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L’exercice partagé va-t-il ringardiser le salariat ?
Des pharmaciens, des préparateurs et des étudiants pour prêter main-forte aux officines qui pratiquent des tests antigéniques et qui vaccinent. Mais aussi pour prendre en main les nouveaux accompagnements du patient. Peuvent-ils exercer sous le régime du microentreprenariat, comme le font certains d’entre eux ? Pourraient-ils intervenir dans le cadre d’un groupement d’employeurs ? Si le salariat reste la règle, de nouveaux modes de travail émergent. Et interrogent.
Des pharmaciens qui passent d’une officine à l’autre pour réaliser des bilans partagés de médication (BPM). Des préparateurs qui se piquent de vacciner. Des étudiants en santé qui se plongent dans les tests nasopharyngés. Des officines, aujourd’hui, font appel à des intervenants extérieurs pour compléter ponctuellement leurs effectifs. Constatant les besoins des structures et la pénurie de ressources humaines au sein du réseau, la chambre syndicale Federgy, qui représente les groupements et enseignes de pharmacies, propose d’organiser le recours à l’emploi partagé. « Il s’agirait par exemple de mutualiser un pharmacien entre plusieurs officines pour effectuer les nouvelles missions ou un préparateur pour vacciner et réaliser des tests antigéniques », soutient Alain Grollaud, président de Federgy. Dans cette optique, les infirmières seraient également les bienvenues. Ayant tourné la page de leur activité de soignante, certaines d’entre elles pourraient ainsi vouloir rejoindre les officines comme salariées à temps partiel. Et cela semble être le bon moment. « Il y a une main-d’œuvre qui est en train de quitter les centres de vaccination », pointe le représentant des groupements. Selon cette proposition qu’il martèle depuis plusieurs semaines, l’embauche pourrait s’organiser par le biais d’un groupement d’employeurs déjà constitué (voir encadré) ou mis en place entre officines d’une même enseigne et implantées dans une même zone géographique.
Des diététiciennes à la rescousse
Cette démarche rencontre l’assentiment des deux syndicats de pharmaciens titulaires. L’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) a ainsi indiqué fin novembre avoir demandé au ministère des Solidarités et de la Santé de permettre aux professionnels de santé qui le souhaitent de vacciner dans les officines pour renforcer le nombre d’effecteurs. Et le principe du travail partagé a déjà des adeptes. Preuve en est le bilan 2021 des 15 diététiciennes nutritionnistes mises au service de près de 260 officines par Team Pharma. Pas moins de 1 520 journées de rendez-vous diététiques et une soixantaine d’ateliers sur la nutrition ont été réalisés, déclare ce groupement d’employeurs créé en 2009.
La préconisation de Federgy fait écho aux aspirations d’officinaux désireux de se recentrer sur leurs envies professionnelles et la gestion du temps passé au travail. Tout juste sortis de la faculté ou après plusieurs années passées au comptoir, des pharmaciens se proposent de réaliser des entretiens pharmaceutiques ou des BPM pour le compte de différentes officines. Une démarche qui présente des bénéfices alors que ces accompagnements peinent à décoller.
Mais une démarche qui interroge. Un pharmacien adjoint peut-il se cantonner à une seule activité du champ officinal ? A priori, oui. En accord avec son employeur, il peut se consacrer à la pratique d’une spécialisation, par exemple le maintien au domicile ou la préparation des doses à administrer. Mais l’intervention de ces pharmaciens « mercenaires » ne correspond pas vraiment à la philosophie des nouveaux accompagnements, considère Julien Gravoulet, pharmacien titulaire à Leyr (Meurthe-et-Moselle), élu à l’union régionale des professionnels de santé (URPS) pharmaciens Grand-Est et enseignant à la faculté de pharmacie de Nancy. « Les nouvelles missions sont consubstantielles à notre pratique du comptoir. Tout ce qui est mis en œuvre lors de ces entretiens, le lien que nous créons, les informations dont nous disposons nous sont utiles le reste du temps », affirme cet officinal fortement impliqué dans la pratique des BPM. Pour inciter les confrères à le suivre, l’URPS Grand-Est leur a proposé de s’attacher les services d’un pharmacien expert. « Il est intervenu en appui mais lui-même n’a pas réalisé de BPM. L’idée est de faire monter en compétence les membres de l’équipe et de leur permettre d’être autonomes et performants. » De la même manière, relève Julien Gravoulet, on peut regretter que, dans le cadre d’une expérimentation, on ait préféré l’intervention d’un pharmacien détaché au sein d’une maison de santé pluriprofessionnelle plutôt que celle d’officines avoisinantes…
La téléréalité et Uber « font » jurisprudence
D’autres questions se posent, relatives au statut requis pour exercer ces activités. Appartenant à une profession réglementée, un pharmacien, comme une infirmière ou un chirurgien, ne peut pas se lancer à son propre compte sous le régime de la microentreprise. Mais cette situation existe, choisie pour sa flexibilité tant du côté de l’employeur que de l’employé. Une facture est produite pour le règlement de la prestation. « Chacun est libre de ses actes, mais est-ce vraiment en toute connaissance de cause ?, s’interroge Olivier Clarhaut, secrétaire fédéral de la branche officine du syndicat Force ouvrière. Ce statut est un miroir aux alouettes pour des salariés qui s’imaginent devenir autonomes et indépendants alors qu’ils ne deviennent que des ultraprécaires en s’exonérant eux-mêmes volontairement des protections collectives garanties par le statut de salarié. » Le Code de la santé publique ne barre pas la route à cette situation : il ne comporte aucune ligne qui mentionne le statut nécessaire pour exercer. L’Ordre des pharmaciens exige d’un docteur en pharmacie travaillant en officine qu’il soit titulaire du diplôme d’Etat de pharmacien et inscrit au tableau A (titulaires) ou D (adjoints). Voilà tout. Par défaut, « des pharmaciens inscrits en section D peuvent exercer légalement sous statut d’indépendants aux yeux de l’Ordre », assure Thomas Morgenroth, maître de conférences en droit et économie pharmaceutique, responsable du diplôme universitaire (DU) de gestion de l’officine à la faculté de pharmacie de Lille (Nord).
En matière de droit du travail, cela se complique davantage. Et cela vaut tant pour les adjoints, les préparateurs et les étudiants en pharmacie. L’inspection du travail et l’Urssaf pourraient considérer que les activités qu’ils pratiquent sous statut d’indépendant constituent en réalité du salariat déguisé et, à ce titre, risqueraient de les requalifier. « La Cour de cassation a statué depuis une quinzaine d’années sur ce point avec le cas de participants aux émissions de téléréalité puis de travailleurs des plateformes telles que la société Uber », indique le spécialiste du droit. Cette jurisprudence établit qu’il y a bien un lien de subordination entre ces travailleurs et leur employeur. « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui peut donner des ordres et des directives, en contrôler l’exécution et sanctionner les manquements de son subordonné. » La juridiction suprême a estimé que le fait de pouvoir choisir ses jours et heures de travail n’exclut pas en soi un lien de subordination. Et que de faire valoir la seule dépendance économique n’est pas un critère qui peut être retenu. « Je ne vois rien de spécifique à la pharmacie qui pourrait donner une autre clé de lecture que celle de la Cour de cassation », considère Thomas Morgenroth.
Dans tous les cas, c’est l’employeur qui subit les risques de cette requalification. « Il va falloir faire la preuve de l’indépendance et cette charge de la preuve pèsera sur l’employeur », complète-t-il. De même, en cas de préjudice, c’est vers l’employeur que le juge se tournera pour d’éventuelles réparations. D’importants risques liés au statut qui n’éclipsent pas l’intérêt du principe de l’emploi partagé.
Groupement d’employeurs : comment ça marche ?
Un groupement d’employeurs est une association loi 1901 sans but lucratif dont l’objet est de mettre des salariés à disposition de ses entreprises adhérentes. « Il peut être spécialisé dans un secteur en particulier ou être multisectoriel. Ce modèle peut être appliqué aux pharmacies d’officine. Nous leur proposons déjà l’intervention de comptables », explique Dominique Mellet, directeur du groupement d’employeurs multisectoriel Alisé. Implanté dans le centre de la France, il comptabilise 224 adhérents et 110 salariés. Il est possible pour le collaborateur de cumuler plusieurs activités à temps partiel afin de totaliser un temps complet. « Notre objectif est de concrétiser un maximum de CDI, ce qui est le cas pour 80 % de nos salariés, car cela contribue à créer une situation pérenne et sécurisante pour tous. » La structure est l’employeur de droit. Elle se charge du recrutement, des formalités liées au contrat de travail et du bulletin de paie. L’entreprise est employeur de fait et liée au salarié par un contrat de mise à disposition. « Nous avons des obligations relatives au droit du travail, notamment sur les questions de sécurité et d’organisation du planning. Le dirigeant de l’entreprise est responsable sur le plan de la compétence technique », précise le directeur de ce groupement d’employeurs. L’entreprise reçoit chaque mois une facture à régler. « Pour fixer notre rémunération, nous ne raisonnons pas en termes de taux, mais sur une marge en valeur au cas par cas, qui est fonction du temps et du volume de travail exécuté. »
PHARMACIEN SPÉCIALISÉ : QUELLE RENTABILITÉ ?
Un pharmacien adjoint rémunéré au coefficient 500 (3 516 € net) et fort de six ans d’ancienneté (prime de 210 €) coûte à l’entreprise un salaire brut mensuel de 5 200 € environ (151 heures de travail). Le coût horaire s’élève à près de 38 €, évalue Sébastien Ragot, expert-comptable du cabinet CAAG. En moyenne sur deux ans, un bilan partagé de médication est facturé 40 €. « Les deux montants correspondent, relève-t-il. Comme cette activité est réalisée par un adjoint, son seuil de rentabilité est très limité. » Faute de revalorisation par l’Assurance maladie, les accompagnements doivent déboucher sur des propositions de produits associés.
À RETENIR
– Confrontées à une pénurie de ressources humaines, les officines peuvent avoir besoin de compléter ponctuellement leurs effectifs pour réaliser des entretiens pharmaceutiques, des tests antigéniques ou pour vacciner.
– Pour la chambre syndicale des groupements et enseignes Federgy, une solution serait d’avoir recours à l’emploi partagé par le biais de groupements d’employeurs.
– Des pharmaciens et des préparateurs proposent leurs services sous le régime de la microentreprise. Un mode d’activité qui présente des risques sur le plan du droit du travail.
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