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Sous le pouvoir discrétionnaire des juges

Publié le 30 novembre 2002
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Notre enquête « improvisée » le montre, les incartades au monopole sont fréquentes. Pourtant, il apparaît que les grandes et moyennes surfaces ne semblent guère craindre d’éventuels recours. Car malgré des jurisprudences et des rapports d’experts presque toujours favorables à l’officine, les décisions des juges laissent parfois pantois, aboutissant à des procédures interminables.

Le point avec Isabelle de Bodinat, avocate de la profession dans de nombreux procès liés à la vente de vitamine C en GMS.

« Le Moniteur » : Dix ans pour une procédure. Cela a tout pour encourager les dérives des GMS…

Isabelle de Bodinat : En 1997, j’avais obtenu la reconnaissance de la vitamine C 150 comme médicament par le tribunal de grande instance d’Angers, et, en 1999, c’est un arrêt de la Cour de cassation concernant le président-directeur général de la SED*, censée faire jurisprudence, qui classait comme médicament la vitamine C 500. Or, en 2002, la cour d’appel d’Angers fait fi de cette jurisprudence et estime que la vitamine C n’est un médicament qu’à partir de 1 000 mg. Nous allons donc en cassation et, si nous y gagnons, l’affaire est renvoyée devant une nouvelle cour d’appel ! Jugement en première instance, appel, cassation et renvoi devant une nouvelle cour d’appel : et nous voilà proches des dix années…

Cela a été le cas à propos de la vitamine C 800 à partir de 1985, et c’est le délai vers lequel nous nous dirigeons à nouveau avec la dernière décision de la cour d’appel d’Angers de considérer la vitamine C comme médicament à partir seulement de 1 000 mg.

Que dit la jurisprudence dans le cas de produits communément appelés « frontière » ?

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Le premier principe est une interprétation extensive du médicament. Quand il y a doute, la jurisprudence privilégie la reconnaissance du produit comme médicament. Le second principe est le principe de précaution. La jurisprudence européenne définit par exemple une vitamine en fonction de « la perception qu’en ont les consommateurs moyennement avisés ». Si cette perception est simplement celle d’un produit lié au bien-être, au confort, alors la cour estime que le contrôle doit être encore plus important. Le produit sera alors considéré comme médicament et dispensé par un pharmacien pour éviter toute erreur dans la prise de ce produit.

En revanche, le degré de dangerosité d’un produit en fonction de son dosage est un critère qui n’a jamais été développé par la jurisprudence. Quant à l’argument des pharmaciens, il s’agit au contraire de mettre en avant l’effet thérapeutique d’un produit et l’effet sur les fonctions organiques, qui joue différemment en fonction de la personne qui consommera le produit, femme enceinte, fumeur, etc. Le dosage n’est plus la panacée.

C’est pourtant sur l’absence de dangerosité des produits que s’appuient un certain nombre de juges pour permettre la vente en GMS à certains dosages.

Certains juges de cours d’appel font de la résistance. La Cour de cassation, suite à un arrêt de la Cour de justice européenne, demande aux juges de se prononcer au cas par cas. C’est ce qu’ils font, parfois en dépit du bon sens et de la jurisprudence ! Et tant qu’il n’y a pas de loi, nous sommes soumis au pouvoir discrétionnaire du juge.

On s’attend en toute logique à ce qu’une décision de justice doive être observée et respectée par toutes les GMS en France.

Est-ce le cas en droit ?

Suite à notre victoire en 1997 sur la vitamine C 150, j’avais écrit à des grandes et moyennes surfaces non concernées par le procès. Certaines avaient accepté d’arrêter la vente du produit. Mais le problème est qu’un jugement n’a d’effet qu’entre les parties. Face à un Monoprix ou un Casino, dont le siège est national, vous avez une chance de voir une décision étendue à tout le territoire, mais face à un franchisé comme dans les réseaux Leclerc ou Intermarché, c’est peu probable.

Est-ce à dire que porter plainte contre une GMS pour exercice illégal de la pharmacie est vain ?

Pas du tout. Les pharmaciens ne doivent pas s’incliner face à ces mastodontes mercantiles. Le monopole des pharmaciens est un monopole légal, pas un monopole commercial. Il faut le défendre. S’ils ne le font pas respecter, ils le perdront. Et il faut avoir à l’esprit que, concernant la vitamine C, nous avons toujours gagné, même si c’était après en être passé par la Cour de cassation et dix ans de procédure. Et nous espérons encore gagner en cassation sur la vitamine C 500, et peut-être sur la vitamine C 150.

La puissance des GMS n’est-elle pas un obstacle pratique ? Elles peuvent se permettre des procédures à rallonge…

Encore une fois, dans l’attente d’une loi, le problème des procédures à rallonge vient surtout de l’appréciation personnelle des juges du fond. C’est pourquoi nous attendons notamment la nouvelle réglementation européenne sur la définition des compléments alimentaires et leurs dosages. Le souci, c’est qu’on ne sait justement pas trop à quoi s’attendre.

L’officine reste sur un succès

A noter en effet la défaite du Centre Leclerc de Rouen Saint-Sever, condamné par la Cour de cassation à fermer sa parapharmacie un mois et à une amende de 3 850 euros pour exercice illégal de la pharmacie suite à des ventes de vitamine C 500 sachets et 180 comprimés, et de dentifrices Emofluor et Periogard, produits « susceptibles de modifier les fonctions organiques de l’homme » et relevant donc du monopole pharmaceutique. Là encore après des années de procédure.

« La vitamine C, un cas particulier »

Si la vitamine C est souvent le noeud du problème entre pharmaciens et GMS, on est forcé de dire que le sujet reste un cas très particulier et spécifique.

Il ne peut constituer une base de réflexion de référence dans le débat des produits frontière. Selon Loïc Bureau, pharmacochimiste, la Cour de cassation n’est pas allée assez loin en considérant que la vitamine C était un médicament à 150 mg. Cela ne semble pas fondé sur le plan scientifique. Il existe aujourd’hui une limite de sécurité fixée en France à 1 g par jour (limite à ne pas dépasser en sus de ce qui est apporté par les aliments), loin de 150 mg.

En fait, sécurité n’est pas synonyme de toxicité, c’est l’opposé. Des pharmaciens considèrent souvent, en tant que spécialistes des toxiques, qu’un produit est un médicament dans la mesure où il peut être toxique.

Des études cliniques récentes, paradoxalement menées par l’agroalimentaire, montrent que la vitamine C prise pendant trois semaines par une personne bien portante n’aurait un effet pro-oxydant qu’à partir de 600 mg. On peut en supposer que la vitamine C est antioxydante à dose physiologique et serait pro-oxydante à dose beaucoup plus élevée.

De fait, les services de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes admettent que les GMS puissent vendre de la vitamine C à 400 ou 500 mg. « Pour l’appellation de médicament, il aurait donc peut-être mieux fallu se battre sur un dosage de 500 mg, sur la base d’études cliniques sérieuses, que sur un dosage à 150 mg facilement contestable. D’autant qu’à la dose de 150 mg, il n’existe pas d’étude prouvant que la vitamine C a des effets pharmacologiques autres que celui de pallier les carences ou déficiences nutritionnelles », estime Loïc Bureau. Et donc d’avoir un effet sur des pathologies.

A retenir

Le Bureau de vérification de la publicité vient de publier sa doctrine sur les allégations santé applicables à tout produit, qui s’articule autour de quatre thèmes : la clarté (la publicité soit être distinguée comme telle et ne pas présenter le produit comme relevant du domaine médical), la véracité (l’allégation doit pouvoir être prouvée par des bases scientifiques solides), l’objectivité (elle ne doit être ni trompeuse, ni suggérer que le produit peut, seul, apporter un bénéfice santé) et la loyauté (ne pas dénigrer d’autres produits).

Le Conseil des ministres européen a approuvé le 14 novembre la modification de la directive européenne relative à l’étiquetage des denrées alimentaires imposant que tout ingrédient présent à plus de 2 % dans un produit (contre 25 % jusque-là) soit indiqué. De plus, les industriels devront signaler toute substance connue comme allergène. Pour être applicable, cette directive devra néanmoins repasser devant le Parlement européen début 2003.