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Danger sans frontières

Publié le 18 janvier 2003
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Les pays occidentaux sont-ils protégés contre les contrefaçons qui tuent par milliers dans le tiers-monde ? A en croire le développement du phénomène aux Etats-Unis, la réponse est non. Et si la France reste très protégée par son hyperréglementation, la circonspection des douanes donne à réfléchir.

Un enquêteur de la FDA (Food and Drug Administration) écrivait, en 1996, que « des médicaments contrefaits peuvent, à notre insu, être transformés en comprimés ou gélules et atteindre chacun de nous, y compris le Président ». Cette réflexion en forme de signal d’alarme dans un pays, les Etats-Unis, aux circuits de distribution parfois controversés, mais où la réglementation et le contrôle des médicaments sont particulièrement rigoureux, posait le problème de la contrefaçon de médicaments dans les pays développés, phénomène que l’on a tendance à croire réservé aux pays du tiers-monde. Or « il existe une filière d’acheminement active de produits pharmaceutiques d’Asie et d’Afrique retournant vers les Etats-unis et l’Europe. Parfois ces expéditions sont mélangées avec des contrefaçons, parfois elles sont stockées ou expédiées incorrectement et se dégradent avant le moment de leur utilisation », précisait le cabinet de consultants Reconnaissance International (1) en prélude au premier symposium international sur la contrefaçon de médicaments, organisé du 22 au 25 septembre dernier à Genève.

Le plus lucratif après la drogue.

En 1982, l’OMS enregistrait 82 cas de contrefaçon de médicaments dans le monde, en 1994, 230 et en 1999, 771 (dont les trois quarts émanant de pays en voie de développement). Une recrudescence symptomatique du développement de ce marché, tellement juteux que les mafias se sont mises sur le créneau, le phénomène représentant aujourd’hui environ 6 % du chiffre d’affaires mondial de l’industrie pharmaceutique (5,8 % selon la PhRMA (2)), soit la plus grande source de revenu du crime organisé après la drogue selon l’Organisation mondiale de la santé. Et encore, cette dernière précise-t-elle que dans la plupart des cas, « les pays et les industriels qui détectent un problème ne le signalent pas » (moins de 5 % des 191 Etats membres de l’OMS le font).

Dans les années 90, en France, la douane a enregistré une saisie de médicaments contrefaits à Orly en 1998 (anti-inflammatoires) et une autre en 1999. Ouf ! Pas touché l’Hexagone ? L’OMS précise pourtant qu’« aucun pays n’est immunisé contre le problème » et qu’il touche aussi les pays développés. La direction générale des douanes (DGD) préfère là aussi expliquer que « s’il n’y a pas de suspicion de produits contrefaits, c’est que les fabricants concernés ne disent rien, souvent de peur du risque de préjudice commercial qui s’ensuivrait ». Car les saisies ne peuvent être effectuées qu’après signalement et demande de l’entreprise nourrissant des soupçons de contrefaçon à l’égard d’un de ses produits. Monsieur Baudoin, de la DGD, ajoute que « notre faible tableau de chasse permet juste de mesurer l’état de la collaboration des laboratoires avec nous. Des médicaments contrefaits peuvent arriver en officine par leurs circuits de distribution habituels sans que le pharmacien puisse les détecter ni savoir d’où ils viennent. […] Cela est arrivé à un intermédiaire grossiste en Grande-Bretagne, pourquoi pas chez nous ? ».

Un argument que vient renforcer la découverte récente d’un trafic d’antirétroviraux de retour d’Afrique vers les Pays-Bas et l’Allemagne (lire page 33), même s’il ne s’agissait ici que de trafic et non de contrefaçon, l’un rendant cependant l’autre tout à fait possible. L’OMS, elle, note que « les circuits nationaux de distribution […] sont parfois sapés et infiltrés et l’on retrouve des médicaments contrefaits dans les circuits légaux ».

La France mieux protégée.

Là où tout le monde se veut, en revanche, extrêmement rassurant, c’est que, si la chose est tout à fait possible en France, elle s’avère beaucoup plus compliquée que chez nos voisins, même dans l’Union européenne : « Ces faits sont marginaux, même si je suis plus que convaincu qu’il y a de la contrefaçon en France sur ce secteur », déclare M. Baudoin. « A part ce qui concerne les pilules pour body-builders et le recyclage des fins de boîtes, qui peut exister chez nous, nous sommes protégés par notre hyperréglementation sur le médicament et notre système de sécurité sociale », explique-t-on au Conseil national anti-contrefaçon, qui dépend du ministère des Finances. « Nous avons la législation la plus répressive au monde en la matière, explique aussi Delphine Sarfati, de l’Union des fabricants (créée en 1872 par des… pharmaciens !). Les contrefacteurs préfèrent donc utiliser d’autres pays pour le transit. » Quant au débouché, « la France est très peu attractive vu notre système de prescription, de remboursement et la gratuité du médicament, contrairement aux Etats-Unis où les gens paient de leur poche et peuvent de surcroît acheter des médicaments un peu partout », continue-t-elle.

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Nos meilleures protections seraient donc la prescription obligatoire, l’universalité et la gratuité des soins et médicaments, l’accès obligatoire aux produits via un circuit dédié (l’officine !) et un contrôle méticuleux tout le long de la chaîne du médicament. Bref, une traçabilité totale et une réglementation extrêmement rigoureuse. En outre, si les réimportations parallèles de médicaments peuvent être un facteur favorisant pour la contrebande, et donc aussi la contrefaçon, il s’avère que la France est surtout un pays réexportateur au sein de l’Union européenne, vu nos prix bas. Et, à cet égard, c’est « l’ouverture de l’Union européenne aux pays de l’Est, en 2004, qui constitue un gros danger d’inondation de contrefaçons, avance Delphine Sarfati, surtout pour la parapharmacie », la France risquant alors de devenir un pays d’importation, notamment de génériques qui eux aussi sont concernés par la contrefaçon.

« Mais, globalement, il est difficile de dire dans quelle mesure nous sommes protégés, les laboratoires n’étant pas loquaces, conclut-on à la DGD. Il y a deux façons de voir les choses, soit dire que la contrefaçon de médicaments dans notre pays relève du fantasme, soit affirmer l’absence de contrefaçon, ce qui relève de la méthode Coué. »

« En Europe, vu la traçabilité existant dans un système de distribution classique, on voit mal comment des produits contrefaits pourraient arriver en officine, même en automédication, analyse cependant Guillaume de Durat, responsable au LEEM (ex-SNIP) des affaires liées à la propriété intellectuelle. En revanche, les importations parallèles sont effectivement un facteur de risque accru de contrefaçon. La législation européenne permet dans ce cas de reconditionner. Qu’une palette de produits contrefaits vienne se glisser au cours d’une telle opération est très difficile à vérifier. A cet égard, que la France soit plutôt un pays d’exportation nous protège, bien sûr. »

Un point de vue partagé par Marina Couste, du cabinet d’avocats Couste #amp; Couste, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et des technologies, pour qui, « tant que le pharmacien interviendra dans la chaîne de distribution du médicament, nous serons protégés de la contrefaçon. Un verrou qui pourrait être mis à mal par la vente directe qui constituerait une brèche dans les systèmes actuels de traçabilité et donc un risque tant pour les laboratoires que pour les patients ». Gerry Norris, de la PhRMA, soutient même que « l’importance croissante des flux de marchandises et des hommes à travers le monde ainsi que l’avènement de l’e-commerce ont créé des troubles sans précédent dans les systèmes de contrôle et de régulation des circuits de distribution, permettant notamment l’entrée d’une petite proportion de produits contrefaits au sein des économies les plus vigilantes ».

La gêne des laboratoires.

Quant au manque de collaboration reproché par les douanes aux laboratoires, Guillaume de Durat parle « de politiques très différentes selon les laboratoires », mais réagit en notant que, de leur côté, « les douanes n’ont pas le temps sur la durée d’une saisie de dix jours d’effectuer de véritables contrôles des produits chimiques ». De plus, vis-à-vis des pays les plus à risque, notamment ceux du tiers-monde, les laboratoires se retrouveraient parfois en porte à faux par rapport au pouvoir ou aux familles régnantes, impliqués dans les trafics. « J’ai entendu parler du représentant d’un industriel en Amérique du Sud dont la voiture pouvait sauter à tout moment si le laboratoire évoquait ses soucis de contrefaçon, explique-t-il. Le Président de l’Etat en question possédait 90 % de l’entreprise de contrefaçon. Et n’allez pas demander une traçabilité dans certains pays d’Afrique ! De plus, les réglementations sont imparfaites, dans certains pays on ne saisit pas les contrefaçons. En Russie, on a vu des lots retirés du marché puis réinjectés faute d’avoir été détruits ! » Un pays qui est également pointé du doigt par Gerry Norris comme étant le maillon faible de l’Europe.

OMS contre OMC.

Le renforcement de la réglementation est précisément un des credos de l’OMS, les dégâts de la contrefaçon de médicaments se comptant souvent en nombre de morts (voir carte p. 32). Mais des « décideurs considèrent que la réglementation du médicament est une entrave non nécessaire au commerce et devrait être réduite au minimum », déplore l’OMS, alors que « des efforts accrus de réglementation au niveau international sont rendus nécessaires par la concentration des laboratoires pharmaceutiques ». Bref, on retombe ici sur le classique conflit d’intérêt entre la sécurité sanitaire et la toute liberté du commerce. C’est pourquoi l’OMS a créé un groupe de travail international regroupant les représentant de dix Etats pour imaginer des stratégies d’amélioration des réglementations sur le médicament utilisable par les décideurs et pour mettre en place une culture commune en matière de lutte contre la contrefaçon. L’organisation travaille ainsi avec l’Agence européenne du médicament pour aider les inspecteurs dans le domaine pharmaceutique et établir des banques de données informatiques susceptibles d’aider les autorités de régulation.

Enfin, l’OMS épingle Internet en affirmant que « même si un produit peut être vendu légalement sur Internet dans un pays donné, la qualité, la sécurité et l’efficacité des médicaments vendus par ce biais ne peuvent être assurés au consommateur ».

Reste qu’aujourd’hui les contrefacteurs semblent avoir largement le champ libre, excepté dans les pays où le médicament est très réglementé, faute de collaboration notamment entre autorités, industriels de la pharmacie et services de lutte contre la contrefaçon (enquêteurs et sociétés d’authentification). « Notre premier objectif en organisant le symposium de Genève, en septembre dernier, était de faire se rencontrer tous ces protagonistes qui, jusqu’ici, n’ont pas collaboré à des actions communes, explique Astrid Mitchell, du cabinet de consultants Reconnaissance International, organisateur de l’événement. Et même si aucune action spécifique n’a été décidée à Genève, plusieurs délégations ont souligné l’importance des contacts réalisés à cette occasion, et il y a eu consensus sur le fait qu’une telle rencontre réunissant l’ensemble de la communauté pharmaceutique devait être organisée régulièrement. »

(1) Prestataire d’informations et de renseignements commerciaux auprès des fournisseurs et utilisateurs de technologies d’identification.

(2) Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (association américaine de laboratoires pharmaceutiques).

DÉFINITION : LA CONTREFAÇON SELON L’OMS

Un médicament contrefait est « un médicament qui est délibérément et frauduleusement étiqueté quant à son identification et/ou son origine. La contrefaçon peut s’appliquer tant aux produits de marque qu’aux produits génériques et les produits contrefaits peuvent inclure des produits avec des substances correctes ou avec des substances incorrectes, sans principe actif, avec un principe actif insuffisant, des divergences au niveau de la nature et de la quantité des impuretés, ou avec un emballage contrefait ». La stérilisation de ces produits est aussi remise en cause par l’utilisation d’eau non distillée pour leur fabrication.

A noter qu’il n’existe pas de définition commune de la contrefaçon de médicaments, certains pays ne parlant par exemple que de fraudes. D’où la difficulté d’établir une banque de données unifiée. Même Interpole s’y est cassé les dents.

Protéger le médicament comme on protège la monnaie

Guillaume de Durat, du LEEM (ex-SNIP), précise que les contrefacteurs sont aujourd’hui tout à fait capables de reproduire des codes à barres, par exemple. « Les fabricants pourraient envisager des systèmes de codes lus par infrarouge, mais est-ce qu’ils seraient lus dans les pays en voie de développement ? De même, une empreinte sur le comprimé est aussi copiable et il est donc impossible d’identifier chacun des milliards de cachets mis sur le marché. »

Seul un contrôle chimique des produits à risque pourrait donc s’avérer efficace, comme tente de le faire l’OMS (voir encadré page 31).

Des hologrammes ? De son côté, GSK a décidé de concevoir des packagings sophistiqués dotés d’un hologramme de sécurité afin de protéger certains de ses produits (faux Zantac au Royaume-Uni, antiasthmatiques en Amérique latine, antibiotiques non stérilisés en Chine). Depuis, pas un cas d’antibiotique contrefait n’a par exemple été relevé en Chine, alors que le trafic y était monnaie courante à la porte des hôpitaux.

Des patients se retournent contre les laboratoires et les pharmacies

Aux Etats-Unis, des patients se sont retournés vers le laboratoire et les… pharmaciens après avoir consommé du Serostim contrefait. Les plaignants estiment en effet que les producteurs et les distributeurs, en l’occurrence des pharmacies de chaîne, auraient dû prendre soin d’utiliser des marques de sécurité sur les produits et auraient dû être plus attentifs à la sécurisation de leur distribution. Selon un article de la revue américaine Currents International Law Journal, un laboratoire pouvait être tenu responsable de dégâts provoqués par la contrefaçon d’un de ses produits si certaines conditions étaient remplies, et notamment le fait que cette contrefaçon et les dégâts pouvant en résulter étaient prévisibles et que le fabricant n’avait pas pris de mesures préventives valables.