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La levée des brevets n’est pas la panacée

Publié le 22 mai 2021
Par Yves Rivoal
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En annonçant le 5 mai dernier qu’il était favorable à une levée des brevets sur les vaccins contre le Covid-19, le président américain Joe Biden a relancé le débat sur une question cruciale : comment intensifier la production pour pallier le manque de doses et rendre les vaccins accessibles rapidement dans les pays en développement ?

Le premier facteur qui alimente le manque de doses de vaccin contre le Covid-19 est lié au contexte exceptionnel induit par cette pandémie. « C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que nous sommes confrontés à une urgence sanitaire planétaire qui concerne plus de 200 pays. La demande de vaccins est donc très supérieure aux capacités de production habituelles que mettent en œuvre les grands industriels », rappelle l’économiste Frédéric Bizard, spécialiste des questions de protection sociale et de santé. « Conscients de l’enjeu, les laboratoires qui commercialisent les quatre vaccins actuellement sur le marché en Europe mettent déjà tout en œuvre afin d’accroître au maximum leurs capacités de production, assure Thomas Borel, directeur scientifique du Leem (Les Entreprises du médicament). A ce jour, ils ont déjà signé plus de 275 accords de fabrication et partenariats avec des concurrents. Grâce à cette mobilisation, l’industrie pharmaceutique a mis à disposition de la population mondiale des volumes qui dépassent déjà, et de loin, tout ce qu’elle produit chaque année. Et le nombre de doses disponibles ne cesse de croître de semaine en semaine. »

Les capacités industrielles comme plafond de verre

« Le souci, c’est que les capacités de production existantes n’ont pas permis de mettre un terme à la pénurie de vaccins, constate Marie Coris, maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux (Gironde) et chercheuse dans le groupe de recherche en économie théorique et appliquée (Gretha). Et comme nous sommes confrontés à un problème de sécurité sanitaire mondial, la levée des brevets évoquée par Joe Biden me semble effectivement une des voies à explorer. » Le Dr Richard Benarous, qui a publié avec le Pr Alfred Spira, de l’Académie nationale de médecine, un appel dans Le Journal du Dimanche pour que les vaccins contre le Covid-19 soient considérés comme un bien public mondial, est sur la même longueur d’onde. « Si la réponse de l’industrie pharmaceutique n’est pas à la hauteur des enjeux, il faudra alors mettre en œuvre les mécanismes prévus par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), souligne cet ancien directeur du département des maladies infectieuses à l’Institut Cochin à Paris. Ceux-ci prévoient qu’en cas d’urgence sanitaire, les Etats ont la possibilité d’octroyer des licences d’office à des acteurs locaux pour que ces derniers puissent se lancer dans la production de médicaments ou de vaccins, sans avoir à se soucier des entreprises détentrices des brevets. » Ces mécanismes avaient d’ailleurs été utilisés il y a une vingtaine d’années pour les antirétroviraux.

Pour Frédéric Bizard, la levée d’office des brevets ne constitue pas la panacée. « D’abord parce que pour être mise en œuvre, elle devra être approuvée à l’unanimité par tous les pays au sein de l’OMC. Or, l’Allemagne a déjà fait savoir qu’elle apposerait son veto. Ensuite, parce que la levée des brevets ne pourrait produire ses effets au mieux qu’à partir de la fin de l’année prochaine, le temps de construire des usines… » Au Leem, on pointe aussi les limites d’une telle mesure. « Les vaccins à ARN messager font appel à des technologiques très complexes pour fabriquer l’ARN, le purifier et assurer la formulation qui va permettre de former les nanoparticules lipidiques, rappelle Thomas Borel. Sur chaque site de production, il faut disposer de techniciens hautement qualifiés, mais aussi de bioréacteurs, de centrifugeuses ou de chambres froides, et se soumettre à des normes réglementaires très élevées en matière de performances et de sécurité. En temps normal, il faut entre sept à dix ans pour monter une usine de vaccins et un investissement de plusieurs centaines de millions d’euros. » Sans compter les besoins en matières premières, sur lesquelles les tensions sont réelles…

La solution de l’entre-deux

Une levée d’office des brevets pourrait aussi constituer une menace pour la recherche et l’innovation d’après Philippe Amouyel, épidémiologiste, professeur de santé publique au centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille (Nord) et directeur de la Fondation Alzheimer. « Il y a un an, je n’aurais pas parié 1 dollar sur le fait que l’on commencerait à vacciner massivement la population avant la fin de l’année. Or, si cet événement scientifique incroyable a pu avoir lieu, c’est parce que trois biotechs, BioNTech, Moderna et CureVac, ont développé en un temps record des vaccins à ARN, espérant en tirer un retour sur investissement important pour pouvoir développer et financer leurs projets grâce au cadre juridique et réglementaire qui protège aujourd’hui la propriété intellectuelle et encourage l’innovation. Si l’on prenait le risque de briser ce cercle vertueux, la motivation des futurs créateurs de ces types de start-up pourrait sérieusement s’émousser. Or, si dans cinq ans nous devons faire face à une nouvelle pandémie, nous serons bien contents de les avoir pour mettre en place des vaccins rapidement. »

Pour faire avancer les choses, une piste semble émerger : l’octroi de licences temporaires. « Ce que nous demandons à travers notre appel, c’est que l’ensemble des acteurs de l’industrie pharmaceutique se mettent autour de la table pour que des laboratoires comme Sanofi, Merck, Bayer ou Novartis, qui ont les infrastructures et l’expertise, se voient accorder des licences afin de pouvoir participer à l’effort de production, sous le contrôle des autorités de régulation afin de garantir la sécurité des vaccins, confie Richard Benarous. En contrepartie, les Pfizer/BioNTech et autres Moderna devront être indemnisés correctement, mais à un niveau qui ne permettra effectivement pas le retour sur investissement que l’on observe aujourd’hui. » Frédéric Bizard voit lui dans l’octroi de licences temporaires la solution la plus pragmatique. « Dans mon “projet d’Airbus” de l’ARN messager, je recommandais la création d’un grand consortium en France et expliquais qu’il suffirait de reconvertir un site de production existant de 8 000 m2 et d’investir 150 M€ pour que la France puisse enfin apporter sa contribution à la production de vaccins à ARN messager dans quelques mois », note-t-il. Ces licences temporaires et les transferts de technologies qui vont avec pourraient toutefois s’avérer compliqués à mettre en œuvre, comme l’explique Thomas Borel. « D’abord parce que les acteurs capables de maîtriser la technologie ARN ne sont pas légion, souligne-t-il. Ensuite, parce que la plupart des grands laboratoires qui pourraient être concernés sont eux-mêmes en train d’explorer de nouvelles solutions vaccinales appelées à jouer un rôle important dans les mois qui viennent et qui nécessiteront de mobiliser les lignes de production existantes. »

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S’entendre sur les prix

Cette levée temporaire des brevets risque en plus de ne pas suffire. « Elle devra s’accompagner d’une régulation du marché à l’échelle mondiale si l’on veut vraiment optimiser l’allocation des ressources, explique Frédéric Bizard. Les Etats devront s’entendre, comme le prévoient les règlements de l’OMC, sur des niveaux de prix différents pour les pays développés, à revenu intermédiaire et à faible revenu, et trouver un moyen de réguler la distribution des matières premières et du produit final. »

Pour Thomas Borel, cette régulation des prix est déjà engagée. « AstraZeneca commercialise son vaccin à prix coûtant depuis le début de la pandémie, Janssen ayant annoncé de son côté qu’il ferait de même dans les pays en développement. Et d’autres pratiquent déjà des prix différenciés selon le niveau de revenu des pays. »

Face à l’ampleur de la tâche dans cette course contre la montre engagée entre les variants et la vaccination, Philippe Amouyel rappelle l’importance de l’enjeu. « Si l’on veut sortir de cette crise un jour, il faudra obtenir la fameuse immunité collective à l’échelle de la planète, rappelle-t-il. Pour ce faire, on estime qu’il faudra vacciner 80 à 85 % de la population mondiale, soit un peu plus de 6 milliards de personnes. Ce qui implique de produire a minima 12 milliards de doses. » « En plus, il faudra le faire rapidement, ajoute Pascal Crépey, enseignant-chercheur en épidémiologie et biostatistiques à l’Ecole des hautes études en santé publique (Ehesp). Sinon, ce serait prendre le risque de voir se développer de nouveaux variants échappant à l’immunité vaccinale et susceptibles de déclencher de nouvelles vagues comme en Inde en ce moment. »

Le coup de pression de Joe Biden semble en tout cas avoir été entendu. Le patron de BioNTech, Ugur Sahin, a aussitôt réagi en indiquant que son laboratoire pourrait accorder des licences à des producteurs, à condition que le vaccin soit fabriqué avec la qualité requise. Reste à savoir si tous les protagonistes iront au-delà de la simple déclaration d’intention…

Solidaires, mais…

Pour favoriser un accès équitable à la vaccination dans les pays à faible revenu, la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (Cepi), ainsi que Gavi, l’Alliance du vaccin et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont mis en place le dispositif d’achats groupés Covax.

« Cette approche est intéressante dans la mesure où la plupart des pays destinataires des vaccins n’ont pas les moyens de les acheter, faute de régulation sur les prix », rappelle l’économiste Frédéric Bizard. « Le souci, c’est que, comme il n’y a pas assez de doses sur un marché régi par la loi de l’offre et de la demande, les pays riches, qui ont commandé des doses pour vacciner trois ou quatre fois leur population, ne commenceront véritablement à alimenter ce programme que lorsqu’ils auront achevé leur propre campagne de vaccination », regrette le Pr Philippe Amouyel.

Financé à hauteur de 4 milliards de dollars par les Etats-Unis, l’Union européenne s’étant, elle, engagée à verser 1 milliard d’euros, le programme Covax s’est fixé pour objectif d’acquérir 2 milliards de doses d’ici la fin 2021. Le 16 mai, il n’en avait distribué que 59 millions dans 122 pays…

Un revirement suspect

L’Inde et l’Afrique-du-Sud avaient lancé l’alerte dès le mois d’octobre dernier en déposant à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) une requête pour obtenir une dérogation temporaire aux accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). L’appel était resté lettre morte, les pays riches, dont la France, lui ayant opposé une fin de non-recevoir. Le revirement des Etats-Unis et de l’Union européenne sur la question de la levée des brevets ne manque donc pas de sel pour l’économiste Frédéric Bizard. « L’annonce de Joe Biden intervient à un moment où les Etats-Unis disposent de suffisamment de doses pour vacciner leur population. Et alors qu’ils n’ont jusqu’ici exporté aucun flacon de vaccin produit sur leur sol, rappelle-t-il. De son côté, quand l’Union européenne clame haut et fort qu’elle est celle qui partage le plus, elle se précipite dans le même temps dans les bras de Pfizer/BioNTech pour acheter 1,8 milliard de doses. Il s’agit d’une drôle de conception de la solidarité. Et en matière de régulation, c’est à peu près l’inverse de ce qu’il faudrait faire. »

Pour Marie Coris (université de Bordeaux) ce changement de cap n’est pas non plus dénué d’arrière-pensées géopolitiques. « La proposition de Joe Biden vise aussi probablement à reprendre le leadership en matière de diplomatie vaccinale sur la Chine et la Russie qui se sont montrées très actives dans ce domaine. »

Chiffre clé

1,41 milliard de personnes avaient reçu une injection de vaccin à travers le monde au 14 mai dernier, d’après Our World in Data. L’Afrique ne représentant que 1 % de ce total…

À RETENIR

– La levée des brevets est l’une des propositions mises sur la table pour permettre d’accélérer le rythme de production des vaccins anti-Covid-19 et fournir les doses suffisantes à 80 % de la population mondiale, le plus rapidement possible.

– Cependant, cette solution a ses limites : fournitures des matières premières, moyens humains, moyens technologiques, habilitation des sites de production, etc.

– L’octroi de licences temporaires pourrait être un compromis. Mais la question n’est pas que sanitaire. Elle est aussi économique, financière et politique…