DGAS du 10 avril 2002). Les maisons de retraite qui sont dans cette situation ont dû réaliser des appels d’offres pour les fournitures de médicaments des personnes hébergées. Il est évident que des remises conséquentes sont demandées ici au « fournisseur »… Dans ce contexte, le pharmacien ayant été retenu lors d’un appel d’offres est censé honorer sa signature, ce jusqu’à ce que la DDASS décide de signer une nouvelle convention tripartite avec l’établissement concerné.

2) Les maisons de retraite en passe de signer une convention

Elles seront alors sous le coup de l’amendement de la loi sur les droits des malades pour lequel la profession a fait lobbying auprès des parlementaires : le médicament n’est plus inclus dans le forfait de soins de l’établissement. Après la signature de la convention tripartite, il n’y aura pas d’appel d’offres auprès des pharmaciens puisque le système des cures médicales disparaît et que chaque personne hébergée a accès au pharmacien de son choix exactement comme si elle était restée chez elle.

3) Les maisons de retraite qui ne sont pas sur le point de signer de convention tripartite (selon la loi elles ont jusqu’à fin 2003 pour le faire)

Alors c’est l’ancien système qui perdure jusqu’à la signature d’une convention avec la DDASS et le conseil général :

a) Les personnes hébergées dans le cadre de cures médicales entrent dans le périmètre des appels d’offres des pharmacies.

b) Les personnes qui ne sont pas en cure sont suivies par le pharmacien de leur choix et leurs « fournitures » de médicaments ne sont pas comprises dans les appels d’offres (donc le pharmacien ne doit théoriquement pas faire de remises sur ces derniers).

Des remises… pas à n’importe quel prix !

Dans le cadre des cures médicalisées et du forfait de soins des maisons de retraite, pour les pharmaciens ayant répondu à un appel d’offres, les établissements médicosociaux demandent évidemment d’importantes ristournes. « Quand on fait 15 % de remise, où va-t-on les chercher ? », demande Bernard Champanet, président du syndicat de pharmaciens du Tarn, qui a calculé avec son grossiste que sur un produit prix public TTC de 60 euros, le pharmacien fait… 15 % de marge. « Or certains proposent 20 % ! Pour quoi faire s’il perd de l’argent ? Remporter d’autres marchés ?… »

Plus raisonnablement, Patrick Delon, qui a répondu avec d’autres confrères locaux à un appel d’offres dans le cadre du forfait de soins, évoque une remise de 8 % négociée en décembre pour le budget 2002 de la maison de retraite : « Pas facile de calculer si c’est vraiment rentable, c’est l’extrême limite. » Et de regretter d’avoir signé. Après le 5 mars, il n’aurait plus été question de forfait pour les soins et les médicaments, ni de remise sur les médicaments d’ailleurs (voir page 26). Il se voit désormais obligé d’honorer son contrat jusqu’à son terme.

Louis Comaills, lui, a renoncé face aux exigences de l’établissement. « Déjà, après avoir été démarchés, nous avons mis en place une cellule de réflexion entre pharmaciens locaux pour préciser qu’au-delà d’un prix de vente de 400 francs [61 Euro(s)], nous n’accordions plus de remise. »

Alors rentable, pas rentable ? C’est l’occasion de se remémorer quelle est la marge du pharmacien en fonction du prix du produit (voir ci-dessus). Lire également notre interview page 34

Les établissements allemands veulent acheter en direct !

En Allemagne, les maisons de retraite, et particulièrement celles organisées en chaîne, veulent acheter les médicaments de leurs pensionnaires directement aux fabricants ou aux grossistes. Vu le vieillissement de la population, la baisse du marché pourrait à long terme être significative pour les officines.