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Vous avez dit tendance ?

Publié le 1 février 2009
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Certains consultent la météo, d’autres scrutent les tendances. Impalpables et pourtant bien présentes, elles peuvent faire la pluie et le beau temps chez les industriels. Ronan Chastellier, auteur de Tendançologie, nous initie à ce phénomène étrange qui nous touche tous.

« Pharmacien Manager » : Après le phénomène du « in » et « out », il y a le phénomène « tendance ». Toute la question est de savoir si l’on est tendance ou pas. S’agit-il d’un simple phénomène de mode ?

Ronan Chastellier : La tendance revêt plusieurs aspects. Elle est à la fois sociologique, culturelle, événementielle. C’est un phénomène complexe. Le décryptage n’est pas simple. Il y a une dimension textile dans la tendance, mais il y a aussi une dimension culturelle. Si les tendances n’étaient que frivolité et glamour, comment expliquer l’intérêt prononcé des industriels qui veulent à la fois les anticiper, les comprendre, les exploiter ? La tendance devient solide au moment où elle instaure un sens, où elle est durable, stable dans le temps. Les industriels ont une vision jackpot de la tendance. Pour eux, la tendance, c’est la croissance. Regardez ce qui s’est passé avec la lingette qui représente un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard d’euros. Elle s’est imposée partout comme un objet absolu, du bébé au meuble. Encore fallait-il repérer le croisement de la tendance hygiéniste aux Etats-Unis avec le besoin des ménagères françaises enclines à moins de grands nettoyages de fond et à de plus petits gestes de maintenance.

P.M. : La tendance n’est-elle tout de même pas un outil marketing de plus ?

R.C. : Pas seulement. Un travail sur les tendances devient un travail sur le va-et-vient entre l’univers de la consommation et le champ culturel. La culture qui inspire, qui séduit et finit par s’imposer au commercial. C’est la bonne nouvelle ! Alors que le marketing a longtemps été rendu responsable d’une certaine culture du vide, voire d’un engourdissement spirituel, un travail sur les tendances oblige à faire ce petit détour par l’art, la littérature, l’histoire. Les produits « tendance » outrepassent leur concept pour devenir autre chose : une vision d’art, le support d’une pensée, une poignée de poésie. Parfois, à la vue des produits « tendance », le consommateur pourra éprouver un plaisir d’érudition, ou bien un simple plaisir esthétique lié à la recréation contemporaine. Le plus souvent, c’est inconsciemment qu’il reconnaîtra un type d’intimité, dans cet archétype, ce fragment de culture qui bondit hors du temps et devient une tendance.

P.M. : Comment naît une tendance ? Quel en est l’acte fondateur ?

R.C. : Il n’y a pas de tendance sans nom. La tendance implique un travail gigantesque de néologisme. Il s’agit souvent de mots valises qui portent une idée. Ce sont des mots comme « drunch », une nouvelle manière de dîner en ville contraction de drink et de brunch. Parfois les mots peuvent être emprunts de poésie comme « girlie ». Il repose sur une idée sentimentale, une couleur primordiale, le rose, en rapport avec les valeurs sensibles associées à la jeune fille. On trouve aussi de nombreux antonymes comme « hard sweet » qui propose à la fois un regard lucide, sans illusion sur le monde, le hard et l’idée opposée, le sweet qui correspond à un besoin de douceur, de combattre la négativité du monde. Dans le même ordre d’idée, on compte l’association de bourgeois et bohême (bobo), le punk chic, le 16ème hardcore, etc.

P.M. : C’est l’effet de baptême qui crée la polarisation et focalise l’attention…

R.C. : La mécanique est la même que pour l’art contemporain où l’on crée des labels. La tendance « fooding », contraction de food et de feeling, illustre bien cette démarche. Elle est passée par l’édition de manifestes (« les recettes des foo-dingues ») et la succession d’actions spectacles avec les soirées « fooding » de David Ghysels où les tables sont installées sur une grue à cinquante mètres du sol. Dans un premier temps, l’écart par rapport à une norme focalise l’attention et l’on crée des produits éphémères, aléatoires, voire ironisants qui choquent et défient l’explication. Dans un second temps, quand la tendance est constituée, apparaît une industrie de création d’objets qui sont une déclinaison de la tendance. Ainsi, un produit aussi anecdotique que la gelée au lait de soja avec de la citrouille et du collagène (Nippon ham), qui permet de garder une peau saine est utile à la tendance « cosmétofood ».

P.M. : Une tendance n’est pas éternelle. Comment finit-elle par disparaître et par être remplacée ?

R.C. : Il arrive un moment où l’on assiste à un assagissement de la tendance. Que reste-t-il du fooding ? Une mise en scène de l’alimentation, de nouveaux rites de table portés, par exemple, par Le laboratoire avec Thierry Marx qui propose, entre autres, d’inhaler le chocolat. La tendance est quelque chose de fragile. Beaucoup d’industriels peuvent avoir une façon un peu grossière de traiter la tendance et provoquent une fin prématurée. Ils dégradent le chef d’oeuvre. Il existe une consommation pulsionnelle de la tendance, un aspect compulsif et émotionnel. Le problème de la consommation, c’est l’usure, l’abaissement du seuil d’excitation. A force de voir certains produits, le taux d’excitation s’amenuise.

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On peut ainsi expliquer l’enchaînement des tendances par l’usure du goût. Le plaisir diminue, on a besoin d’un nouvel excitant.

P.M. : La santé peut-elle être tendance et les pharmacies des lieux tendances ?

R.C. : La santé est un fait social. Elle est omniprésente, obsessionnelle. Mais peut-on relier la santé au glamour ? Certaines crèmes de soin n’hésitent pas à utiliser le concept philosophique de la réversibilité du temps et créent un lien entre la médecine et la cosmétique. Ce lien permet d’envisager la beauté non plus comme un don du ciel mais comme une possibilité offerte à chacun d’améliorer son apparence. La bonne apparence connote un état social et moral.

Toute irrégularité du corps tend à devenir une faute. D’où cette préoccupation grandissante de souci de soi, car être laid est dans cette « beauté théorie » une sorte de catastrophe identitaire, toute irrégularité du corps y étant stigmatisée comme une faute de la personne. On peut donc aussi parler de tendance dans le domaine de la santé…

P.M. : Les pharmacies ne jouent peut-être pas assez sur cet aspect-là ?

R.C. : On pourrait imaginer que les préoccupations de la pharmacie débouchent sur quelque chose de plus physique. Pourquoi ne verrait-on pas un coin restaurant dans la pharmacie ? Cela aurait sans doute une vertu pédagogique. En servant le menu idéal, le pharmacien matérialiserait son discours de prévention. La pharmacie est un lieu silencieux, il faut la faire sortir de cette absence de communication. Il faut déconstruire ce lieu commercial traditionnel en introduisant plus de spectaculaire, plus de mise en scène. Il faut mettre le consommateur en état de réception. La pharmacie est un fixateur social. Tout le monde y vient. Elle est particulièrement adaptée au business de l’éphémère. Les consommateurs aiment la spontanéité.

On pourrait imaginer la mise en place d’événements du type Oral bar, un bar à thème éphémère créé par Oral B qui, pendant quelques jours, a distribué des cocktails vitaminés aux visiteurs tout en dispensant des conseils sur l’hygiène bucco-dentaire et en assurant la promotion de nouvelles brosses à dents.

Sociologue, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Ronan Chastellier a été au coeur des tendances et de la culture contemporaine comme conseiller éditorial du magazine Technikart, « planner stratégique » en agence de publicité (Mc Cann, TBWA…) et journaliste économique (Les Echos, Le Monde, L’Entreprise, BFM…). C’est un « travailleur » de l’idée qui conseille les industriels sur l’innovation. Il signe la chronique « Tendançologie » de l’Express.

C’est dans les vieux pots…

Drôle de couverture pour un livre sur les tendances. Un détail de vase de la Manufacture Nationale de Sèvres qui semble tout droit sorti des étagères d’une officine à l’ancienne. Un choix qui ne doit pourtant rien au hasard ni à un éditeur en manque d’inspiration. « J’ai imposé ma couverture, explique Ronan Chastellier. J’ai dû me battre pour que ces chardons puissent incarner le charme vénéneux du glamour. Ces mauvaises herbes poussent et repoussent sans cesse tout comme les tendances. Baroques et donc dans l’air du temps, ces chardons sont à eux seuls la «luxuriance séductive». »