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Vente en ligne : la loi de tous les possibles

Publié le 15 février 2020
Par Francois Pouzaud
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L’article 34 du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (dite «   Asap   »), présenté début février par le gouvernement, a fait resurgir l’ombre d’Amazon et déclenché la colère de l’ensemble de la profession. Ou presque. Mais, entre propos rassurants de la ministre de la Santé et diabolisation à l’extrême de ce texte très imprécis, pas facile de se faire sa propre opinion. Eclairage.

A l’heure du tout numérique et du boom du e-commerce, le premier ministre, Edouard Philippe, veut assouplir les règles encadrant la vente en ligne de médicaments, estimant que celles actuelles sont trop contraignantes et constituent un frein à la compétitivité des pharmacies françaises à l’échelle européenne. Suivant l’avis de l’Autorité de la concurrence de 2019, le gouvernement défend le projet de loi « Asap » pour Accélération et simplification de l’action publique (voir page   18), mais qui, en l’état actuel du texte, peut ouvrir la porte à toutes les dérives.

Brèche pour Amazon…

Si des voix s’élèvent (Ordre des pharmaciens, groupements, etc.) pour demander le retrait pur et simple de ce projet de loi, c’est pour éviter des dérives commerciales et des risques pour la sécurité des patients. De son côté, Agnès Buzyn tente de rassurer. La ministre de la Santé indique que les plateformes devront nécessairement être rattachées à la licence d’une officine et placées sous le contrôle du pharmacien. Suffisant pour éviter de faire entrer le loup dans la bergerie ? Pas sûr. Malgré ses bonnes paroles, la ministre de la Santé n’est pas pilote du projet de loi. Ce sont ses collègues ministres de l’Action et des Comptes publics et de l’Economie et des Finances.

Et les imprécisions et incertitudes de ce texte interpellent les juristes. « Qui sera le destinataire des demandes d’achats en ligne de médicaments ?, s’interroge Noëlle Tertrain, avocate du cabinet Avicenne avocats. Combien de pharmaciens seront chargés de gérer la plateforme ? Leur présence sera-t-elle suffisante pour pouvoir contrôler toutes les délivrances de médicaments achetés en ligne ? Mais surtout, qui sera propriétaire de ces plateformes ? Aura-t-on une parfaite similitude avec les règles de détention du capital des officines ? » Autant de questions sans réponse. Selon elle, il n’est pas opportun de créer des plateformes qui pourraient faire courir le risque d’une ouverture du capital à des non-pharmaciens, mais plus judicieux de « toiletter » les textes de loi existants. Pour Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), « le discours du ministre peut être facilement contesté par les instances européennes. Dès lors que l’on crée des plateformes communes de vente en ligne, on met le doigt dans un engrenage qui va complètement nous échapper ».

… ou aubaine pour les petites officines ?

Le gouvernement défend que les plateformes, en mutualisant les moyens, facilitent l’accès de la vente en ligne aux petites et moyennes officines. Les arguments avancés, là encore, laissent perplexes. « C’est de la poudre aux yeux , répond Laurent Filoche, les internautes recherchent des prix sur les sites de vente en ligne, or les petites officines ne sont pas en capacité de proposer des prix compétitifs. » Plus il y aura de sites de vente en ligne de médicaments, plus les prix baisseront… créant du « sur-achat » et un parcours de consommation de médicaments. Lucien Bennatan n’agrée pas non plus à cette vision. « Les prix des médicaments OTC sont en baisse [- 0,7 % en cinq ans, source : Afipa/OpenHealth] et la concurrence entre officines est omniprésente, rappelle-t-il. Favoriser le développement de la vente en ligne de médicaments en imaginant que les prix vont baisser est une approche simpliste et dangereuse. A l’heure où l’on parle de dispensation à l’unité, où l’on retire des médicaments en libre accès pour les remettre derrière le comptoir, assouplir ainsi la vente en ligne nous expose tous à rompre le lien de conseil qui existe entre les pharmaciens et les patients, lors de la délivrance d’un traitement. C’est un non-sens. »

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A contrario, un autre courant d’idées circule, pour faire rempart à Amazon. « Si toutes les officines sont présentes sur Internet, nous éviterons de nous faire “ubériser” », défend Xavier Mosnier-Thoumas, pharmacien bordelais, expert-conseil et cofondateur de meSoigner.fr, site de vente en ligne de médicaments.

Menace sur l’équilibre du réseau

L’Ordre, les syndicats et étudiants en pharmacie, etc., tous dénoncent le risque de destruction du maillage officinal. Pierre Béguerie, président du conseil central A de l’Ordre des pharmaciens, en tête. « On va fragiliser la pharmacie de proximité. En Angleterre, 400 à 500 pharmacies ont déjà disparu à cause des plateformes qui ont la possibilité de délivrer des ordonnances », explique-t-il. Egalement farouchement opposé aux entrepôts déportés, Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), cristallise le danger de création de tels locaux sans réelle régulation. « Un entrepôt peut être suffisamment vaste pour distribuer des médicaments sur tout un territoire ! », anticipe-t-il.

Autre question soulevée : un local déporté peut-il aussi être une plateforme mutualisant les stocks de plusieurs officines ? Devant les imprécisions du projet de loi, cette hypothèse dangereuse soulevée par l’Académie nationale de pharmacie n’est pas exclue. Elle est partagée par Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). « Un local extérieur piloté par un pharmacien peut mutualiser l’activité de commerce en ligne et l’expédition de commandes pour le compte des autres officines de la plateforme », analyse-t-il.

Un div qui ne peut être qu’amélioré

« Ce div est destructeur de valeurs, la position du gouvernement est en train de se modifier car il ne souhaite pas forcément entrer en conflit avec la profession et se mettre à dos l’opinion publique à un mois des élections municipales », estime Gilles Bonnefond. Philippe Besset s’attend à ce que ce projet si décrié par la profession soit rejeté lors de son examen au Sénat. « Ce div n’est pas celui sur lequel nous avons travaillé avec les autorités de tutelle l’an dernier, mais il est certain que l’Assemblée nationale aura le dernier mot au moment du vote en avril ou mai. Il faut donc faire voter les bons amendements », explique-t-il.

L’idée de s’approprier ce projet de loi pour le rendre plus protecteur est partagée par Cyril Tétart, président de l’Association française des pharmacies en ligne. « C’est à la profession de se saisir de ce div et de mettre les bons verrous réglementaires permettant aux pharmaciens de garder la maîtrise de la vente en ligne de médicaments et de faire évoluer la pharmacie française car on ne peut pas continuer à rester à la traîne de l’Europe en ce domaine », explique-t-il. Une action plus judicieuse, selon lui, afin d’apporter un service moderne et adapté aux modes de consommation actuelles, plutôt que d’appeler les pharmacies à baisser le rideau durant une journée. Comme en septembre 2014, lorsqu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, a voulu casser le monopole des pharmacies.

LE SORT DES ADJOINTS DANS LA BALANCE

Quelles conséquences aurait une révision des obligations d’embauche d’adjoints en fonction des seules ventes de médicaments et de dispositifs médicaux telle qu’envisagée dans la loi « Asap » ? Pour Philippe Besset, cela risque d’accentuer la fracture entre les petites pharmacies de proximité délivrant essentiellement des médicaments et les grandes pharmacies commerciales. Ainsi, ces dernières qui progressent le mieux en chiffre d’affaires verraient aussi leur rentabilité s’améliorer par une diminution de leur coût salarial. « Les arguments développés en faveur de cet assouplissement sont malsains, commente Pierre Béguerie. La pharmacie est un tout, ceux qui sont à l’origine de ce div se trompent en pensant que les activités non liées au médicament ne nécessitent pas une surveillance pharmaceutique. » Le Conseil national de l’Ordre ne dit pas autre chose dans son communiqué du 7 février : « La réduction du nombre de pharmaciens adjoints serait incohérente avec le besoin accru de conseil pharmaceutique, d’accompagnement des patients et la proximité apportée par les officines dans les territoires. » Sans compter les impacts négatifs sur le marché de l’emploi des adjoints.

LA VENTE EN LIGNE DE MÉDICAMENTS

Par François POuzaud

nfadel/istock