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QUAND LE TITULAIRE EST INCOMPÉTENT

Publié le 20 avril 2013
Par Fabienne Rizos-Vignal
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L’incompétence est un reproche délicat à exprimer. Surtout lorsque c’est le chef d’entreprise qui est visé. Entre le lien de subordination du contrat de travail qui place les salariés sous l’autorité de l’employeur et l’indépendance professionnelle propre à tous les pharmaciens et consacrée par les textes déontologiques, le terrain est miné.

Lorsque l’on parle d’incompétence dans l’entreprise, les pharmaciens titulaires pensent d’abord aux faiblesses professionnelles de leurs collaborateurs. Comme en témoigne Nadine*, exaspérée par son adjointe qui « exécute aveuglément les prescriptions sans aucune analyse critique. Elle se contente de compter les boîtes et de les mettre dans le sachet remis au patient. Elle délivre des médicaments pointus comme elle vendrait une banale crème antirides. Son incapacité à moduler le service pharmaceutique en fonction de la nature des produits me fait sortir de mes gonds ».

Inversement, lorsque l’employeur est défaillant, le salarié peut aussi faire une liste de griefs. Mais, dans ce cas, la mise en cause est plus délicate parce qu’elle atteint celui qui détient le pouvoir de direction et d’organisation de l’entreprise. Julien* a déchanté dès son stage de 6e année : « Le titulaire renouvelait des prescriptions d’hypnotiques au-delà des limites autorisées. Il dérogeait à la législation et ce devait être la norme dans sa pharmacie. » Parce qu’il n’osait pas dire non, l’étudiant en pharmacie était poussé à la faute : « Mon maître de stage me donnait un ordre, je l’exécutais, même si c’était en totale contradiction avec mes valeurs de probité et de conscience professionnelle ».

Code du travail ou code de déontologie ?

Même constat partagé par Marie-Laure*, qui compte de nombreuses heures de remplacement à son actif : « J’ai travaillé dans des pharmacies où des personnes non diplômées servaient au comptoir, sur décision du titulaire. C’est une situation très difficile à gérer. En tant que pharmacien, on se sent complice d’une telle entorse aux règles de délivrance. Et, en même temps, nous travaillons sous l’autorité du titulaire. Comment contester le choix assumé de l’employeur ? » C’est là tout le dilemme des pharmaciens adjoints qui se sentent coincés entre d’une part le lien de subordination inhérent au contrat de travail, et d’autre part leur indépendance professionnelle consacrée par le code de déontologie.

L’obligation de loyauté et d’obéissance conférée par le contrat de travail a pourtant des limites, notamment lorsque le titulaire impose à ses collaborateurs d’enfreindre la législation. « Le pharmacien adjoint est tenu de refuser toutes instructions contraires aux prescriptions édictées par le Code de la santé publique. Il ne doit pas perdre de vue qu’il engage dans ses actes sa responsabilité civile, pénale et disciplinaire », explique Guillaume Fallourd, avocat. En cas de dommage causé au patient, celui-ci pourrait se retourner contre l’adjoint qui a sciemment accepté d’enfreindre la réglementation. Se retrancher derrière le rapport hiérarchique pour s’exonérer de sa responsabilité n’est pas un bon calcul ! Guillaume Fallourd met en garde : « Il est plus risqué pour un adjoint de dévier des textes et de commettre une infraction, avec les conséquences que cela peut impliquer, que de dire non à son employeur lorsque cela est justifié. »

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Formaliser pour se protéger

Mais, en pratique, s’opposer au titulaire peut vite tourner à l’incident diplomatique. Emmanuelle* se souvient avoir refusé de renouveler une ordonnance de Stilnox : « J’ai tenu tête poliment mais fermement à mon titulaire. Il ne s’est pas privé de me rappeler qui était le patron. » Elle regrette cet échange : « Ma résistance a été prise pour de l’insolence. Je me suis même demandé si je n’avais pas pris le risque de perdre mon poste. » Lionel Jacqueminet, avocat, désamorce cette crainte : « Un licenciement fondé sur le refus du salarié d’exécuter un ordre illégal n’a aucune chance d’aboutir. Ce dernier aurait toute latitude pour le contester devant le conseil des prud’hommes et également déposer une plainte ordinale, laquelle serait suivie d’une instruction pour examiner les pratiques du titulaire. »

Avant d’arriver à ce point de non-retour, Guillaume Fallourd conseille de prendre les devants et d’acter les faits par écrit dès qu’ils surviennent : « Si les manquements du titulaire exposent l’adjoint, qui pourrait voir sa responsabilité engagée, un bon moyen de se protéger est d’exprimer son désaccord par écrit. » Lionel Jacqueminet préconise également ce formalisme : « L’idéal étant de conserver une trace de l’envoi et de la réception (recommandé, ou mail avec accusé de réception ou de lecture, ou fax avec accusé de réception). » Le cas échéant, l’adjoint pourra ainsi facilement rapporter la preuve qu’il a fait le nécessaire pour ne pas céder à des pratiques en contravention avec des règles impératives.

* Dans un souci de confidentialité, les prénoms ont été modifiés.

Repères

« Liberté, indépendance, confraternité » : trois valeurs déontologiques communes à tous les pharmacients, titulaires ou adjoints

1. Article R. 4235-3 du code de déontologie : « Le pharmacien doit veiller à préserver la liberté de son jugement professionnel dans l’exercice de ses fonctions. Il ne peut aliéner son indépendance sous quelque forme que ce soit… »

2. Article R. 4235-18 : « Le pharmacien ne doit se soumettre à aucune contrainte financière, commerciale, technique ou morale… Qui serait susceptible de porter atteinte à son indépendance dans l’exercice de sa profession… »

3. Article R. 4235-35 : « Les pharmaciens doivent traiter en confrères les pharmaciens placés sous leur autorité… »

Un motif de rupture ?

Lorsqu’elle est imputable au salarié et qu’elle présente une certaine gravité empêchant la poursuite de la collaboration de travail, l’incompétence peut valablement motiver un licenciement. En cas de contestation devant les prud’hommes, l’employeur devra rapporter des faits objectifs et précis. Les preuves écrites – telles que des courriers relatant une insuffisance professionnelle, des erreurs répétées et grossières, etc. – sont essentielles.

QUESTION À

JÉRÔME PARESYS-BARBIER, PRÉSIDENT DE LA SECTION D

En cas de manquements du titulaire, l’adjoint peut-il alerter l’Ordre sans être taxé de comportement anticonfraternel ?

« Les désaccords qui relèvent de problèmes relationnels ne concernent pas l’Ordre. Nous pouvons écouter les doléances, mais ce n’est pas notre rôle d’intervenir. En revanche, lorsqu’il existe un différend professionnel, l’institution ordinale est compétente. Selon les intentions de l’adjoint, il peut s’agir d’un simple signalement écrit qui reste confidentiel et que nous classons dans son dossier pour information. Si l’adjoint donne son accord pour rompre la confidentialité de son signalement, nous tentons une conciliation entre les parties telle que le prévoit l’article R. 4235-40 du code de déontologie. Lorsque la gravité des manquements révèle des dérives pouvant entraîner des risques pour la santé publique, la procédure disciplinaire, à travers une plainte, est engagée. »