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Les effets indésirables d’un statu quo

Publié le 21 mai 2016
Par Afsané Sabouhi
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Tandis que le cannabis est devenu une drogue de grande consommation, pros et antis continuent de s’affronter sur sa dépénalisation du cannabis. Ce débat n’est-il finalement pas préjudiciable pour la prévention et l’innovation thérapeutique ?

Le cannabis est de très loin la substance illicite la plus consommée. 1,4 million de Français sont des consommateurs réguliers. Les adolescents français sont devenus les plus gros consommateurs d’Europe. En troisième, au collège, 1 jeune sur 4 en a déjà fumé et près d’un sur deux à l’âge de 17 ans. 4% des 18-25 ans sont des consommateurs quotidiens. Le constat est partagé par tous : en France, la consommation de cannabis est devenue un problème de santé publique de grande ampleur. Et pourtant la question qui occupe élus, médias, experts et associations est celle du statut légal du cannabis. Ce débat, éminemment politique, ressurgit à la faveur des prises de position des uns ou des autres.

Dernier épisode en date, le 11 avril, interviewé sur BFMTV, l’ancien médecin et ministre des Relations avec le Parlement Jean-Marie Le Guen affirme que « la prohibition du cannabis en France mérite d’être discutée ». Immédiatement rejetée par le porte-parole du gouvernement, cette déclaration a pourtant ravivé le débat, alimenté le 9 mai dernier par l’Académie de pharmacie, qui s’est à nouveau déclarée opposée à toute dépénalisation du cannabis. « Quelle est la solution préconisée par les académiciens alors ? Le statu quo ?, s’agace le Pr Amine Benyamina, psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne) et président de la Fédération française d’addictologie, favorable à une dépénalisation de l’usage privé. Je ne dis pas que le cannabis n’est pas dangereux, je dis que la loi actuelle laisse se dérouler un drame sous nos yeux. Je suis triste et scandalisé de voir une question de santé publique aussi importante prise en otage pour des postures politiques. »

Pour la présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), Danièle Jourdain-Menninger, cet affrontement plus idéologique que scientifique est en effet préjudiciable à la prévention (lire p. 17) alors même que pour la première fois l’âge de la première expérimentation du cannabis semble s’être stabilisé (enquête HBSC 2014). « Mais la prévention dans les collèges n’est même pas faite, dénonce Patrick Mura, toxicologue au CHU de Poitiers et membre de l’Académie de pharmacie. L’information sur les dangers du cannabis et son mode d’action sur le cerveau devrait être systématique en cours de SVT, pour que les jeunes ne pensent pas que le cannabis est une drogue inoffensive. Le dépénaliser serait le pire signal de banalisation qui soit alors que nous avons déjà suffisamment à faire pour lutter contre l’alcool et le tabac. » Le sondage mené par la Mildeca en janvier tend à montrer que l’information sur les risques n’est plus le problème. 82% des 15-35 ans s’estiment bien informés sur les risques liés au cannabis, contre 47 % dans le « Baromètre santé » de l’INPES en 2000 et 92 % des jeunes de 15 à 18 ans connaissent la vulnérabilité accrue du cerveau à l’adolescence.

Pour les addictologues, le problème est aujourd’hui de pouvoir mener une politique de réduction des risques auprès des jeunes. Proposer des alternatives de consommation à moindre risque, c’est encourager à fumer propre, par exemple en vaporisant le cannabis à l’aide d’appareils proches de la cigarette électronique ou en utilisant des cannabis plus concentrés, consommés en plus petite quantité et épurés de tous les produits de coupe qui exposent à des complications. « Je peux prendre la responsabilité de tenir ce discours en consultation. Mais impossible de le tenir lors d’une intervention de prévention dans un lycée car le cannabis y est interdit, regrette Nicolas Bonnet, directeur du Réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions (Respadd). Il n’y a pas d’explication possible dans le cadre répressif. On sait que les ados qui ont des troubles de la personnalité sont encore plus vulnérables aux effets du cannabis, mais pour pouvoir faire de la prévention ciblée, il faudrait parler ouvertement de la consommation de chacun. Dire seulement que c’est interdit empêche la prévention. »

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Comment faire de la réduction des risques sans délégitimer la loi elle-même et sans se sentir en porte à faux ? La question se pose aux CPE et surveillants des lycées mais aussi aux pharmaciens. Au comptoir, les questions se font pressantes sur les interactions entre consommation de cannabis et prise de médicaments. Le pharmacien se retrouve à faire le grand écart entre sa mission de professionnel de santé et la loi. Une situation dont la Mildeca a bien conscience puisqu’elle a signé une convention avec l’Ordre des pharmaciens pour que les équipes officinales puissent s’approprier les bons messages à transmettre. « La prévention commence par instaurer le dialogue et le pharmacien est un interlocuteur clé, puisqu’il est le professionnel de santé le plus accessible de notre pays », souligne Danièle Jourdain Menninger.

Outre la prévention, c’est désormais l’innovation thérapeutique qui commence à pâtir de ce débat sans fin. Commercialisé dans 17 pays européens, Sativex, autorisé sur le marché français en 2014 en deuxième ligne de traitement contre la sclérose en plaques, n’est toujours pas vendu en pharmacie. Officiellement, l’échec de la négociation du prix entre les autorités de santé et l’industriel espagnol Almirall en est la cause.

« Le cannabis thérapeutique est critiqué comme un cheval de Troie pour la légalisation. C’est un raisonnement complètement fou. Dans ce cas-là, il faut retirer du marché les opiacés, la xylocaïne… C’est bloquer la science pour des postures idéologiques », s’insurge l’addictologue Amine Benyamina. « Il suffirait de dire THC thérapeutique. Cessons cette confusion savamment entretenue avec le débat sur la dépénalisation du cannabis. Il n’y a pas eu besoin de légaliser l’opium pour mettre la morphine sur le marché », rétorque le toxicologue Patrick Mura. Dialogue de sourds…

TROIS QUESTIONS À DANIÈLE JOURDAIN-MENNINGER Présidente de la Mission Interministérielle de Lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca)

« Ce débat idéologique nuit à la prévention »

Comment expliquer que les jeunes français fument plus de cannabis que leurs voisins européens ?

D.J.-M. : La première constatation que l’on peut faire sur ces différences européennes, c’est qu’il est totalement impossible d’établir un lien entre la politique pénale menée dans un pays sur le cannabis et la consommation de ses jeunes. En France, les études montrent que nos jeunes sont assez angoissés, stressés par rapport à l’avenir, à leurs études et que cette pression est une des motivations de leurs conduites addictives. Mais elle n’est qu’une parmi beaucoup d’autres.

Le débat, passionnel en France, sur la dépénalisation du cannabis nuit-il à la prévention ?

D.J.-M. : Oui, il n’est ni raisonné ni fondé sur les expertises scientifiques. Ces déclarations intempestives sur la légalisation sont assez vaines et très idéologiques. Certes il est légitime de s’interroger sur l’efficacité de la politique pénale, mais ce débat récurrent et cette complaisance envers la consommation de cannabis sont extrêmement préjudiciables à une politique de prévention sereine et efficace.

Les tenants de la dépénalisation dénoncent une politique de réduction des risques entravée par le statut illicite du cannabis tandis que les antis réclament des séances d’information dès le collège sur ses dangers. Comment faire de la prévention sur un produit interdit mais très consommé ?

D.J.-M. : La prévention, ce n’est pas faire la morale et rabâcher les risques. Je m’attache à ce que les actions que nous finançons respectent les bonnes pratiques européennes, c’est-à-dire ne pas se focaliser sur les risques mais sur le développement des compétences psychosociales des jeunes. Comment gérer ses émotions sans recourir à la substance addictive, résister à la pression des dealers et à celle des copains, organiser un accompagnement par la communauté éducative pour instaurer le dialogue, écouter les jeunes et trouver les arguments qui touchent. Un grand professionnel de l’addictologie a une formule que j’aime beaucoup : « Le cannabis, c’est la meilleure drogue pour ne rien faire, le dopant du rien ou pas grand-chose ». Quand vous dites au jeune que le cannabis ne va l’aider ni dans ses examens ni dans ses relations sexuelles, ça porte plus que de débattre de politique pénale!

PROPOS RECUEILLIS PAR AFSANÉ SABOUHI