« Le temps pharmaceutique est à valoriser comme il se doit »
Monopole, controverse sur l’homéopathie, relations non moins houleuses entre médecins et pharmaciens, obligation du nombre d’adjoints par officine… Carine Wolf-Thal, la présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, n’élude aucun sujet et nous répond avec pragmatisme.
Dans son bilan d’étape, l’Autorité de la concurrence constate les difficultés des pharmaciens à répondre aux enjeux des nouvelles technologies (développement d’Internet, télémédecine, vente en ligne de médicaments, techniques d’examen innovantes…). Les conclusions ébranlant les piliers de l’officine sont-elles redoutées par l’Ordre ?
Carine Wolf-Thal :L’Autorité de la concurrence est dans son rôle et son rapport intermédiaire est sans surprise sur la vente en ligne de certaines catégories de médicaments, la publicité des officines, le capital social des sociétés d’officines… Sur ces dossiers, elle suit une logique imperturbable d’ouverture qui est différente de celle de l’Ordre des pharmaciens, dictée par des préoccupations de santé publique. Sur les fondamentaux de la profession, je ne suis pas inquiète car les signaux envoyés et les prises de position de notre ministre de la Santé, Agnès Buzyn, semblent plutôt rassurants sur le maintien d’un réseau pharmaceutique sécurisé, la qualité de la dispensation pharmaceutique…
Le mouvement des « gilets jaunes » ne présente-t-il pas justement un risque pour le monopole à travers ses revendications portant sur le pouvoir d’achat ?
Les questions de santé ne me semblent pas ressortir dans les revendications des « gilets jaunes » sur l’amélioration de leur pouvoir d’achat. En effet, le panier moyen sur les produits consacrés à la médication officinale est très faible sur l’année et l’éventuel gain à attendre dans le budget des ménages quant à une sortie de cette catégorie de médicaments du monopole ne serait que de quelques euros par an.
Le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens a publié en novembre dernier les résultats de ses travaux sur l’e-santé avec un livre vert « Pharmacie connectée et télépharmacie : c’est déjà demain ! ». Cette publication traite de l’impact du numérique sur les métiers de la pharmacie et leur nécessaire évolution. Comment intéresser les pharmaciens à l’e-santé et à l’intelligence artificielle ?
Les Français ont parfois des difficultés avec le changement des habitudes. Il y a un temps incompressible d’appropriation de ces nouvelles technologies qui font déjà partie de notre quotidien (appli, smartphone…). L’Ordre a réfléchi à ces différentes avancées, à celles qu’il voulait voir consacrées ou pas dans le secteur de la pharmacie car il va de soi qu’elles devront être en cohérence avec notre code de déontologie, la qualité des soins et du service rendu au patient, le respect de ses droits et de ses données personnelles, celles-ci ne devant en aucun cas être utilisées à des fins commerciales.
L’outil internet peut être un prolongement de l’officine physique dans certains secteurs géographiques et certains quartiers où il répond à une nécessaire adaptation aux besoins des patients. Je compte beaucoup sur la jeune génération de pharmaciens car c’est elle qui va porter ce virage numérique.
Par ailleurs, ces nouveaux services aux patients que sont la téléconsultation, la télésurveillance médicale, la prescription électronique, les applications santé… doivent être encadrés pour des raisons évidentes de santé publique et nécessitent donc une évolution des textes de loi. Par exemple, que faut-il entendre par présentation à la pharmacie de l’original de la prescription dématérialisée ? Peut-on considérer une impression dématérialisée ou une ordonnance présentée sur un smartphone comme un original ?
Peut-on d’ailleurs se passer aujourd’hui d’un site internet dans un métier à composante servicielle et commerciale ?
C’est au pharmacien de se positionner pour répondre aux évolutions et s’adapter, y compris sur le plan technologique. Le rôle de l’Ordre se limite à ouvrir le champ des possibles sur les services, en réponse à des besoins de santé publique. Les choix et les orientations des confrères se feront aussi en fonction de leurs appétences et de leurs souhaits de développement. Ils créeront une diversité de services dans laquelle les patients se retrouveront. L’Ordre est très proche et à l’écoute des jeunes générations qui ont, justement, une envie marquée d’accentuer leur rôle de professionnel de santé. Ensuite, c’est au patient de faire son choix. Il lui appartient de déterminer, suivant ses niveaux d’intérêt, le pharmacien qui répondra le mieux à ses attentes.
Allez-vous pousser vos confrères vers la télémédecine ? Certains pointent déjà le risque de sollicitation de clientèle ?
La télémédecine s’inscrit dans le cadre de la coordination des soins et de l’exercice partagé entre les professionnels de santé. A l’heure de l’interprofessionnalité et du travail en équipe de soins primaires, le raisonnement qui consiste à dire « c’est mon patient » n’est plus d’actualité. C’est un pool de professionnels de santé qui prend en charge un patient qui, lui-même, devient acteur de son parcours de soins et conserve son libre choix par rapport à l’offre pharmaceutique. Dans ce nouveau paradigme, travailler ensemble dans l’intérêt du patient est tout sauf du compérage !
Prescription pharmaceutique, entretiens de prévention, vaccination… Comment fait-on aujourd’hui pour avancer avec les médecins qui poussent en permanence de grands cris d’orfraie ?
A l’heure où l’on parle de l’interprofessionnalité et de la nécessité de faciliter l’accès aux soins des patients, il faut que l’Ordre des pharmaciens et l’Ordre des médecins mènent ensemble une réflexion, par exemple dans le cadre du Comité de liaison des institutions ordinales (CLIO), afin de proposer des solutions répondant à cette problématique. Nous devons aller encore plus loin dans le rôle du pharmacien en matière de prévention, d’éducation, de prise en charge et d’accompagnement des patients, comme cela se passe dans de nombreux pays. En particulier, l’élargissement des missions des pharmaciens peut être une réponse au problème de l’accès aux soins non programmés. Pour désengorger les services d’urgence hospitaliers, les médecins urgentistes souhaitent la réalisation en amont d’un triage des patients. Le pharmacien d’officine est à même de s’en occuper. Quant à la prescription pharmaceutique, je comprends que le terme puisse heurter les médecins. Je parlerais plutôt de “dispensation protocolisée ou renforcée”. Il n’est pas question pour le pharmacien d’établir un diagnostic, mais seulement de pouvoir réaliser une dispensation de médicaments listés sous protocole. J’ai bon espoir sur l’aboutissement de ce dossier qui, à défaut d’avoir été inscrit dans le PLFSS [projet de loi de financement de la Sécurité sociale, NdlR] pour 2019, pourra être véhiculé par la prochaine loi de santé.
Vous vous êtes positionnée en faveur de vaccins disponibles au cabinet des médecins, ce qui n’a pas manqué de faire réagir nos lecteurs… Quelle idée avez-vous derrière la tête ?
Si l’on parle d’augmenter la couverture vaccinale, il faut être cohérent et donc ne pas faire de corporatisme. Une expérimentation de la disponibilité des vaccins au cabinet des médecins généralistes est une piste à creuser, à condition que ceux-ci puissent, comme les pharmaciens, être garants d’une bonne traçabilité et de la conservation tracée des produits de la chaîne du froid.
Les pharmaciens ont-ils conscience de la menace que représente pour eux Amazon ?
Amazon représente un nouveau schéma sociétal mais peut-on parler d’une menace au sens propre du terme pour l’officine ? Je n’en suis pas sûre car ce n’est pas un modèle qui répond aux besoins des patients, alors que le pharmacien s’y emploie en permanence avec ses valeurs et ses outils. Surtout, il contribue à la sécurité du circuit du médicament. Néanmoins, il faut rester vigilant.
Le combat contre les fonds d’investissement dans la pharmacie est-il (déjà) perdu ?
Les fonds d’investissement font partie des modes de financement autorisés par la loi. En revanche, il appartient à l’Ordre de veiller à ce que ces fonds permettent de conserver un réseau dynamique et équilibré et de préserver l’indépendance professionnelle du pharmacien. C’est dans cet esprit que nous observons avec intérêt par exemple la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP) qui travaille à la construction d’un fonds d’investissement pensé et supervisé par la profession.
La sérialisation doit se mettre en place en février : les syndicats n’y croient pas. Et l’Ordre ?
Sur cette question de fond, même si aujourd’hui le système français de distribution du médicament est sûr, il n’est pas raisonnable de se croire indéfiniment à l’abri de la contrefaçon.
Malgré tout, que l’on soit d’accord ou pas, la sérialisation relève de la mise en œuvre stricte du règlement délégué intervenant dans l’application de la directive européenne « médicaments falsifiés ». L’échéance du 9 février approche, et étant donné que de nombreux points ne sont pas encore tranchés et des phases de test à mettre en route, la mise en œuvre de la sérialisation ne pourra pas être effective à 100 %, mais dégradée dans l’attente d’évolutions.
Concernant le dossier de la qualité, nous avons l’impression que vous auriez aimé aller plus loin… Vrai ou faux ?
J’ai remis à la fin décembre à la ministre de la Santé une feuille de route permettant de garantir un haut niveau de qualité dans toutes les officines. Elle s’appuie sur une démarche collective, volontaire et incitative (sans forcément être d’ordre financier) destinée à embarquer 100 % des officines du territoire. L’idée est de proposer un socle commun et différents paliers basés sur le volontariat, qui prennent bien sûr en compte tous les systèmes déjà existants.
Quels sont les points clés du futur code de déontologie et quand sera-t-il publié ?
La dernière version du projet de nouveau code de déontologie remise au ministère de la Santé ne devrait plus donner lieu à beaucoup d’arbitrages. L’Ordre a tenu compte des recommandations émises par le Conseil d’État, le 3 mai 2018, sous l’intitulé « Règles applicables aux professionnels de santé en matière d’information et de publicité », ainsi que d’une partie des remarques de l’Autorité de la concurrence. La ministre de la Santé est a priori d’accord sur cette copie, on peut donc se montrer raisonnablement optimiste quant à une parution du décret au cours du premier trimestre 2019.
Les règles de la communication et de la publicité à l’officine sont substantiellement assouplies, la formulation adoptée étant plus positive : « Tout est autorisé sauf… », au lieu du « tout interdit sauf… ». Cette ouverture s’applique uniquement aux activités « hors monopole ». Tout ce qui touche au médicament a été sanctuarisé. Ainsi, par exemple, sont prohibées les cartes de fidélité sur le médicament et les offres de lots qui incitent à la consommation.
Le dossier médical partagé (DMP) est-il la chronique d’une mort annoncée pour le dossier pharmaceutique (DP) ?
Non. Les deux outils sont complémentaires. Et pour plusieurs raisons. Le DMP n’offre pas l’instantanéité de l’information permise par le DP. Les historiques de remboursement des médicaments n’arrivent dans le DMP que 15 jours à 3 semaines après la dispensation en officine, il ne peut donc pas être un outil efficace d’identification des interactions médicamenteuses et de sécurisation de la dispensation, à l’inverse du DP qui permet de consulter l’historique des médicaments dès qu’ils ont été dispensés. Le DP contient également les médicaments non remboursés contrairement au DMP. De plus, celui-ci permet d’alimenter la base de données anonymisées et de renseigner les enquêtes sanitaires. Enfin, l’alimentation du DP par les pharmaciens reste une obligation légale inscrite au Code de la santé publique.
Sur l’homéopathie, le débat est loin de toujours voler très haut entre les pour et les contre : qu’en pense l’Ordre ?
La Haute Autorité de santé (HAS) doit trancher sur l’efficacité et le remboursement de l’homéopathie. Si l’utilité et l’efficacité de l’homéopathie ne sont pas prouvées sur des bases scientifiques, il sera légitime de se poser la question de la prise en charge par la collectivité.
A quoi ressemblera le métier de pharmacien d’officine dans 5 ou 10 ans ?
Le nouveau modèle de la pharmacie est en marche et incite les pharmaciens à s’orienter vers les services, tout en préservant leur cœur de métier, à savoir la dispensation des médicaments et l’accompagnement des patients. Un nouvel équilibre économique est à trouver dans ce changement de paradigme. De même, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, la maîtrise des données et des algorithmes, le pharmacien consacrera plus de temps à encadrer le patient, en entretien, à faire de la prévention et à donner des explications sur ses traitements, plutôt qu’à la dispensation pure et dure. Les applications de l’intelligence artificielle sont immenses et les pharmaciens n’y échapperont pas, même si l’intervention humaine reste indispensable et que le professionnel de santé ne pourra jamais être remplacé par la machine. Pour libérer du temps pharmaceutique, pour soi-même et ses collaborateurs, adjoints et préparateurs, il importe de repenser l’organisation du back-office. En particulier, il est important de ne pas diluer les tâches. Par exemple, le rangement des commandes est à affecter à du personnel dédié et employé, au besoin, quelques heures par jour. La gestion du tiers payant peut facilement être externalisée. Mais il faut aussi que ce temps pharmaceutique soit valorisé comme il se doit. Lorsque l’on passe du temps à trouver un traitement de substitution pour faire face à la pénurie de valsartan, il n’est pas normal que ce travail ne soit pas reconnu !
Serait-ce envisageable de revoir le lien entre le CA et le nombre de pharmaciens adjoints, au regard de la déferlante des médicaments chers ?
Je suis favorable à la possibilité d’indexer l’embauche obligatoire d’un pharmacien adjoint à un autre critère que le chiffre d’affaires. Par exemple, le nombre de personnes à encadrer dans une officine. Cela me paraît avoir plus de sens au regard de l’évolution du métier et des nouvelles missions. Un seul exemple : si un pharmacien est en entretien pharmaceutique avec un patient, il ne peut être en même temps au comptoir pour contrôler la dispensation des ordonnances par les préparateurs.
BIO EXPRESS DE CARINE WOLF-THAL
• 1991 : Diplôme d’Etat de docteur en pharmacie
• 2007 : Devient titulaire d’une officine à Rouen (Seine-Maritime), après avoir occupé pendant dix ans un poste de responsable européen de développement clinique dans l’industrie pharmaceutique
• 2012 – 2015 : Présidente du Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Haute-Normandie
• 2015 – 2017 : Membre du Conseil national, chargée de l’exercice professionnel
• 3 juillet 2017 : Elue à la présidence du Conseil national, à la suite de la démission d’Isabelle Adenot
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