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Allemagne : Comment créer une chaîne

Publié le 13 novembre 2004
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En France, on réfléchit à la possibilité d’autoriser la constitution de miniréseaux. L’expérience de Jens et Stefanie Wiegland, en Allemagne, pourrait inspirer ceux qui seraient tentés par ce nouveau concept. Reportage dans les Ulmen-Apotheke.

Il y a trois mois, Jens et Stefanie Wiegland ouvraient leur quatrième Ulmen-Apotheke. Dans un mois, la cinquième. Pourtant, ce couple de pharmaciens aurait pu se contenter de la première Ulmen-Apotheke créée en 1963 par les parents de Stefanie. Fondée sur une activité à 80 % de médicaments sur ordonnance, elle aurait suffit à faire vivre la famille Wiegland. Mais que faire à l’avenir si le montant des honoraires venait à être revu à la baisse ? Et ont-ils d’autre choix pour faire face à la libéralisation croissante du marché allemand ?

« Si nous nous en étions tenus à une seule officine, nous aurions fini prématurément notre vie professionnelle, comme un vieux couple d’épiciers, et en ayant dû licencier tout notre personnel, juge Jens Wiegland, un rien ironique. Dans le tissu rural, il n’y a pas de possibilités illimitées de faire croître son chiffre d’affaires, le potentiel est là mais il n’est pas élastique. Il faut donc trouver une autre solution pour résister aux tendances négatives du marché du médicament remboursé et pour pérenniser nos structures. »

Anticiper la libéralisation du marché. D’après Jens Wiegland, la profession connaîtra « une phase déterminante de libéralisation totale d’ici à deux ans », et il a préféré l’anticiper. Le 1er janvier dernier, le législateur lui en a donné l’occasion. Bientôt, Jens et Stefanie Wiegland se retrouveront à la tête de cinq points de vente, d’une vingtaine de salariés (dont neuf pharmaciens) et d’une entreprise en pleine expansion. Outre une nouvelle façon de concevoir la gestion de leur activité, c’est une autre image et un autre rôle de leur profession qu’ils insufflent dans leur chaîne Ulmen-Apotheke. « Nous avons sciemment gardé l’enseigne d’origine parce qu’elle induit un ancrage régional, rappelant les allées d’ormes typiques du vignoble rhénan », explique Jens Wiegland.

Toute la prouesse de son initiative réside dans ce grand écart entre son rôle de dirigeant de PME et celui de pharmacien. Un cursus complémentaire de gestion de la pharmacie à l’université de Bayreuth l’a armé d’instruments de management adéquats à la spécificité de sa profession. Mais Jens Wiegland tient à préserver le caractère humain de son entreprise.

Le principe clé de la filialisation des Ulmen-Apotheke repose sur des économies d’échelle : à chaque officine est attribuée une compétence spécifique (achats groupés, préparations, comptabilité-gestion, centralisation des stocks, centre d’appels…). Le personnel récemment embauché l’est sous la condition d’accepter la mobilité entre les cinq officines. « Un principe que nous n’appliquons cependant que dans des cas rarissimes, car la clientèle apprécie de conserver le même interlocuteur », précise toutefois Jens Wiegland, qui passe au moins une demi-journée par semaine dans chacune de ses officines. Pour des questions juridiques – et notamment la délivrance des stupéfiants -, chaque officine est sous la responsabilité d’un titulaire qui, seul, assure les gardes avec Jens et Stefanie Wiegland (qui en gèrent dix-sept par mois !).

Autre source d’économies : les achats groupés, qui permettent d’obtenir de meilleures conditions auprès des répartiteurs. En l’absence de recul (deux des cinq officines en sont à leur première année d’exercice), Jens Wiegland estime jusqu’à présent son taux de marge brut de 4 points supérieurs à celui de la moyenne nationale (29 %), grâce notamment à ces synergies mises en place par la filialisation.

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Cadre minimaliste, économies maximales. Enfin, dernier axiome des Ulmen-Apotheke : le pari sur les OTC. « Là aussi, il s’agit d’anticiper sur l’action du législateur qui modifiera considérablement la structure de notre chiffre d’affaires dans les prochaines années », affirme Jens Wiegland. Les caisses, en ce qui concerne les médicaments remboursés, en particulier les maladies chroniques, passeront de plus en plus de contrats avec les grossistes et les pharmacies, au détriment du revenu de ces dernières. Alors que les pharmacies rurales effectuent entre 70 à 80 % de leur chiffre avec les médicaments remboursés, les Ulmen-Apotheke ont fait le pari de réduire cette part à 50 %.

On pourrait penser que ce choix implique des mètres de linéaire et un espace encombré de présentoirs : il n’en est rien. Les cinq officines (dont une est un ancien supermarché) adoptent toutes la même ligne, impressionnante de sobriété. Derrière la caisse est accrochée une toile rappelant les quatre éléments (terre, eau, feu et eau) ! Les quatre couleurs sont ensuite déclinées sur quatre placards aux lignes épurées cachant de rares rayonnages. Les Ulmen-Apotheke, aux courbes soulignées de teintes gaies, n’ont rien de pharmacies futuristes toutes de marbre et de Plexiglas. L’absence de vitrine fait place à un « mini-jardin de curé », une lampe diffuse des huiles essentielles, un espace jeu-enfant tout en bois fait face à un canapé confortable. Le visiteur en oublierait presque qu’il se trouve dans une officine.

« Contrairement à ce que prêche l’industrie, il n’existe pas d’achats spontanés en OTC. Dans les zones rurales, ils ne constituent que 5 % tout au plus ! L’impact de la publicité des laboratoires est tel que les clients savent en entrant ce qu’ils souhaitent. Le cas échéant, ils vont se faire conseiller au comptoir », assène Jens Wiegland, justifiant son décor minimaliste. Et d’en décliner les avantages : l’absence de présentation en OTC réduit les stocks et implique une gestion en flux tendus, mobilise environ 20 000 Euro(s) en moins par officine et, dernier argument de taille, économise de la main-d’oeuvre en manutention et en ménage !

Renouer avec l’image de l’apothicaire. Ce cadre à contre-courant du merchandising en vogue suppose une autre pratique de la pharmacie : Jens Wiegland a ainsi privilégié le conseil par l’embauche de neuf pharmaciens au détriment des effectifs de préparateur. Un linéaire inclus derrière la caisse permet de présenter chaque mois dix articles OTC phares saisonniers. Et pas davantage. La vente se fonde sur le dialogue avec le client.

La mise en place d’une carte client informatisée contenant toutes les prescriptions antérieures est lisible dans les cinq filiales. L’uniformisation du cadre doit donner au client l’impression de se sentir partout chez lui. A Oppenheim, le centre de compétences voué aux préparations magistrales, les cachets et pommades sont fabriqués derrière une grande baie vitrée. Cette philosophie adoptée par les Ulmen-Apotheke doit conduire les clients à renouer avec l’image de l’apothicaire. « Bon nombre de pharmaciens se défendent actuellement contre la concurrence des droguistes en cassant les prix. Cette stratégie à court terme est à mon sens totalement erronée. Il faut faire carrément autre chose que ces concurrents », croit Jens Wiegland.

« Autre chose » implique que le pharmacien se considère comme acteur de santé et de bien-être, voire comme acteur social. Dans sa filiale de Nierstein, sur le coup de neuf heures, des mères de famille traversent l’officine avec leurs landaus pour disparaître derrière une porte bleue. Dans une pièce adjacente, elles se retrouvent pour le petit déjeuner alors que les enfants sautent sur les matelas en mousse. A 11 h 30, elles retrouvent les plus grands à la sortie d’école.

Les Ulmen-Apotheke auraient-elles vocation à devenir centre social ? Face à une population de jeunes seniors, Jens Wiegland ne cache pas ses velléités : « Attirer une clientèle plus jeune, la fidéliser et augmenter ainsi la fréquentation.» Par ailleurs, comme il le souligne, rompre l’isolement des jeunes mères de famille – qui pour la plupart ne travaillent pas dans l’Allemagne rurale – est un acte de prévention qui justifie l’utilisation de ses locaux.

De la diversification dans le bien-être. Mais au-delà de ce but avoué, le titulaire poursuit un autre dessein : devenir un centre de communication et un axe incontournable de la vie sociale du village. Dans une Ulmen-Apotheke, on apprend à fabriquer soi-même ses cosmétiques, dans la pièce d’à côté, une sage-femme dispense des cours de remise en forme après accouchement, tandis que dans une autre officine, des séances de gymnastique pour le dos seront bientôt proposées.

Ce sera également une façon de commercialiser l’équipement paramédical (bas de contention, chaussures…) dont la loi restreint strictement la vente en officine. Une simple porte de séparation suffit pour exercer ces activités annexes : tout pharmacien étant autorisé à les pratiquer pourvu qu’il en avertisse les autorités de tutelle et l’Ordre.

Cette diversification dans le bien-être, tout comme la filialisation, fait sourire plus d’un concurrent. Mais qu’importe, Jens Wiegland n’a pour l’instant de cesse que d’augmenter la fréquentation de ses nouvelles implantations de 30 % dans les trois prochaines années. Ensuite, il pensera à passer à la vitesse supérieure, posséder huit ou dix officines ne lui faisant pas peur.

Ce qui a changé en Allemagne au 1er janvier 2004

-#gt; La possibilité de détenir quatre officines par diplôme (les chaînes détenues par des groupes, des droguistes, des répartiteurs ou des laboratoires restent interdites). 500 officinaux allemands sur 21 569 possèdent plus d’une pharmacie. Jens et Stefanie Wiegland sont parmi les cas rarissimes à avoir développer leurs implantations multiples sous forme de chaînes.

-#gt; Le mode de rémunération jusque-là basé sur un système de marge dégressive est passé en honoraires de délivrance : 8,20 Euro(s) par ligne de prescription (- 2 Euro(s) qui sont reversés aux caisses sous forme de rabais).

-#gt; L’autorisation de la vente par Internet, sur le sol allemand, si le pharmacien exerce depuis l’Allemagne, qu’il y soit autorisé et que la livraison soit effectuée dans les 48 heures (800 pharmaciens agréés).

A RETENIR : LES CONSEILS DE JENS WIEGLAND

– Savoir déléguer les tâches en fonction des compétences et des goûts de chacun afin de faire de chacun un homme clé.

– Détenir des officines éloignées au maximum de 10 km pour réduire les déplacements et faciliter les livraisons.

– Faire fonctionner au maximum les synergies.

– Dégager une image unique, une uniformité, une identité pour les clients comme pour les salariés.

LES ULMEN-APOTHEKEN EN CHIFFRES

– 5 officines (dont trois sont leur propriété) dans un rayon de 25 kilomètres.

– Surface de vente totale : 500 m2.

– Zone de chalandise : 40 000 habitants pour 8 pharmacies (en Allemagne, 3 500 hab./pharmacie).

– 20 salariés dont 9 pharmaciens et 3 préparateurs, plus du personnel d’entretien et des chauffeurs.

– Horaires d’ouverture différenciés en fonction de l’implantation et de la fréquentation de chaque officine.