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SAVOIE : La piste verte

Publié le 8 décembre 2001
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Dans les stations de sports d’hiver se sera bientôt le grand rush. Les fans du flocon vont envahir les pistes. Pour un rhume, une entorse, des lunettes oubliées, beaucoup passeront par la case pharmacie. Et avec parfois mille clients par jour, la saison sera chargée. Examen d’un exercice professionnel pas comme les autres.

Chaque année, début novembre, c’est la même histoire. C’est comme si on s’installait pour la première fois. Les rayons sont vides, on repart de zéro. » Comme ses confrères de stations, Frédérique Massot, titulaire dans la très chic Méribel, est en pleine effervescence : il faut préparer la saison. C’est le grand chambardement. On perce, on cloue, on ponce. Ici les réserves sont agrandies, là les rayons réagencés, ailleurs les boiseries revernies. Et la valse des représentants débute. Frénétique. « Je reçois six à sept représentants par jour pendant trois semaines, détaille Martine Deschamps, installée dans l’une des deux pharmacies de Tignes. Je passe mes commandes pour l’année. On joue sur de très gros volumes, l’erreur ne pardonne pas. » « Il m’est arrivé de réceptionner jusqu’à cent colis dans la journée », se souvient Jean-Luc Saatdjian, titulaire à La Plagne-Bellecôte depuis seize ans.

Qu’importe la peine, pourvu que tout soit prêt pour le grand jour : l’ouverture officielle de la station, dictée par celle des remontées mécaniques. Car l’activité réelle des pharmaciens des cimes ne commence qu’avec l’arrivée de la neige et des premiers skieurs. « On vit pour et par le ski, admet Jean-Luc Saatdjian. Tout se joue du 20 décembre au 20 avril. Nous avons quatre mois pour réaliser 90 % de notre chiffre d’affaires. Il ne faut pas se rater, mettre toutes les chances de notre côté. »

« En fin de saison, on est épuisé, mais on a fait notre métier »

L’hiver venu, en effet, certaines stations multiplient leur population par quinze. Tignes, par exemple, ne compte que 2 000 habitants permanents pour 30 000 l’hiver. Malgré tout, un impondérable demeure : la météo. Une saison peu neigeuse et sans soleil est une année gâchée et les efforts des stations pour développer leurs activités d’été n’y changent rien. « L’été, j’ouvre six semaines à temps plein, mais je ne m’y retrouve pas. L’activité est bien moindre, constate Jean-Luc Saatdjian. Je vois environ 150 clients par jour, alors que j’en ai 800 l’hiver. » Et ce n’est pas aux intersaisons que les pharmaciens de station se rattrapent. « Le printemps est vraiment difficile à vivre, témoigne Sophie Le Garrec, récemment installée aux Ménuires aux côtés de Pierre-Olivier Massot, frère de Frédérique. Du jour au lendemain, avec la fermeture des remontées mécaniques, toute la station se vide. Le dégel n’arrange rien : tout est triste. En mai et juin, seules restent ouvertes la poste, les banques et la pharmacie. Nous n’ouvrons que quatre heures par jour pour à peine dix clients quotidiens. »

L’intersaison, Gilles Ruty, l’unique pharmacien de Val-Thorens, installé depuis quinze ans, ne la connaît pas : « Je suis en vacances du 15 mai au 30 juin. On reprend pour la saison d’été en juillet et août, puis on ferme à nouveau avant d’entamer une nouvelle saison mi-octobre. » La pharmacie, située dans un centre commercial, ferme en même temps que les autres commerces et le cabinet médical. En fait, seules quelques dizaines de personnes, gardiens d’immeuble ou employés communaux restent sur place. Le reste de l’année, les gardes sont assurées, à tour de rôle, par les pharmacies des Ménuires et de Saint-Martin-de-Belleville. « La pharmacie est fermée quatre mois par an, mais en saison je donne tout, explique Gilles Ruty. L’hiver, c’est 9 h-20 h, sept jours sur sept et près de mille clients par jour. Nous sommes dix dont trois pharmaciens. Je travaille cent heures par semaine. Ma devise, c’est « 100 % accueil, sourire et humour ». Je tutoie les clients, je plaisante avec eux. Je suis un pharmacien Club Med. Les gens sont détendus, en vacances, on ne va pas les leur gâcher. »

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L’attitude colle avec la clientèle : plutôt jeune, 30-40 ans, en majorité nord-européenne, avec un fort pouvoir d’achat. « En station, nos horaires sont impossibles, confirme Martine Deschamps, qui va entamer sa 14e saison. En fin de saison, on est épuisé, mais au moins on a vraiment fait notre métier : du conseil. » Le pharmacien de station ne connaît pas la paperasse : peu de tiers payant, de rares 100 %, un peu de chronique et seulement 40 à 50 % d’ordonnances.

Les principaux marchés des stations d’hiver : le solaire (ophtalmie, lunettes et crèmes), la traumatologie (plâtres, orthèses), toutes les pathologies hivernales, l’ORL, la dermatologie, le digestif et l’altitude. « Nous axons notre activité sur le service », explique Pierre-Olivier Massot. Le conseil explique en partie les prix 10 à 20 % plus élevés que dans la vallée. « On essaie de maintenir des prix corrects parce que les gens sont de plus en plus attentifs à leurs dépenses, assure Jean-Luc Saatdjian. Sur la para ou les lunettes j’arrive à des prix inférieurs à ceux d’en bas grâce aux volumes. Pour le reste, je dois faire mon chiffre en six mois et répercuter des frais de personnel importants. » Car à la difficulté de recruter, comme partout, vient se greffer le problème du logement.

Fidéliser le personnel pour qu’il revienne l’année suivante

En station, les prix sont stratosphériques : 2 000 francs en moyenne la semaine pour un studio ! On s’arrange donc pour loger gratuitement le personnel, soit en achetant, soit en louant. « L’été nous sommes deux, mais l’hiver nous passons à sept avec un assistant et quatre préparateurs, détaille Pierre-Olivier Massot. Nous avons beaucoup de mal à recruter. Nous trouvons surtout des jeunes frais émoulus de la faculté ou de jeunes préparateurs qui souhaitent tenter l’expérience de l’hivernage et que nous formons avant le début de la saison. Souvent, ils ne reviennent pas l’année suivante tant le boulot est dur. » La solution ? Fidéliser ! « Mon personnel revient tous les ans, certains depuis dix ans, rapporte fièrement Gilles Ruty. Je les loge, ils n’ont pas un centime à débourser, mais surtout je leur trouve du boulot pour l’été, chez des confrères à Saint-Tropez ou Cavalaire-sur-Mer. Leurs salaires sont identiques. » Frédérique Massot a profité quant à elle de ses années passées comme assistante à Monaco : les deux préparatrices qui viennent l’épauler l’hiver à Méribel y travaillent l’été. S’installer en station n’est pas un hasard. Beaucoup sont du cru. Le climat est rude, le métier épuisant en saison. « Le citadin qui viendrait ici aurait du mal. Vivre à 2 300 mètres d’altitude, c’est fatigant ! », affirme Gilles Ruty.

Au moins y a-t-il une compensation : skier à l’envi. « Comment voulez-vous que je trouve le temps en travaillant cent heures par semaine ? », réagit Jean-Luc Saadjan. « Et avec 500 clients par jours, s’emporte Frédérique Massot, qu’imagineriez-vous qu’il se passe si je me cassais une jambe ? »

Portrait : Christian Mermet remonte le temps

Le hasard fait souvent bien les choses. En réalisant les travaux d’agrandissement de sa pharmacie, Christian Mermet, titulaire à Moûtiers, fait une découverte architecturale : le mur de séparation entre la pharmacie et l’ancienne banque, qu’il vient de racheter, renferme les restes d’une vaste arche de type Roman. Il décide de la restaurer et de la mettre en valeur. Un petit plus qui donne aujourd’hui tout son cachet à l’officine. Et alors, direz-vous ? Et alors, l’arche en question se révèle être l’une des portes d’accès de la cité archiépiscopale de Moûtiers, pourvue de remparts aux XIIe et XIIIe siècles.

Un détail qui prend tout son sens lorsque l’on sait que Christian Mermet est aussi… archéologue. « Une passion de toujours. J’ai commencé sur le tas dès l’âge de quinze ans. Bac en poche, je souhaitais m’orienter vers l’archéologie, mais à l’époque il n’existait pas de cursus professionnel et mes parents voulaient que je fasse un métier « où l’on gagne sa vie » ». De chantiers de fouilles, en heures de bibliothèques, d’années de formations sur l’Egypte ancienne en apprentissage des hiéroglyphes, Christian Mermet est aujourd’hui un archéologue accompli et reconnu. Il préside l’Académie de la Val d’Isère, vieille institution régionale fondée en 1865 qui s’attache à valoriser le patrimoine savoyard, et plus particulièrement celui de la vallée de la Tarentaise, à travers l’étude des questions historiques, archéologiques et scientifiques.

Chef d’orchestre à la pharmacie, Christian Mermet l’est aussi sur terrain. « Un chantier moyen peut mobiliser jusqu’à cinquante personnes tout au long des différents stades des fouilles : spécialistes des os, des monnaies, géologues… Le responsable d’un chantier doit être un touche-à-tout, un généraliste qui coordonne le travail d’une équipe. Je pourrais en faire mon métier, mais je n’aurais plus le même plaisir et puis la pharmacie m’offre la liberté d’exercer cette passion au rythme où je l’entends. » Christian Mermet sort tout juste d’un chantier de deux ans : les fouilles archéologiques des soubassements de l’église Saint-Pierre-aux-Liens, à Grésy-sur-Isère, un village de neuf cents habitants. « Nous y avons mis au jour une partie d’un village gallo-romain. J’ai rédigé un livre que je vais bientôt présenter. Notre travail n’est d’aucun intérêt si l’on n’apporte rien au public ou au monde scientifique. »

N.F.