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Chronobiologie : remettre les pendules à l’heure

Publié le 29 octobre 2022
Par Caroline Guignot
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Malgré les données accumulées quant à l’importance des rythmes circadiens sur notre santé et sur le bénéfice-risque de nos médicaments, leur intégration à la routine clinique coince.

Bien plus qu’une simple régulatrice de notre rythme de sommeil, l’horloge biologique est aujourd’hui très clairement décrite comme un chef d’orchestre de l’ensemble de l’organisme. Le suivi des travailleurs de nuit le démontre : ils souffrent plus souvent de troubles du sommeil, métaboliques, cardiovasculaires et présenteraient un surrisque de cancer. Selon une étude parue dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) en septembre dernier, les symptômes dépressifs ou anxieux de ces salariés postés peuvent être significativement réduits en modifiant simplement l’heure de leurs repas. La chronobiologie constitue donc non seulement une autre façon d’appréhender l’épidémiologie ou la physiopathologie de certaines maladies, mais aussi de les prendre en charge.

De l’horloge aux horloges

La découverte de notre horloge biologique date des années 1970, lorsque l’activité rythmique endogène a été identifiée comme étant localisée dans le noyau suprachiasmatique de l’hypothalamus, qui est relié à la rétine. Elle est médiée par une dizaine de gènes « de l’horloge », dont Clock (circadian locomotor output cycles kaput) et BMAL1 (brain and muscle ARNt like protein 1) sont les représentants centraux, et fonctionne en boucles d’autorégulation et de rétroactions en lien avec certains récepteurs nucléaires (dont Rev-Erbα), l’ensemble assurant un système de balancier biologique au cours de la journée et d’un jour à l’autre. Ainsi, cette horloge circadienne privilégie les activités de performance, de mémorisation et de vigilance durant la journée (température, métabolisme, sécrétion matinale de cortisol, etc.) tout en inhibant les médiateurs (mélatonine) et les structures liées au sommeil. Des oscillations circadiennes significatives touchent aussi les cellules du système immunitaire, souvent plus actives en période diurne, durant laquelle nous sommes plus exposés au risque d’infection. « Chez la souris, une toxine bactérienne tue entre 30 et 40 % des animaux selon l’heure à laquelle elle est administrée, explique Hélène Duez, directrice de l’équipe récepteurs nucléaires et rythmes circadiens en physiopathologie de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Mais il faut désormais parler non pas d’une mais des horloges biologiques. Car depuis, des horloges périphériques ont été décrites dans la plupart de nos organes comme la peau, le foie ou le système immunitaire. Elles reposent sur les mêmes gènes que ceux impliqués dans l’horloge centrale, mais les voies biochimiques qu’ils activent sont spécifiques du tissu considéré. » Horloges périphériques et centrale communiquent et interagissent grâce à des facteurs hormonaux et neuronaux, la seconde synchronisant les premières. Cette synchronisation garantit la bonne homéostasie, la réparation de l’ADN et la réplication et l’apoptose cellulaire. « Or ce système ne fonctionne pas en vase clos, précise la chercheuse. La lumière influence l’horloge centrale et des éléments de l’environnement comme l’alimentation ou la température peuvent influencer les autres. » Aussi, des comportements inadaptés à notre rythme naturel créeraient des troubles physiologiques, comme le montrent de nombreux exemples : les voyages long-courriers ou la lumière des écrans perturbent notre sommeil, un repas nocturne a une incidence sur la synchronisation de l’horloge du foie et conduirait à des troubles métaboliques, le maintien d’une lumière dans la chambre durant le sommeil entraînerait un risque accru d’obésité, de diabète ou d’hypertension artérielle.

On estime aujourd’hui que près de la moitié de nos gènes seraient sous la dépendance de l’horloge biologique, ce qui veut dire que leur expression est modulée sur 24 heures. On comprend donc que le dysfonctionnement de certains gènes horloges pourrait induire des pathologies chez l’homme et que des comportements inadaptés à nos rythmes sont susceptibles de perturber les horloges et donc l’homéostasie. Se dessinent aussi des perspectives thérapeutiques, car beaucoup de médicaments interagissent avec les protéines codées par ces gènes. Des chercheurs ont ainsi estimé que près de 2 000 médicaments aujourd’hui disponibles interagissent avec les gènes dépendant de notre horloge. Il semble donc probable que l’efficacité de nombreuses molécules puisse être différente selon l’heure à laquelle elles sont administrées. Une méta-analyse l’a d’ailleurs confirmé en compilant les études ayant comparé les effets de médicaments administrés à différents moments de la journée. Si elle décrit une amplitude d’effet différente selon le moment de prise d’un antihypertenseur, comme cela est assez bien décrit en clinique, elle avance aussi de façon plus surprenante que la majorité des études consacrées à l’aspirine à faible dose (75-100 mg) démontrent une efficacité sur la coagulation supérieure en cas de prise le soir.

La France en retard

Bien que l’ampleur des données sur le sujet ait explosé ces 20 dernières années et que ces découvertes aient été couronnées par un prix Nobel de physiologie et médecine en 2017, leur mise en pratique dans le domaine de la médecine et de la pharmacologie est encore limitée. « Il y a eu un regain d’intérêt dans certains pays, mais la France reste frileuse, reconnaît Hélène Duez. Et les industriels ne se saisissent pas de la question. Pourtant, il est probable qu’étudier la pharmacocinétique et la pharmacodynamie des médicaments selon l’heure d’administration pourrait permettre d’améliorer leur balance bénéfice-risque. » Francis Levi a conduit des travaux emblématiques sur le sujet en oncologie à l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif, Val-de-Marne), en étudiant les variations de la balance bénéfice-risque selon l’heure d’administration de la chimiothérapie du cancer colorectal. Annabelle Ballesta, chercheuse Inserm en médecine personnalisée et chronothérapie des cancers, explique : « Non seulement l’adaptation du rythme d’administration au cours de la journée réduit la toxicité du traitement, mais elle permet aussi d’améliorer la survie globale des personnes ayant reçu la chimiothérapie selon un rythme chronomodulé, par rapport à celles ayant été traitées à un rythme conventionnel. » Le progrès ne se limiterait pas aux seuls médicaments : une étude lilloise a décrit des disparités dans le taux de complications secondaires à un remplacement de valve aortique selon que la chirurgie avait lieu le matin ou l’après-midi. Et elle a pu montrer que ces complications myocardiques étaient liées à une variation de la tolérance à l’hypoxie, sous le contrôle de l’expression génique circadienne de Rev-Erbα. Il faut reconnaître que l’hôpital en soi est aussi un lieu dans lequel l’horloge biologique est soumise à d’importants stress, que ce soit via la lumière, les bruits, les réveils réguliers ou encore les horaires de repas ou de traitement.

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In fine, la prise en considération de ces questions a du mal à s’imposer dans les équipes médicales. « D’abord parce que ces découvertes sont encore mal connues, et soulèvent parfois du scepticisme. Et parce qu’adapter les heures de traitement ou de prise en charge impose le plus souvent des changements d’organisation ou des moyens humains qui sont complexes à mettre en place dans les établissements », poursuit Annabelle Ballesta. Par ailleurs, le problème peut être plus complexe. Parce que le rythme circadien évolue avec l’âge. Parce que la longue demi-vie de certains médicaments complexifie l’idée d’une heure optimale d’administration. Et parce que le sexe semble aussi intervenir : « Dans une étude clinique, nous avons décrit que la toxicité de certaines chimiothérapies est plus sévère le matin chez les hommes et l’après-midi chez les femmes. On pense que ce problème serait d’origine hormonale. » L’ensemble de ces difficultés suggère que la chronothérapeutique pourrait constituer une médecine de précision qui, plutôt que de se fonder sur des chronotypes standards, globalement caractérisés, pourrait devenir individualisée, adaptée aux rythmes de chacun : « On peut imaginer que soient monitorés par des dispositifs de type montre connectée des biomarqueurs comme la température, la pression artérielle…, qui permettraient de repérer le moment optimal d’administration des médicaments », conclut Annabelle Ballesta. Une perspective qui, pour l’heure, reste lointaine.