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L’officine fera-t-elle le bonheur des investisseurs ?

Publié le 3 février 2024
Par Magali Clausener
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Le rôle grandissant d’acteurs économiques privés puissants dans le domaine de la santé préoccupe les professionnels du secteur. Pour l’heure, les pharmacies sont relativement épargnées. Ce qui n’empêche pas des dérives et une inquiétude latente face à certains montages financiers.

 

Après le secteur de la biologie médicale, les fonds d’investissement s’intéressent désormais aux cabinets de radiologie, dentaires, d’ophtalmologie, etc., car la santé représente un secteur en croissance et, en France, solvabilisé. La menace potentielle n’a pas échappé à l’Assurance maladie qui aborde le sujet dans son rapport « Charges et produits pour 2024 ». Elle propose d’ailleurs de créer un observatoire consacré au phénomène. La financiarisation a-t-elle également essaimé dans le milieu officinal, plus complexe à pénétrer, le capital des pharmacies n’étant pas ouvert aux non-pharmaciens ? Du moins pour l’instant, comme le souligne Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). « La financiarisation est une réalité de la profession, même si elle représente moins de 10 % des cas de financement d’acquisition d’officines, soutient Philippe Berthelot, président de la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP). Cette financiarisation n’est pas directe, elle se fait par l’intermédiaire de certains groupements et assure la promotion de véhicules tels que des boosters d’apports financiers. »

Des montages pas toujours éthiques

 

« Nous voyons des montages se faire avec des obligations convertibles depuis plusieurs années. Il existe deux grandes familles de souscripteurs obligataires : la profession via les pharmaciens et les fonds d’investissement financiers. Ce qui est essentiel, c’est que le montage soit éthique, explique Jérôme Capon, directeur du réseau Interfimo. Face à ces montages, nous décortiquons le contrat obligataire, notamment la présence d’une prime de non-conversion et son coût, et le taux d’intérêt de ces obligations convertibles. S’il y a des risques et/ou des contraintes pour le pharmacien par rapport à son indépendance, nous ne donnons pas suite. »

 

« Le pharmacien doit avant tout comprendre les modalités de partage de richesse. Nous constatons que certains montages ne sont pas en faveur du professionnel. La réponse à deux questions déterminantes doit être sans ambiguïté : comment la richesse que je crée avec mon officine est partagée avec l’obligataire et quelles sont les modalités de ma séparation avec celui-ci ? », abonde Frédéric Saada, avocat du cabinet parisien FLG Avocats. N’ayant pas toujours les connaissances nécessaires pour appréhender le schéma dans lequel il s’engage, le futur titulaire peut alors se retrouver face à un « mur de dettes » dont, pour Jérôme Capon, « la sortie n’est absolument pas assurée ». Estimant que « le réseau officinal n’a pas besoin de financement externe », Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), prône le système coopératif.

Pacte d’associés et retraite

 

Outre le montage et le contrat obligataire, le pharmacien doit étudier avec attention le pacte d’associés ou d’actionnaires. Celui-ci n’est pas opposable aux tiers à l’acte. Le pacte ou son projet doit être transmis à l’Ordre, mais il est assez facile de le modifier par la suite. Or, il peut comprendre des clauses qui limitent la marge d’action du pharmacien et donc son indépendance. « A titre d’exemple, nous avons vu des pactes d’associés avec des fonds d’investissement imposant au pharmacien d’obtenir l’accord du fonds pour réaliser des investissements de plus de 5 000 €, remarque Jérôme Capon. Ces pactes peuvent être complexes. » Selon Philippe Besset, l’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées va renforcer les compétences des ordres professionnels pour vérifier les pactes d’associés. Mais il manque encore le décret d’application.

 

Un autre élément est également à prendre en compte : celui du montant de la pension de retraite que le titulaire percevra. Un point d’autant plus important qu’il ne sait pas dans quelles conditions il pourra vendre son outil de travail. « Certains investisseurs financiers se rémunèrent contractuellement, ce qui peut fragiliser à terme le revenu que le pharmacien espère tirer de son activité professionnelle. C’est dangereux, car, dans ce cas, le pharmacien obère sa capacité contributive pour sa future retraite. Or, une retraite se constitue sur une longue période. L’assiette de cotisation étant relativement faible et les taux de cotisation peu élevés par rapport à ceux d’un salarié, le montant de la pension de retraite pour ce titulaire sera modeste », remarque Philippe Berthelot.

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Tous ces points ont incité l’USPO à constituer un groupe de travail avec la FSPF, l’Ordre, la CAVP et l’Association nationale des étudiants en pharmacie de France (Anepf). « Nous voulons faire un état des lieux et renforcer les règles, explique Pierre-Olivier Variot. L’Assurance souhaite mettre en place un observatoire pour vérifier l’origine et les mouvements des fonds durant la vie de l’entreprise. Nous, nous voulons faire ce contrôle dès la constitution de l’entreprise. »

               
 
 
 

Qu’est-ce qu’une obligation ?

« L’obligation est un titre négociable émis par la société pour constater l’existence contre elle d’une créance et, d’autre part, cette créance elle-même, qui va permettre à l’obligataire de s’approprier une fraction de la richesse de la société qui émet ces obligations, explique Frédéric Saada, avocat à Paris. L’obligation peut revêtir une multitude de formes et, bien souvent, elle est soit simple, soit convertible en actions. Dans le premier cas, elle est donc similaire à un prêt, avec une durée d’émission, qui généralement est subordonnée à la durée du prêt bancaire, et un taux d’intérêt conventionnel, dont l’usage dans notre secteur est de le fixer entre 6 et 12 %. Dans le second cas, au-delà de la durée et du taux d’intérêt, l’obligation a la faculté d’être convertie en action si la loi le permet. Si l’obligataire n’est pas pharmacien, elle ne pourra pas être, en l’état actuel de la loi, convertible, et sera alors assortie le plus souvent d’une prime de non-conversion. »

À retenir

La financiarisation de la pharmacie préoccupe la profession.

Si le capital des officines n’est pas ouvert aux non-pharmaciens, des montages financiers et des pactes d’associés opaques ont vu le jour.

Les primo-accédants doivent s’entourer d’experts avant de s’engager dans un montage.

Les syndicats, l’Ordre, la CAVP et l’Anepf ont lancé un groupe de travail sur le sujet.

Aprium Pharmacie : « Une logique d’enseigne avant tout »

Healthy Group, la maison mère de l’enseigne Aprium Pharmacie (475 officines à plus de 1,6 M€ de chiffre d’affaires), s’apprête à accueillir à son capital Ardian, BPI France et MACSF. Pour autant, peut-on considérer que la présence de fonds d’investissement présents dans le capital d’un groupement relève de la financiarisation du secteur de la pharmacie ? Non, pour Emmanuel Schoffler, CEO chez Healthy Group : « Les bailleurs de fonds vont nous permettre un développement plus rapide dans les cinq à six ans à venir en matière de services, de logistique, de digital, etc. Une telle stratégie nécessite des ressources et les seules cotisations des adhérents ne suffisent pas », explique-t-il. « Un fonds d’investissement comme Ardian a choisi Aprium pour ses réalisations afin d’accompagner les pharmaciens  du groupement dans les années à venir. Ardian n’a pas vocation à entrer dans le capital des pharmacies », poursuit Emmanuel Schoffler. Aprium a, par le passé, expérimenté l’investissement dans quelques officines via des obligations convertibles. « Nous avons décidé de cesser ces investissements depuis près de quatre ans, et nous accompagnons les pharmaciens dans le rachat de leurs obligations à leur rythme. Nous pensons que, pour Aprium, avoir la double casquette d’investisseur et d’accompagnant opérationnel n’est pas le meilleur choix. Nous menons une stratégie d’enseigne et de marque avant tout, et non d’investisseur à une échelle industrielle », précise le CEO. En mars, lorsque l’acquisition d’Aprium par Ardian, BPI France et la MACSF sera bouclée, Aprium donnera également la possibilité aux titulaires adhérents d’entrer au capital. Quid des primo-accédants ? « Nous avons, depuis des années, développé une communauté de pharmaciens avec nos administrateurs en région, un réseau qui favorise l’installation des primo-accédants. Nous connaissons les bonnes pratiques et les pièges à éviter. Nous pouvons, par exemple, les mettre en lien avec des conseils juridiques ou des experts métier. Enfin, la formation des futurs titulaires et le mentoring [relation interpersonnelle d’aide et d’apprentisssage, NdlR] permettent aux nouveaux titulaires de mettre le pied plus vite à l’étrier », détaille Laurent Keiser, président d’Aprium Pharmacie.

Arpilabe : « Ni investisseur ni groupement »

« Nous ne sommes ni un fonds d’investissement ni un groupement, mais un catalyseur de réussite », narre d’emblée Pierre-Emmanuel Petit, cofondateur d’Arpilabe et ingénieur. La société a été créée en 2007 avec Ariel Sakh, pharmacien. Trois ans après, les deux fondateurs achètent une première pharmacie à Paris, puis deux, et au bout de sept ans une dizaine « sans apport et sans se planter », précise Pierre-Emmanuel Petit. Arpilabe accompagne aujourd’hui environ 90 officines. « Nous avons développé un modèle juridicofinancier qui permet de structurer les financements et les acquisitions d’officines de toutes tailles sans que l’apport soit limitant. Nous avons aussi développé un savoir-faire opérationnel : tenue du comptoir, merchandising, exercice, ressources humaines, achats, recherche de la croissance, nouveaux services, etc., détaille le cofondateur. Notre troisième savoir-faire repose sur des indicateurs de pilotage précis afin de corriger au plus tôt les éventuels dérapages que toute entreprise peut rencontrer. Enfin, nous proposons un savoir-faire de formation des titulaires, de transmission. » Soit, mais comment Arpilabe intervient-il dans le financement des pharmacies ? « L’outil juridique auquel Arpilabe a recours est le bon de souscription d’action (BSA), un choix que nous jugeons vertueux, qui respecte l’enjeu de la gouvernance de l’officine, répond le cofondateur. Concernant plus précisément le financement du projet, nous savons orchestrer les sources variées de financement : banques, cédants, pharmaciens indépendants, financeurs privés institutionnels, investisseurs privés. » De fait, pour la partie obligataire, Arpilabe travaille à la fois avec les investisseurs institutionnels, la société de gestion 123 IM, quelques dizaines d’investisseurs privés et des cédants de pharmacie, qui participent au financement des pharmacies en fonction des besoins. Ces financements se font sur la base d’obligations non convertibles.

Pharmacies Lafayette : « Oui aux obligations convertibles ! »

« Les primo-accédants doivent mener un travail de réflexion en amont de leur projet, notamment en matière d’analyse, de business plan, de rentabilité, surtout si l’apport personnel est peu élevé et que le projet concerne une pharmacie avec un chiffre d’affaires important », explique Pierre-Henri Cazaly, directeur du développement chez Pharmacie Lafayette. Le groupement peut participer au financement d’une acquisition d’officine via des obligations convertibles. « C’est le marché qui fait que les obligations convertibles vont se développer de plus en plus. Le fonds d’investissement est comme une banque, c’est le pharmacien qui pilote et le fonds travaille avec l’enseigne », précise-t-il. Et d’ajouter : « Ce qui est primordial, c’est l’indépendance du pharmacien ». De fait, le réseau demande le remboursement des obligations convertibles au bout de cinq ans, avec l’aide de la banque si besoin. L’enseigne mise avant tout sur l’accompagnement des titulaires « sur l’ensemble de leur vie de pharmacien Lafayette,expose Christophe Besnard, directeur réseau de Pharmacie Lafayette. Une pharmacie est une entreprise et le pharmacien un chef d’entreprise. Le premier sujet est la croissance du chiffre d’affaires et la satisfaction du client patient. Nous les aidons avec un “cockpit de pilotage” qui regroupe un ensemble d’indicateurs accessibles à tous nos adhérents. Mais nous n’imposons rien ».