Entretien avec un sexologue

Porphyre : Les magazines ne parlent que de sexe. Cela reflète-t-il les pratiques d’aujourd’hui ?

• Philippe Brenot : Nous sommes dans un paradoxe. On a l’impression d’entendre parler en permanence de sexe alors que la sexualité n’est pas connue. Il y a un décalage entre un discours médiatique récent – rappelez aux jeunes préparatrices que cela n’existait pas en 1975 ! – qui prône une sexualité libre, ouverte auréolée d’un idéal, et la réalité qui est toute autre. Beaucoup de patients me consultent parce qu’ils se trouvent anormaux : « Mon mari veut faire de l’échangisme, moi non. Or tout le monde en fait. » Faux, cela concerne moins de 3 % de la population. Ou encore : « Je ne suis pas normale, je ne jouis pas tout le temps ». Ainsi, la sexualité normale, habituelle se pare de complexes, avec dévalorisation et sentiments d’infériorité, « je me sens coupable de notre couple qui marche mal ». Or il est normal que la sexualité ne soit pas facilement disponible pour beaucoup de couples, dans les conditions de vie actuelles.

Malgré la banalisation de la parole sur le sexe, on est gêné d’aborder les questions touchant la sphère génitale, même dans une pharmacie. Pourquoi ?

• Il y a toujours une gêne à parler de sexualité car il s’agit de la sphère de l’intime. Donc ça ne se « parle » pas. On ne parle pas de sa sexualité à un tiers, elle ne regarde que vous, et celui ou celle avec qui vous la partagez. Certains hommes avec une ordonnance de Viagra se servent dans une autre pharmacie que la leur, par peur d’être reconnu comme un être sexué. Idem avec la pilule qui permet la disponibilité sexuelle et signifie « être toujours prête à faire l’amour ». Parler de la sexualité à l’officine, c’est dire l’intime dans une sphère publique où d’autres – clients – sont présents. Il est très gênant que les autres entendent cet échange qui porte sur sa sexualité. D’où la difficulté du discours en pharmacie. Il faudrait que cela soit possible en toute discrétion, à un bout du comptoir ou mettre une pancarte avec « Merci de respecter une distance avec le client derrière vous pour préserver l’intimité et le secret médical ».

Pourtant la sexualité est « naturelle ».

• Il n’existe pas d’instinct sexuel. La sexualité n’est pas naturellement réalisable, même chez les animaux. Elle est faite d’apprentissages des comportements. Si un singe est séparé de ses congénères à la naissance, puis remis en leur présence à l’âge de la puberté, il ne pourra pas s’accoupler. Chez l’homme idem, il y a beaucoup de codes et d’apprentissage. La sexualité est très apprise et sa phase essentielle est l’auto-érotisme et donc la masturbation.

D’après l’enquête de l’ANRS sur le comportement sexuel des Français, la masturbation semble être une pratique en augmentation chez les femmes ?

• On a pensé que la proportion des femmes qui se masturbaient avait augmentée en raison du sentiment de liberté dans les discours et les comportements. Certes, elle augmente, mais peu, car les filles de 15-16 ans qui commencent leurs rapports sexuels pensent ne pas avoir besoin de masturbation puisqu’elles ont un « copain », la masturbation étant considérée comme un équivalent du coït. Or, elle va permettre l’épanouissement. Au centre de la sexualité, il y a l’autoérotisme, la masturbation, l’excitation. Pour beaucoup de femmes, les sex toys sont un moyen d’apprivoiser les réactions sexuelles avec soi-même afin de pouvoir les vivre avec un autre. Un vibromasseur n’est pas un objet pervers : que voulez-vous en faire de plus !

Tous ces jouets sexuels ne sont-ils pas un phénomène de mode ?

• Tant mieux. La mode a permis de dramatiser quelque chose qui doit être utilisé parce que nécessaire. Nous sexologues, le savons depuis longtemps.

Vous pensez que les officines pourraient en vendre ?

• Durex vend ses vibromasseurs en parapharmacie (ndrl : Parashop). Une pharmacie pourrait en vendre. À elle de choisir.

Est-ce que les officinaux sont formés pour parler de la sexualité ?

• C’est compliqué. En sexologie, il existe trois niveaux d’intervention. Le niveau « information » peut être fait par de nombreux professionnels de santé et éducateurs. Le niveau « conseil » est fait par des professionnels de santé formés à la sexologie. Enfin, le niveau « thérapeutique » est exercé par des médecins et des thérapeutiques médicamenteuses. Les officinaux pourraient intervenir aux niveaux 1 et 2, mais ils ne sont pas formés pour ça. En revanche, ils peuvent déjà combattre les idées fausses. Ensuite, être clairs avec eux-mêmes, éviter de mettre leur personnalité en jeu dans leurs réponses et apprendre les règles de discrétion tout en étant pertinent. C’est difficile. Moi j’en parle facilement car cela fait trente ans que je parle de sexualité. Alors, je me trompe moins, c’est tout. •

*Sex toys = jouets sexuels (vibromasseur, godemiché…).**Éditions Odile Jacob, 2003, réédition en poche sous peu.