E-commerce Réservé aux abonnés

Le double jeu

Publié le 13 octobre 2001
Mettre en favori

Catalogues de vente par correspondance à destination des particuliers et des comités d’entreprise, commerce électronique sur les produits de parapharmacies : les entorses aux contrats de sélectivité se multiplient. Des pharmaciens s’insurgent et veulent mettre un holà à cette concurrence déloyale. Certains laboratoires ont répondu présent mais sans éradiquer le problème.

Courant 1998, un pharmacien breton découvre un catalogue de vente de produits de parapharmacie au comité d’entreprise de son conseil général. Ce catalogue, qui regroupe la quasi-totalité des marques de parapharmacie – dont les marques dites dermatologiques -, est émis par la société LCJ Diffusion dont le siège social est à Paris et les entrepôts à Champigny-sur-Marne. « J’ai été choqué de voir distribuer de cette façon des produits qui demandent un conseil pharmaceutique et dont la distribution est régie par un contrat ! Et j’ai immédiatement rendu compte de cette concurrence déloyale aux laboratoires concernés. Pierre Fabre et L’Oréal (Vichy, La Roche-Posay) ont entamé une procédure qu’ils ont gagnée. J’ai donc été d’autant plus déçu de voir réapparaître le même catalogue émis par la même société en novembre 2000 ! La dernière mouture concerne la période d’avril à octobre 2001. A cette date, la société renaît donc de ses cendres à la barbe de ceux qui l’avaient fait condamner ! Plusieurs questions se posent… Les laboratoires trouveraient-ils finalement leur intérêt dans la création d’un nouveau circuit de distribution ? A partir du moment où il n’y a pas de résultats concrets dans les faits, on peut être amené à penser que la politique de l’autruche arrange tout le monde… »

Trop peu de pharmaciens témoignent

Nombre de pharmaciens s’inquiètent de cette situation (l’Union des grandes pharmacies avait mis le cas LCJ Diffusion au coeur de ses débats lors de son dernier congrès) et ont vivement pris à partie les laboratoires concernés. Leur réaction ne s’est pas fait attendre. « Nous connaissons ce dossier depuis plusieurs années, reconnaît Pierre-André Poirier, secrétaire général de Pierre Fabre Dermocosmétique et directeur juridique. Depuis 1996, nous avons engagé différentes procédures et nous avons obtenu en date du 16 décembre 1998 un arrêt de la cour d’appel de Paris qui enjoignait la société LCJ de cesser la commercialisation de nos produits avec une astreinte de 500 francs par jour de retard et par infraction constatée. Tout était rentré dans l’ordre jusque récemment. LCJ contestant par ailleurs les conditions de retrait de l’agrément de notre laboratoire pour son point de vente existant à l’époque, une procédure avait été engagée auprès du tribunal de commerce de Paris. La cour ne nous ayant pas suivis sur les modalités de retrait de l’agrément, tout en constatant la violation de notre système de distribution sélective, nous avons fait appel. »

La clôture théorique de ce dossier est prévue pour octobre 2001. Le laboratoire attend en ce moment des attestions de pharmaciens reconnaissant avoir eu à nouveau entre les mains le catalogue LCJ (il n’en n’avait reçu qu’une début septembre). « Nous avons malheureusement été peu suivis jusque-là et il nous faut étoffer notre dossier !… Ceci nous permettrait de mettre définitivement un terme aux agissements de la société LCJ. »

Des pharmaciens d’officine complices

Chez Lierac-Phytosolba, on rappelle que le dossier LCJ avait été traité il y a cinq ans d’un point de vue juridique. La société avait été poursuivie pour commercialisation de produits en dehors du réseau de distribution agréé. Une procédure qui avait révélé la « collaboration » d’un pharmacien de Seine-Saint-Denis et avait abouti à une condamnation avec dommages et intérêts.

A l’époque, RoC avait engagé une action similaire. Résultat : une suppression des produits incriminés dans les catalogues ultérieurs jusqu’à l’édition 2000 !

Publicité

Aujourd’hui, les juristes du laboratoire Lierac se déclarent prêts à réunir de nouvelles pièces légales leur permettant réengager une procédure. « Notre seule crainte : que cette société profite des directives communautaires concernant le commerce électronique qui autorise la vente sur le Net (donc par correspondance) dans la mesure où elle est un accessoire d’une activité commerciale d’un point de vente agréé. On peut craindre par ailleurs des remises en vente successives dans le temps qui seront envisageables si LCJ parvient à toucher les comités d’entreprise de grosses entreprises, auquel cas les volumes de vente réalisées compenseront largement les frais inhérents aux procédures juridiques. »

Aliza Jabès, P-DG du Laboratoire Nuxe, envisage elle aussi de confier l’affaire LCJ à ses avocats : « Nous condamnons bien entendu ce type de distribution sauvage qui ne correspond pas aux termes de notre contrat de sélectivité. Il faut éviter toute dérive vers des marchés parallèles. » Même réaction de la part de La Roche-Posay. Antoine Philipon, directeur général France, défend la cause de l’officine : « Nous avons déjà obtenu par référé, il y a de cela trois ou quatre ans, le retrait des produits La Roche-Posay de ce catalogue. Puisque LCJ Diffusion récidive, nous allons lancer une nouvelle procédure. Ce type de vente par correspondance est illégal. Nous serons intransigeants, comme nous l’avons toujours été ! »

Les directives européennes n’arrangent pas les choses

Et les laboratoires ont effectivement les moyens de faire interdire la vente de leurs produits sur Internet. Mais il ne faut pas se montrer trop optimiste… « Nous avions une bonne parade jusqu’ici, reconnaît Antoine Philipon, mais elle ne sera sans doute plus valable très longtemps. Il n’est pas du tout impossible qu’un site Internet de GMS puisse bientôt vendre nos produits sur Internet, compte tenu des directives européennes. Je suis très préoccupé à ce sujet. Nos juristes sont au travail… »

René Blajman, titulaire à Sarreguemines, s’est aussi insurgé auprès de RoC contre des dérives qu’il estime inadmissibles : « J’ai lu dans la revue Le Revenu un article sur les « business angels » parlant d’un pharmacien qui faisait de la vente on-line et se targuait d’avoir eu l’accord de certains laboratoires dont RoC-Neutrogena. J’ai été choqué de trouver effectivement ces produits sur le site. Mes appels téléphoniques, mes discussions avec le représentant du laboratoire, mes tentatives pour contacter le directeur du laboratoire sur Pharmagora ont été vains. Il est temps de dénoncer cette inertie et de réagir ! »

Un pharmacien responsable d’une parapharmacie Leclerc parle même d’une certaine complaisance des laboratoires : « Suite à la demande qu’avait faite Carrefour Beauté de mettre en ligne leurs produits, Bioderma s’est récemment rapproché de Avène et Ducray pour envisager une collaboration, de façon à établir un contrat type sur le mode de mise en ligne, qui fera référence par la suite. Ayant évoqué pour le compte de mon point de vente une éventuelle vente en ligne des produits Bioderma, on m’a demandé d’attendre. J’ai reçu par ailleurs un accord tacite d’Uriage… La position de Pierre Fabre par exemple est équivoque : le laboratoire ne refuse pas que ses produits soient vendus sur Internet, il condamne simplement la manière dont ils sont mis en vente. Tout le monde cherche des faux-fuyants. »

Pour ce dernier, la signature de nouveaux contrats de sélectivité par de nombreux laboratoires est sans ambiguïté : « Ils autorisent la vente en ligne, moyennant une autorisation de leur part, sur un site appartenant à un point de vente agréé (le détaillant agréé ne peut vendre les produits du laboratoire Bioderma) par le biais d’Internet dans la mesure où ce mode de distribution permet la vente dans le respect de conditions équivalentes aux conditions d’agrément, ajoute-t-il. On va faire peu à peu migrer le marché point de vente vers un marché laboratoire : on va passer du « business to business » au « business to consumer ». Pierre Fabre attend simplement que le marché de l’e-commerce soit mûr et que d’autres se soient lancés avant lui, comme il l’a fait avant de s’implanter en parapharmacie. Ce n’est qu’une question de temps… Telle est l’opinion que j’ai pu me faire au contact de mes différents interlocuteurs laboratoires. »

Le laboratoire Pierre Fabre se défend avec véhémence contre ce genre de suspicion : « Nous avons obtenu le 2 décembre 1999 un arrêt de la cour d’appel de Versailles demandant à un site Internet marchand créé par monsieur Breckler, pharmacien, de cesser la commercialisation de nos produits. Cette décision fait toujours jurisprudence et nous avons démontré notre détermination. Nous n’envisageons pas du tout d’autoriser nos distributeurs agréés à vendre nos produits sur le Net. Car ce dernier ne présente pas de garanties suffisantes de conseil répondant aux besoins des consommateurs. Il faut une présence physique permettant une appréciation directe du problème spécifique d’hygiène ou de soin rencontré par le consommateur, ce qu’Internet ne permet pas à ce jour », affirme Pierre-André Poirier.

La vigilance s’impose donc et la réactivité des pharmaciens – ou de l’Ordre et des syndicats comme dans le secteur de la parfumerie – constitue un élément clé pour éviter toutes les formes de dérives qui sont à craindre avec le développement de l’Internet et l’entrée en vigueur des directives européennes

Vendre sur catalogue : un jeu d’enfant

Le système fonctionne on ne peut mieux : il suffit à une entreprise – aussi petite soit-elle – ou à un ou plusieurs particuliers faisant un achat groupé de commander pour un minimum de 1 000 francs de produits pour les recevoir à prix réduits (de 10 à 20 % selon les prix pratiqués en officine), dans un délai tout à fait raisonnable, avec facture et incitation à l’achat d’autres types de produits (notamment électroménagers). La voie d’approvisionnement ? Des pharmacies, on s’en serait douté ! Certains pharmaciens de Seine-et-Marne sont ainsi directement impliqués. « Ne serait-il pas possible de mettre en place une traçabilité des produits qui permettrait de démasquer les contrevenants ? », s’interroge un confrère installé en Bretagne, qui suit de près ce dossier.

Ventes sauvages sur Internet

Les dérives ont tendance à se multiplier et Internet en est le catalyseur avec une multiplication des sites vendant en ligne des produits de parapharmacie. Il suffit d’un simple moteur de recherche pour dénicher les plus importants : http://www.beautycenter.fr qui référence CS Dermatologie, Nobacter, Uriage, RoC, OEnobiol…, http://www.pharmavital.com, sans doute le plus complet (Acardust, Akileïne, Alphacid, Bioderma, Biolane, Bioptimum, Clearblue, Charlieu, Comodynes, Doriance, Fluocaril, Innoxa, Item, Lierac, Lipofactor, Rogé Cavaillès, Stérimar, Stiefel, T-Leclerc, Weleda, etc.), http://www.auvervie.com qui référence 3M, Arkopharma, Biorga, Dolisos, LED, Urgo, RoC…, http://www.parapharmashop.com sur lequel on retrouve RoC, Nuxe, Caudalie, Uriage…, sans oublier http://www.paraformeplus.com qui référence La Roche-Posay en signalant toutefois que la vente de ces produits en ligne est momentanément suspendue… Une chose est sûre, les marques du groupe Pierre Fabre Dermocosmétique n’y figurent pas, et pour cause : un service spécialement dédié exerce une veille quotidienne et expédie à la moindre infraction des lettres de mise en demeure aux sociétés concernées. On en déduit qu’en la matière qui veut vraiment interdire la vente de ses produits via Internet a les moyens de le faire !