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LES PHARMACIENS CRÈVENT L’ÉCRAN

Publié le 9 juin 2012
Par Marie Luginsland
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Depuis début avril, 200 officines helvétiques expérimentent la télémédecine. Après une étude sur deux ans, ce projet lancé par la fédération des pharmaciens devrait être déployé dans les 1 730 pharmacies du pays.

Un son métallique résonne dans le back-office. Stéphane Haller s’y précipite. « C’est le médecin ! », s’écrie le titulaire de la Pharmacie Gellert de Bâle. Depuis deux semaines, ce pharmacien installé dans un quartier résidentiel expérimente netCare, un nouveau service de consultation et d’aide médicale sans rendez-vous, et dispose d’un équipement de téléconsultation. Il vient de téléphoner à Medgate, le centre suisse de télémédecine partenaire de netCare. L’une de ses patientes, Magdalena Baudendistel, 72 ans, s’est plainte d’une rougeur suspecte sur le bras. Stéphane Haller, qui la connaît bien, a décidé de demander conseil auprès du médecin de Medgate. Auparavant, il aura consacré près d’un quart d’heure à s’entretenir avec sa patiente, passage obligé pour accéder à la téléconsultation. Il n’est en effet pas question pour Stéphane Haller de recourir systématiquement aux consultations des médecins de Medgate. Le centre de télémédecine a d’ailleurs conçu avec la Société suisse de pharmacie des algorithmes pour les 14 pathologies (bientôt 20) les plus courantes*. Très détaillés et très stricts, ils permettent aux pharmaciens, à l’issue de la consultation préalable, de sélectionner l’une des trois voies possibles : orienter de toute urgence le patient vers un médecin, voire un centre hospitalier, traiter la demande du patient en officine ou recourir à la téléconsultation pour éclaircir certains points et sécuriser la prise en charge. C’est cette dernière option que vient de prendre Stéphane Haller.

« Il n’est pas question de faire concurrence aux médecins »

Ce jour-là, le Dr Timo Rimner est de permanence dans le centre de télémédecine. Il y exerce depuis six ans, après une spécialisation en médecine interne dans divers hôpitaux. Il apparaît sur l’écran, souriant, et salue la patiente par son nom. Jusqu’alors sur ses gardes, Magdalena Baudendistel se détend rapidement face à cet accueil personnalisé. Avec son accord, son pharmacien est resté auprès d’elle dans l’espace de confidentialité qui est une pièce séparée. Grâce aux connexions sécurisées, les données transmises ne sont en outre pas accessibles à des tiers. Au cours de l’anamnèse, la patiente semble vite oublier l’écran et la distance. Le visage du médecin en gros plan l’incite à se confier. Timo Rimner a appris, au cours de sa formation et de son expérience de télémédecin, à « poser les bonnes questions afin de suppléer aux limites de la consultation à distance et de pouvoir étayer rapidement un diagnostic ».

Comme de nombreuses personnes âgées, heureuse qu’on prête attention à ses soucis de santé, Magdalena Baudendistel ne tarit pas d’informations et, gestes à l’appui, décrit au praticien ses diverses douleurs. Timo Rimner entre alors dans le cœur du sujet : la raison de l’appel du pharmacien. Sans hésitation, madame Baudendistel découvre son bras et le tend vers l’écran. En dépit de la haute définition de l’image sur l’écran 24 pouces, le médecin souhaite un zoom. Stéphane Haller dirige alors la caméra sur le bras de sa patiente et, à l’aide du boîtier de téléprésence, grossit l’image. Après quelques questions complémentaires, Timo Rimner conclut à une piqûre de tique, fréquente dans la région rhénane. Il explique à Magdalena Baudendistel son traitement par antibiotiques et lui conseille de revenir voir son pharmacien si les symptômes perdurent. Par ailleurs, il lui promet de l’appeler dans quelques jours pour être sûr que le traitement prescrit a été bien supporté. D’un commun accord, le trio met fin à l’appel vidéo et le médecin disparaît comme il était venu, dans un bruit synthétique. Quelques minutes plus tard, une ordonnance est envoyée par fax, et c’est munie de son traitement que Magdalena Baudendistel quitte la pharmacie avec son déambulateur. Elle est totalement satisfaite : « Comme mon médecin traitant est en vacances, je suis venue demander conseil à mon pharmacien que je connais bien. Je n’avais vraiment pas envie d’aller aux urgences à l’hôpital ! »

Stéphane Haller tient cependant à rester en bonne intelligence avec les cinq médecins de son quartier, avec qui des mises au point ont été nécessaires. « Il n’est pas question de leur faire concurrence mais seulement d’agir en complémentarité. Je n’oublie pas que ce sont mes prescripteurs !, déclare-t-il, tenant à prouver le caractère désintéressé du projet : Si l’on compte le temps consacré à l’accompagnement du patient avant et pendant la consultation et l’investissement en matériel tout comme le prix des services de télécommunication en Suisse dans la haute définition sécurisée (deux à trois fois le prix d’une connexion classique), l’opération ne sera jamais rentabilisée au niveau financier. »

« Optimiser les coûts de la santé par un triage professionnel »

Le titulaire bâlois a investi sur deux ans près de 16 650 euros (20 000 francs suisses) et perçoit 12,50 euros (15 francs suisses) pour la consultation préalable, tandis que Medgate facture la consultation 40 euros (48 francs suisses) à la caisse d’assurance maladie (l’équivalent d’une consultation physique).

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Comme le spécifie PharmaSuisse qui a mis en place ce dispositif avec l’assurance maladie Helsana, les télécommunications suisses, Swisscom et Cisco, la société de téléprésence, netCare intervient en complémentarité dans le système de santé, principalement dans l’offre des soins de premiers recours. « Il s’agit d’optimiser les coûts de santé par un triage professionnel et d’éviter ainsi une prise en charge inutile par les urgences ou encore des doublons », confirme Dominique Jordan, président de PharmaSuisse.

La consultation existait déjà depuis treize ans en Suisse

Stéphane Haller est venu à la télémédecine par le biais de son groupement TopPharm. La motivation de ces pharmaciens rejoint les principes de PharmaSuisse qui ont présidé à la création du dispositif. « L’infrastructure des pharmacies et les compétences des pharmaciens sont de loin sous-utilisées. Or, le manque de médecins entraîne notoirement des problèmes dans les soins de premiers recours. Pourquoi ne pas permettre aux patients de bénéficier pleinement des compétences de leurs pharmaciens et d’utiliser au mieux l’infrastructure disponible des officines ? », expose Dominique Jordan.

Il est vrai qu’en Suisse la télémédecine se greffe sur une longue expérience de la consultation en officine. « Je pratique depuis treize ans des entretiens, que ce soit pour la mesure du cholestérol, de la glycémie ou de l’hypertension artérielle, ou encore pour la pilule du lendemain ou pour le Viagra. Il m’arrive même de soigner les petits bobos, décrit Stéphane Haller. Les pharmaciens suisses possèdent un instrument dénommé EPM (entretien de polymédication) qui, dans le cadre de la prise en charge de certains patients polymédiqués, permet de faire le point sur l’observance au cours d’un entretien de vingt minutes. » Cet acte rémunéré 50 francs suisses (41,60 euros) vient en supplément des honoraires perçus pour la dispensation.

Le pharmacien bâlois reconnaît cependant que la télémédecine apporte une expertise plus aboutie : « Avant, je travaillais à l’intuition, aujourd’hui la formation de dix jours que nous avons reçue et l’utilisation des algorithmes me donnent une sécurité dans mon conseil et m’aident dans mon travail de triage. » Par ailleurs, le dispositif netCare proposé en officine contribue selon lui à véhiculer une autre image des pharmaciens : « Nous ne sommes pas seulement des pousse-tiroirs mais de véritables acteurs du système de santé. »

* Cystite, pharyngite, sinusite, reflux, conjonctivite, borréliose, lombalgie, brûlure, hémorroïdes, asthme, rhinite, verrues, constipation, diarrhées.

Stéphane Haller en cinq dates

• 1989 Diplômé en pharmacie de l’université de Bâle.

• 1998 Installation à la Pharmacie Gellert à Bâle (onze salariés équivalents sept temps pleins, dont quatre pharmaciens et quatre préparateurs ; CA 3 millions de CHF (2,5 millions d’euros) ; 90 % d’ordonnances dont 10 % en médecine chinoise.

• 2003 Formation en médecine chinoise.

• 2011 Certification netCare de formation aux algorithmes du centre de télémédecine.

• 2 avril 2012 mise en service de la télémédecine dans l’officine.

L’analyse de Stéphane Haller

Les avantages

• netCare oblige à davantage de formation et constitue une évolution intéressante pour l’officine. C’est une transformation positive du métier qui renforce la position du pharmacien dans le conseil et l’accompagnement du patient. netCare est surtout une fonction idéale pour les patients de passage tels les touristes ou, par exemple, les chauffeurs de poids lourd qui livrent les groupes industriels de la ville et qui n’ont pas le temps de consulter un médecin entre deux livraisons.

Les inconvénients

• Le coût : compter 20 000 francs suisses (16 650 euros) pour l’investissement en matériel (système EX90 et équipement microphone, caméra et écran 24 pouces à résolution full HD) sur deux ans, dont 250 francs suisses (208 euros) par mois pour la liaison en télécommunication. Sans parler du temps investi !

Ses conseils

• Il ne faut en aucun cas se positionner en termes de concurrence avec les médecins mais bien agir en complémentarité pour le bien-être du patient.

• L’entretien préliminaire et l’utilisation des algorithmes requièrent une grande expertise. Cette fonction est à confier exclusivement aux pharmaciens de l’équipe.

L’AVIS DE L’ÉQUIPE

« C’est un nouveau défi. Nous allons, certes, avoir besoin d’un certain temps pour que le recours à la téléconsultation s’établisse dans notre pratique, mais heureusement nous avons deux ans pour nous y mettre. Le projet netCare élargit notre champ professionnel. Grâce à la formation que nous avons reçue sur la base des algorithmes qui standardisent le processus et resserrent les mailles du filet, nous pouvons davantage intervenir qu’auparavant. Autrefois, nous envoyions presque systématiquement les patients chez le médecin », explique une des pharmaciennes de l’équipe.