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L’interpro à l’épreuve de la pandémie

Publié le 4 juillet 2020
Par Matthieu Vandendriessche
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Dispositifs de coordination interprofessionnelle, outils numériques partagés, distribution de masques de protection : le lien entre professionnels de santé libéraux s’est concrétisé et consolidé lors de la crise sanitaire. Tour d’horizon des initiatives communes du Grand Est à la Nouvelle Aquitaine.

Avant l’entrée en application du stade 3 de l’épidémie, à la mi-mars, c’est l’hôpital uniquement qui prend en charge les patients présentant des symptômes de Covid-19. « Cela n’a pas été la bonne solution, considère Guilaine Kieffer-Desgrippes, médecin généraliste à Strasbourg (Bas-Rhin) et présidente de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) des médecins libéraux du Grand Est. Le centre 15 s’est trouvé débordé et il y a eu une perte de lien entre patient et médecin traitant. Si c’était à refaire, je dirais « appuyez-vous dès le début sur la médecine de ville ! »  » Au niveau national, Luc Duquesnel, président du syndicat de médecins Les Généralistes-CSMF, déplore que les agences régionales de santé (ARS) « se soient intéressées avant tout aux services d’urgence et de réanimation » et aient pris en compte tardivement l’intervention des libéraux. Au stade 3, le recours aux urgences hospitalières est allégé par l’entrée en jeu de la plateforme de régulation 116 117, gérée par les libéraux. Les patients suspects sont orientés si besoin vers leur médecin traitant. Dans les cabinets médicaux, mais aussi infirmiers, un double flux est organisé pour éviter le contact entre patients. Se mettent également en place des centres de prise en charge spécifiques, dits « centres Covid », où des généralistes reçoivent des patients atteints de symptômes sans gravité. Dans le Grand Est, une vingtaine de ces centres sont opérationnels. C’est en Champagne, touchée plus tardivement, qu’ils s’ouvrent sous l’impulsion de plateformes territoriales d’appui* et sont le plus sollicités par la population. Pour leur part, les infirmiers ne se sont pas retrouvés dans le concept du centre Covid. « Ils étaient cantonnés à des tâches administratives, alors qu’ils étaient prêts à intervenir en amont de la consultation médicale et à réaliser des prélèvements », assure John Pinte, vice-président du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil). Ces professionnels ont poursuivi les visites au domicile de leurs patients, marquant une perte d’activité moyenne évaluée à environ 15 %. « Lorsque nous avons détecté des cas suspects, nous les avons orientés vers le médecin ou l’hôpital. » En sortie de confinement, ils auraient voulu être davantage impliqués, notamment dans la recherche des cas contacts. « En Normandie et dans les Pays de la Loire, les infirmiers ont cependant été inclus à des protocoles de dépistage de masse en Ehpad, dans le cadre du drive, de communautés professionnelles territoriales de santé et de maisons de santé », relate John Pinte.

Des solutions imaginées en équipe

Les maisons de santé pluridisciplinaires (MSP) sont au nombre de 1 300 en France, regroupant en moyenne de 15 à 20 professionnels médicaux et paramédicaux, dont 4 à 5 infirmiers et 1 à 2 pharmacies d’officine. A partir de mi-mars, les MSP ne fonctionnent plus qu’avec médecins et infirmiers. « Plus des deux tiers d’entre elles ont créé une cellule de crise », relève Pascal Gendry, président d’AvecSanté, fédération nationale de soutien aux équipes de soins primaires. Au crédit de ces structures, une réflexion collective sur la gestion des patients symptomatiques se présentant de manière spontanée à l’officine. « Dans certains cas, des patients ont obtenu leurs médicaments à travers la vitre de leur voiture. » Dans la Région Grand Est, les MSP ont été particulièrement actives dans la Meuse. Le Haut-Rhin et le Bas-Rhin ont vu davantage la mobilisation des cabinets médicaux et de SOS Médecins. En Moselle, ce sont les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) qui se montrent réactives et efficaces. Initiateur de la CPTS des 13e et 14e arrondissements de Paris, le pharmacien titulaire, Michel Leroy, fait état de la diffusion d’informations fiables aux médecins via une newsletter hebdomadaire : « Nous n’avons eu aucune prescription de masques alors qu’à ce moment-là, nous ne pouvions pas en délivrer ». Des échanges ont aussi eu lieu avec l’hôpital, qui a renvoyé des patients vers les médecins de cette CPTS à partir d’avril. Mais pour nombre de structures en cours d’élaboration, la crise est arrivée trop tôt. « Certaines de celles qui commençaient à se former ont adopté comme projet de santé la prise en charge du Covid », souligne tout de même Luc Duquesnel. John Pinte note que « lorsque les professionnels de la CPTS ne se connaissaient pas bien, au début de l’épidémie, les médecins ne voulaient rien déléguer, redoutant de passer à côté de leur diagnostic ».

Sujet de préoccupation immédiat pour les libéraux : la fourniture de masques de protection. Dans le Grand Est, la seule solution était de venir en chercher dans les centres hospitaliers en parcourant jusqu’à une cinquantaine de kilomètres. Les représentants régionaux des pharmaciens, médecins et infirmiers échangent à distance deux à trois fois par semaine et décident de bâtir un outil logistique de répartition et de traçabilité de masques. La plateforme Distrimasques est opérationnelle dans le Bas-Rhin, le 23 mars. « Les professionnels de santé de ville se rattachent à la pharmacie de leur choix et viennent y chercher leur matériel de protection », explique Christophe Wilcke, président de l’URPS Pharmaciens du Grand Est et titulaire à Spincourt, dans la Meuse. D’abord déployé dans ce département et réservé aux médecins et infirmiers, l’outil est généralisé au niveau régional et couvre les autres professions bénéficiaires des stocks de l’Etat à partir du 7 avril et les professions non dotées d’URPS, comme les audioprothésistes, à la sortie du confinement. Autre exemple, dans les Hauts-de-France, les CPTS des territoires de Saint-Omer (Pas-de-Calais) et de Maubeuge (Nord) ont organisé la distribution de masques avec le concours d’une trentaine de pharmacies relais.

L’émergence du télésoin

Le lien interprofessionnel s’est aussi structuré autour d’outils numériques. En Ile-de-France, plusieurs dispositifs sont mis en place sous l’égide de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Covidom permet d’intégrer et de suivre à distance les patients symptomatiques passés par les urgences hospitalières. Il devient accessible aux médecins libéraux et à tous les établissements de santé d’Ile-de-France, annonce fin mars l’AP-HP. Un autre dispositif, baptisé Covisan, intègre services des urgences, médecins et pharmaciens pour apporter des réponses en termes de portage de médicaments, de repas et de placement de patients en isolement. Lifen Covid est la plateforme de télésuivi adoptée par les CHU de Saint-Etienne (Loire) et d’Orléans (Loiret). « L’hôpital intègre le patient et les médecins et infirmiers libéraux le prennent en charge à son retour à domicile », souligne Luc Duquesnel. Dans les Hauts-de-France, le suivi à domicile s’est organisé par le biais de la plateforme Predice, développée avec l’ARS.

Finalement, quelles évolutions interprofessionnelles naîtront de cette crise ? « Dans le projet de santé des CPTS, il devrait désormais y avoir un volet de gestion des urgences, un équivalent du plan blanc des hôpitaux », estime Grégory Tempremant, président de l’URPS Pharmaciens des Hauts-de-France. Et de l’avis de Pascal Gendry, « la coordination qui se met en place pendant l’hospitalisation doit se retrouver en ville. Il est impératif, également, que les hôpitaux soient davantage intégrés aux CPTS ». Pour Guilaine Kieffer-Desgrippes, de futures CPTS naîtront des actions communes nées pendant la crise. Mais ces structures ne feront pas tout. « Nous n’en avons pas forcément besoin. Il y a des outils de coordination efficaces et peu coûteux à mettre en place, qui permettent de nous solliciter les uns les autres autour du patient et de faciliter les échanges, notamment sur de futurs projets Covid-19 », tranche la représentante des médecins.

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* Créées par décret en 2016, les plateformes territoriales d’appui ou PTA sont mises en place par les ARS et activées par les médecins libéraux ou par d’autres professionnels en lien avec eux, pour intervenir sur des situations complexes de maintien au domicile.

Et en Ehpad ?

La situation a été critique dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Des appels ont été lancés aux libéraux par les agences régionales de santé pour venir en appui des soignants. « Depuis plusieurs années, les infirmiers libéraux ne peuvent plus intervenir en Ehpad. Cela a représenté une forte activité menée à titre dérogatoire », indique John Pinte, vice-président du syndicat infirmier Sniil. Peu de médecins traitants se sont rendus dans les établissements, ces derniers ayant limité ou interrompu leur accès. Des échanges ont eu lieu par téléconsultation. « Les patients entretiennent un lien avec leur médecin traitant parfois depuis plusieurs décennies. Ils leur confient ce qu’ils ne diraient pas à l’équipe soignante, par exemple ce qui pourrait expliquer un refus alimentaire », relève Renaud Marin La Meslée, président du Syndicat national des généralistes et gériatres intervenant en Ehpad (SNGIE) et par ailleurs médecin coordonnateur dans les Pyrénées-Atlantiques. Jusqu’à fin mars, indique-t-il, il revient aux Ehpad de sa région d’exercice de gérer la situation de leurs résidents. La sédation profonde est souvent pratiquée par des structures d’hospitalisation à domicile. Puis l’admission à l’hôpital est devenue possible et il revient au médecin traitant ou coordonnateur d’en formuler la demande, en lien avec les familles. « Il a fallu argumenter auprès du centre 15, le pronostic à court terme ne dépendant pas que du déficit respiratoire », explique le médecin coordonnateur.