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La fin du rêve

Publié le 8 mars 2003
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Au paradis des assureurs et de l’ultralibéralisme, les malades et les professionnels de santé indépendants ont depuis longtemps cessé de rêver. Et c’est au tour des sociétés de managed-care, dont l’objectif premier est de réduire par tous les moyens les dépenses, de déchanter. Pour survivre, les indépendants se regroupent et doivent proposer de nouveaux services (prescription, petits actes médicaux…).

Si Hollywood, le jazz, le rock, la statue de la Liberté… ont fait rêver beaucoup d’entre nous, on ne peut pas en dire autant du système de santé américain. Encore aujourd’hui, à peine 85 % de la population bénéficie d’une couverture maladie, laissant de côté près de 44 millions d’Américains, notamment des personnes de moins de 65 ans trop pauvres pour souscrire à une assurance privée mais pas assez pour bénéficier d’une aide publique*. Et même parmi les assurés, une bonne partie demeure sous-assurée car il n’y a pas de limite aux frais qu’ils ont à payer eux-mêmes.

Actuellement le système public d’assurance maladie ne couvre qu’un quart de la population. Deux catégories de personnes sont particulièrement concernées : les plus de 65 ans (couverts par Medicare) et les familles pauvres (par Medicaid). L’assurance privée, achetée directement ou via son employeur, prédomine. Cette prédominance, tant pour l’assurance que pour la prestation de services, fait du système de soins américain un cas unique au monde. La part du financement public dans les dépenses de santé avoisine toutefois les 46 % (33 % pour le gouvernement fédéral et 13 % pour les différents Etats).

Si l’assurance proposée par l’employeur est facultative (sauf à Hawaï), elle est toutefois encouragée fiscalement. La contribution de l’employeur aux coûts de soins de santé de ses employés revient, au bout du compte, à un complément de rémunération. Ce n’est donc pas un hasard si près des deux tiers des assurés sont protégés par des programmes parrainés par les employeurs. En période de croissance économique et dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre, la qualité de l’assurance santé permettait d’augmenter l’attractivité des entreprises. Adopteront-elles la même politique sociale en cas de récession économique durable ?

Soucieuses de maîtriser leurs charges, les entreprises américaines se sont massivement tournées vers les Managed-Care Organizations ou MCO (voir encadré p. 23) du fait des conditions tarifaires avantageuses proposées. Avec pour conséquence une explosion de ces structures à la fin des années 1980. En réalité, le managed-care, terme désignant tout système intégrant à la fois le financement et les prestations de soins, est apparu aux Etats-Unis dès 1932. L’objectif était de faire face aux coûts croissants des dépenses de santé en cherchant à influencer (à contrôler ?) le comportement des fournisseurs de soins (médecins, hôpitaux, pharmaciens…) et des patients. Leur développement et la réorganisation du système de santé qui en a découlé ont constitué les principaux facteurs de la décélération des dépenses de santé durant la dernière décennie.

Un système au bord de la rupture.

Seulement voilà, les dépenses, aussi bien dans le secteur privé que public, sont reparties à la hausse. Selon les dernières statistiques publiées par le ministère de la Santé américain, elles ont progressé de 8,7 % en 2001 pour atteindre 1 424 milliards de dollars (soit 5 035 $ par personne). Ces dépenses atteindraient 1 542 milliards en 2002 soit 13,2 % du PIB. Elles pourraient atteindre 16 % du PIB en 2010…

Outre des facteurs démographiques (et notamment l’arrivée à l’âge de la retraite des générations du baby-boom), l’augmentation des prix des médicaments et de l’hospitalisation représente un facteur notable de cette hausse. La sélection des risques ayant atteint ses limites, les assureurs, dont les marges financières ont souffert de la guerre des prix imposée par les Health Maintenance Organizations ou HMO (voir encadré p. 23) ainsi que de nombreuses fusions qui n’ont pas apporté les effets escomptés, ont décidé d’augmenter leurs primes (+10,5 % en 2001 pour les employés fédéraux par exemple). Pour faire face, les employeurs tentent aujourd’hui de reporter davantage sur leurs employés le coût et la responsabilité de la couverture maladie sélectionnée.

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Selon l’American Association of Health Plans, organisation regroupant la plupart des MCO, la situation devient critique. Les budgets des HMO augmentent en effet moins vite que les dépenses de santé, ce qui a déjà conduit à certaines faillites. Afin d’essayer de limiter le nombre de seniors pris en charge, les HMO augmentent le ticket modérateur ou diminuent les honoraires versés aux médecins travaillant sous tutelle. Mais les médecins, de plus en plus organisés, refusent souvent ces baisses de tarifs et quittent les HMO.

Bref, devant des HMO dont les prestations s’amenuisent et les tarifs augmentent, les seniors cherchent d’autres solutions. On estime que plus de 200 000 – ceux qui en ont les moyens – devraient changer de système d’assurance cette année et s’orienter vers des structures plus souples (Preferred Provider Organizations et Points of Services). Autre sujet de préoccupation : la performance globale de toutes ces MCO est remise en question tant au niveau de la qualité des soins que sur la réalité de la diminution des coûts globaux.

Répartition des dépenses de santé (année 2001)

Pression des payeurs sur la pharmacie.

Quoi qu’il en soit, le concept de managed-care a profondément modifié la pratique pharmaceutique dans le pays. Au départ, les MCO ont considéré qu’il n’était pas nécessairement efficace, dans un seul but de rentabilité, d’avoir leurs propres pharmacies. Elles ont toutefois cherché d’autres moyens de limiter les dépenses et ont eu recours aux Pharmacy Benefits Managers au début des années 80. Objectif : contrôler les dépenses pharmaceutiques en optimisant la distribution grâce à une intégration verticale en aval et une diminution du rôle des intermédiaires : optimisation des coûts de gestion, négociation des prix (au niveau des pharmacies et des laboratoires), substitution générique et thérapeutique, listes positives (liste de médicaments remboursés) et régulation de l’utilisation des médicaments (tickets modérateurs).

Pour les MCO, la limitation du nombre de pharmacies qui peuvent fournir des services à leurs adhérents était aussi une solution à l’augmentation des coûts. Les pharmacies sélectionnées, des chaînes mais aussi des pharmacies indépendantes, ont donc été incluses dans les différents « réseaux ». De nombreux Etats ont cependant une législation obligeant les sociétés d’assurance à accorder le remboursement à n’importe quel fournisseur autorisé de l’Etat sous réserve que ce même fournisseur en accepte les conditions. Cependant, les coûts de gestion avec les fournisseurs non approuvés sont tels qu’il est pratiquement impossible pour une pharmacie hors réseau de fournir des assurés à des tarifs convenables. Par ailleurs, du fait de la pression des différents organismes payeurs, il arrive que les pharmaciens travaillent à perte..

Les chaînes qui – par les remises liées à leur part de marché – obtiennent des médicaments à des prix inférieurs à ceux des pharmacies indépendantes ont été pendant longtemps favorisées par le système des MCO. Pour survivre, les indépendants ont dû se regrouper pour atteindre à leur tour une taille critique.

Aujourd’hui, trois circuits de distribution couvrent la quasi-totalité des ventes des médicaments de prescription : les chaînes de pharmacies (voir tableau p. 22), les pharmacies indépendantes et la vente par correspondance (dont certaines associations de patients…).

Fin 2000, plus de 60 % des points de ventes appartenaient à des chaînes. Le nombre des pharmacies indépendantes n’a cessé de diminuer lors de la dernière décennie. De 1990 à 2000, elles sont passées de 31 879 à 20 896. Dans le même temps, on a comptabilisé 7 352 points de vente supplémentaires liés à des chaînes.

L’ensemble des pharmacies se partage un marché colossal. Fin 2000, les ventes des seuls produits de prescription (« Rx drugs ») ont été de 145,8 milliards de dollars et auraient atteint 164,3 milliards de dollars en 2001. Le nombre d’ordonnances délivrées, tous réseaux de distribution confondus, s’établissait à plus de 3 milliards en 2001 et pourrait dépasser les 4 milliards en 2005.

Avec plus de 34 000 points de vente, l’ensemble des chaînes de pharmacie réalise un chiffre d’affaires annuel dépassant les 450 milliards de dollars dont 200 milliards directement liés au secteur de santé (médicaments de prescription, OTC ou vendus sans ordonnance, matériel médical, produits de parapharmacie).

Guerre des prix.

La liberté des prix des médicaments de prescription, qui induit une concurrence entre circuits de distribution, reste un des principaux facteurs d’évolution du paysage pharmaceutique américain. Cependant les efforts déjà consentis par les pharmacies font penser que la marge de manoeuvre reste faible. Les pharmacies électroniques – 60 % des pharmacies américaines sont présentes sur la Toile – pourraient être une évolution, du moins pour les médicaments destinés aux maladies chroniques. Ainsi les ventes en ligne de médicaments devraient atteindre 15 milliards en 2004. Mais là encore l’équilibre économique reste précaire et de nombreux opérateurs ont été contraints de cesser leurs activités. Malgré sa position de leader, Drugstore.com n’arrive toujours pas à sortir des coûts de développement. Si la société pense pouvoir atteindre un équilibre opérationnel en 2003, elle a déjà englouti près de 650 millions de dollars. En fait, le Net ne pourrait être à terme qu’un moyen pour les pharmacies d’augmenter la gamme des services offerts.

Mais outre la pénurie de pharmaciens, une des principales menaces pourrait venir du Canada où les prix des médicaments sont moins élevés – du fait de l’existence d’un contrôle des prix et de la faiblesse relative de la devise canadienne face au dollar US. L’écart de prix peut dépasser 70 % pour certaines spécialités et certains n’hésitent pas à passer commande par Internet. Afin d’enrayer ce phénomène, GSK a décidé de cesser d’approvisionner les distributeurs canadiens qui réacheminent leurs produits vers les Etats-Unis. Alors que l’importation individuelle de médicament reste illégale, certains élus américains militent pour que ces pratiques soient légalisées. La National Association of Board of Pharmacy (l’Ordre) a d’ailleurs annoncé, le 24 janvier, sa collaboration avec son homologue canadien pour lancer au Canada un programme de certification d’« e-pharmacies » copié sur le label américain.

Afin de conserver leur place dans le système de soins, les pharmaciens n’ont pas d’autre possibilité que de multiplier des services annexes. Ainsi, selon les Etats, ils ont par exemple la possibilité de prescrire des médicaments (avec remboursement à la clé), d’effectuer certains gestes médicaux tels que les vaccinations, de suivre leurs patients chroniques ou encore de gérer des dossiers patients… Les consommateurs semblent leur donner raison car, selon l’institut Gallup, le pharmacien est depuis plus d’une décennie l’homme d’affaires le plus estimé par le grand public américain pour ses valeurs d’intégrité et d’éthique.

* Ils peuvent toutefois se faire soigner dans les hôpitaux publics ou être pris en charge par des associations caritatives.

A retenir

On comptait 55 000 pharmacies américaines en 2000, dont plus de 60 % liées à des chaînes.

En 2001, les ventes de médicaments de prescription étaient de 164,3 Md$. Leur prix est libre.

Le CA réalisé par les chaînes dépassait les 450 milliards, dont 200 liés à la santé.

Les ventes en ligne de médicaments devraient représenter 15 milliards de dollars en 2004.

Un pharmacien salarié de chaîne (3 ans d’expérience) touche 80 000 dollars bruts par an.

Pour faire face aux baisses de marges, les pharmaciens se diversifient en prescrivant certains médicaments (avec remboursement à la clé) ou encore en pratiquant certains actes médicaux comme des vaccinations…

PETIT LEXIQUE :

– Chain Drugstores : chaînes de pharmacies « classiques ».

– Mass Merchants : pharmacies intégrées dans les discount stores (chaînes de magasins généralistes). On distingue les combinaisons stores (Target…) et les deep discount stores (LeaderPrice, Cosco…).

– Supermarkets : chaînes de moyennes et grandes surfaces principalement consacrées à l’alimentation (Giant, Safeway…). Selon la taille, on parle de food combos et de supermarkets.

– Pharmacies indépendantes : pharmacies appartenant à un propriétaire indépendant. Près de 20 % de ces propriétaires possèdent au moins deux points de vente.

Les différentes structures de managed-care (MCO)

Les Health Maintenance Organizations (HMO), réseaux de soins coordonnés, sont la formule la plus prisée pour les entreprises souhaitant assurer leurs salariés. La compagnie d’assurance ou la société de gestion des soins passe contrat avec des médecins, des pharmaciens (avec, en contrepartie, obligation de substituer et baisse du prix public pour les médicaments remboursés) et des hôpitaux afin de fournir une gamme de services de santé. L’assureur paye d’avance une somme forfaitaire mais le patient est contraint de se soigner dans le réseau. Sur un plan pratique, si le patient suit ces règles, il n’aura en général qu’à payer un ticket modérateur de 5 à 20 dollars par visite (et de l’ordre de 250 dollars pour les séjours hospitaliers).

Dans le cas des Preferred Provider Organizations (PPO), la compagnie d’assurance ou la société de gestion des soins passe des accords avec des prestataires indépendants (qui deviennent alors des prestataires recommandés) et obtient, en échange de la garantie d’un volume de patients, des tarifs négociés. Sur un plan pratique, un patient qui a fait appel à un médecin faisant partie du PPO n’aura à payer qu’un ticket modérateur de l’ordre de 5 à 20 % du tarif de la consultation. La cotisation annuelle est en général comprise entre 200 et 1 000 dollars. Mais si le patient n’utilise pas le réseau de médecins PPO, le montant du ticket modérateur augmente (généralement 30 %), tout comme le montant de sa cotisation.

Les Points of Services (POS) sont un modèle intermédiaire aux HMO et PPO. La compagnie d’assurance ou la société de gestion des soins contracte avec des professionnels de santé et leur propose une rémunération forfaitaire ou tarifs négociés. Les assurés peuvent consulter hors réseau tout en bénéficiant d’une prise en charge partielle mais avec la sanction d’un ticket modérateur conséquent.

Réaction

Pour Thomas Menighan, ancien président de l’American Pharmaceutical Association, « les pharmacies « brick #amp; mortar » [NdlR : littéralement « en briques et mortier »] doivent intégrer le web dans leurs stratégies plutôt que de laisser cet espace aux seules pharmacies virtuelles ». Pour lui, la meilleure stratégie consiste à offrir, en parallèle, « un service local, un service de vente par correspondance et un site marchand Internet ».