« Nous entrons dans une nouvelle ère de la santé »
Ingénieur et entrepreneur français, Eric Carreel est l’auteur d’une cinquantaine de brevets. Il a cofondé 7 entreprises dont Withings, spécialisée dans la création d’objets connectés dans le domaine de la santé. Il explique sa vision de ce marché et de l’utilisation des biocapteurs à domicile.
PM En 16 ans, Withings est passée d’une petite structure à une entreprise de près de 400 collaborateurs. Quelles sont les raisons de son succès ?
EC Une de nos forces est notre aptitude à entrer dans la vie des personnes très facilement, grâce à des objets qui ne demandent pas d’effort en termes d’utilisation comme des montres, des balances, des thermomètres frontaux, des tensiomètres, des capteurs pour analyser le sommeil, etc. Nos produits sont également bien finis d’un point de vue esthétique et disposent d’une très bonne autonomie. Ces dernières années, de nombreuses applications de suivi de santé ont été développées et beaucoup ont fait faillite en raison d’un faible taux d’utilisation. Ce qui fait notre succès est notre capacité à générer de la donnée dans la durée grâce à des gestes simples et des produits bien pensés.
PM Qu’est-ce que la technologie peut apporter à la santé ?
EC La technologie permet de fournir des données de santé en vie réelle. Cela participe à une transformation profonde de la santé car de nombreuses maladies chroniques, comme l’hypertension ou le diabète, nécessitent un suivi très régulier de certains paramètres de santé. Or, le système médical n’a pas forcément les moyens d’accompagner quotidiennement le patient dans ce suivi. La technologie vient casser cette rupture Elle joue un rôle dans la prévention mais aussi dans la détection de certaines pathologies. Par exemple, nous proposons un capteur de sommeil intelligent, le Sleep Analyzer, qui détecte les apnées du sommeil et ses signes avant-coureurs. Notre dernier pèse-personne, le Body Scan, analyse la composition corporelle par segmentation, l’activité nerveuse et cardiovasculaire, la fréquence cardiaque et l’âge vasculaire. Elle fournit une analyse quotidienne des biomarqueurs associés à certaines pathologies, comme les neuropathies autonomes périphériques, une des complications du diabète. Cela permet aux utilisateurs d’identifier d’éventuels problèmes à un stade précoce.
PM Où en est aujourd’hui l’écosystème français des objets médicaux connectés ?
EC Le marché de la santé connectée n’a pas encore pris son envol en France, mais il y a une prise de conscience en ce qui concerne le suivi à domicile. Cela s’est notamment concrétisé d’un point de vue législatif avec la généralisation de la télésurveillance médicale. Mais le suivi des patients en télésurveillance reste essentiellement focalisé sur des maladies graves, or il faudrait le généraliser à celles moins sévères. En outre, ce suivi à distance appauvrit la consultation car le médecin ne peut pas ausculter le patient. Pourtant, certains outils connectés pourraient donner accès aux données de santé en temps réel. Nous allons par exemple lancer fin 2024 un multiscope nommé BeamO. Celui-ci combine thermomètre, électrocardiogramme, stéthoscope et oxymètre, ce qui permet la prise de mesures en direct et de fournir des données précises en temps réel aux médecins.
PM Quel rôle peuvent jouer les professionnels de santé, et notamment les pharmaciens, dans la prévention de la santé et l’utilisation des biocapteurs à domicile ?
EC Dans les maladies chroniques, l’acteur de santé le plus proche du patient joue un rôle primordial. Et, bien souvent, il s’agit du pharmacien. Si celui-ci a accès aux données de santé des patients, il pourra leur fournir des conseils et les encourager à consulter un médecin si cela est nécessaire. Pour moi, il est important que le pharmacien participe plus activement à l’accompagnement des patients et qu’il soit rémunéré pour cela. Il faudrait que les autorités de santé mettent en place davantage d’outils de suivi à destination des pharmaciens. Nous commençons à en voir arriver dans certaines pharmacies, comme les cabines de téléconsultation. Il est essentiel de travailler tous ensemble pour mettre en place ce nouveau modèle de prise en charge des patients dans lequel le pharmacien jouera un rôle actif et pourra, dans certains cas, remplacer le médecin.
PM Vos produits sont-ils vendus en pharmacie ?
EC La quasi-totalité de nos produits sont des dispositifs médicaux. Un petit nombre d’entre eux sont commercialisés dans des pharmacies françaises, mais ils ne sont pour le moment pas remboursés par la Sécurité sociale. Nous avons beaucoup plus de produits vendus dans les pharmacies aux États-Unis. Nous avons aussi des appareils qui réalisent des mesures en pharmacie dans le cadre de certaines initiatives de prévention dans l’Hexagone. Par exemple, nous avons un partenariat avec Agrica dans la région des Hauts-de-France qui vise à proposer à des patients de réaliser un bilan de détection du diabète en pharmacie.
PM Quels sont les enjeux de demain en matière de santé connectée ?
EC Pour nous, la prochaine étape ne sera pas uniquement de parler d’objets mais de scores permettant de suivre à distance l’évolution des pathologies. Les données de santé récoltées à partir des produits connectés permettront de construire ces scores qui pourront motiver le patient à les améliorer. Cela fournira aussi des outils au personnel de santé pour qu’ils accompagnent quotidiennement leur patient sans être envahis par la donnée, car le score synthétise déjà un certain nombre d’informations.
BIO EXPRESS
1985-2002
Maître de conférences à l’ESCPI Paris. Cofondation d’Inventel (1990).
2008
Création de Withings, qui sera vendue à Nokia en 2016, puis rachetée en 2018.
2009 à 2017
Création de Sculpteo (impression 3D), rachetée par BASF en 2019, puis d’Invoxia (captation et rendu de données sonores et de localisation) en 2010 et de Zoov (mobilité urbaine) en 2017, renommée Fifteen en 2022.
2023
Cofondation d’Iridesense (capteur lidar multispectral).
