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Quand t’es dans le désert…
Jusqu’à présent, le maillage officinal français était considéré comme l’un des plus vertueux d’Europe. Depuis deux décennies, il est mis à mal… au point de faire virer les croix vertes au rouge. Comment en est-on arrivé là ?
Ce 9 octobre 2023 n’est décidément pas une journée comme les autres en Côte-d’Or. Un cordon tricolore encercle la pharmacie d’Aignay-le-Duc. D’un coup de ciseau sec, le maire coupe le bandeau. Sourires radieux et applaudissements. Un an après avoir mobilisé des agences, publié des annonces et activé leurs réseaux, le premier édile et l’ancienne titulaire ont enfin trouvé une repreneuse. Au prix de lourdes concessions. Geneviève Meyeux a ni plus ni moins accepté de vendre son officine à 1 €. Quant au maire, Hubert Brigand, il s’est engagé à offrir 12 mois de loyer. Difficile d’être plus attractif. Sans repreneur, les 291 habitants de ce village et ceux des communes alentour auraient dû parcourir 60 kilomètres pour se procurer leurs médicaments. Si, à Aignay-le-Duc, l’histoire se termine bien, ce n’est pas le cas partout ailleurs. À Oiron, dans les Deux-Sèvres, la pharmacie a définitivement fermé ses portes cette année. Malgré un prix de vente lui aussi à 1 €, pas un seul appel en deux ans. L’officine d’Hélène Bargue, achetée il y a 28 ans 3 millions de francs, restera sans repreneur. Les administrés, dont environ un tiers a plus de 65 ans, doivent désormais effectuer une vingtaine de minutes en voiture avant de rejoindre la pharmacie la plus proche. À Bazouges-Cré-sur-Loir, dans la Sarthe, le titulaire septuagénaire cherche à vendre depuis trois ans, lui aussi, sans résultat. « Les exemples comme ceux-là ne s’additionnent plus, ils se multiplient », constate David Syr, directeur général adjoint de Gers Data et directeur exécutif de Cegedim Pharma. Jusqu’ici saluée par les autres pays européens pour l’exemplarité de son maillage officinal, la France vacillerait-elle ? Chaque année, près de 250 pharmacies baissent le rideau définitivement. Pour la seule année 2023, 276 croix vertes se sont éteintes. En 25 ans, le nombre de pharmacies est passé de 25 000 à un peu moins de 20 000. Tout un symbole. Elles seraient aujourd’hui entre 600 et un millier à se trouver en difficulté financière. « La situation risque de perdurer. Selon nos estimations, nous devrions arriver au creux de la vague autour des années 2030-2032 », avance Guillaume Chevillard, docteur en géographie et maître de recherches à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). Comment expliquer cette lente extinction des pharmacies ?
La pénurie de médecins affecte les officines
« Les officines ayant des difficultés à trouver des repreneurs sont celles dont l’équilibre financier est fragile. En 2022, presque la moitié des fermetures concernaient des pharmacies dont le chiffre d’affaires n’excédait pas 1 million d’euros », souligne David Syr. La plupart d’entre elles se trouvent dans des déserts médicaux. En France, selon les critères définis par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 87 % du territoire est un désert médical et 11 % de la population n’aurait même pas accès à un médecin traitant. Fait surprenant : l’Île de France – hors Paris et sa banlieue proche – est le premier désert médical français, suivie de la Côte-d’Or, l’Isère, la Dordogne, la Saône-et-Loire, le Cher et les Hautes-Pyrénées. Selon le ministère de la Santé, un tiers des communes françaises manqueraient de généralistes. Les raisons sont bien identifiées : les départs à la retraite ont été multipliés par sept en dix ans, tandis qu’à peine 8 000 nouveaux praticiens sont formés chaque année, contre 13 000 dans les années 1970. « Le numerus clausus, très drastique sur cette profession depuis les années 1980, n’a pas été revu à la hausse suffisamment tôt. Depuis 2020, on compte plus de départs à la retraite de médecins que d’arrivées dans la profession. Dans le même temps, le besoin en praticiens est croissant, notamment à cause du vieillissement de la population », explique Guillaume Chevillard. Autre problème : la répartition de ces professionnels de santé. Contrairement aux pharmaciens, aux infirmières ou aux kinésithérapeutes, les médecins peuvent exercer là où ils le souhaitent. Et ne s’en privent pas. La plupart ont tendance à s’installer dans les grandes villes du sud de la France ou en Bretagne. Le Centre, lui, enregistre à peine 241 médecins pour 100 000 habitants. Quel rapport avec les pharmaciens ? Schématiquement, 80 % de l’économie d’une pharmacie repose sur l’ordonnance. Or, dans la plupart des cas, les patients se procurent les médicaments à proximité du lieu de leur consultation. En Auvergne-Rhône-Alpes, où le nombre de médecins est presque deux fois moins important que dans le reste de la France, la situation des officines est problématique. Selon des travaux de l’union régionale des professionnels de santé (URPS) pharmaciens, sur les 83 officines structurantes de la région, soit celles représentant la seule offre de santé sur un territoire assez grand, une cinquantaine sont considérées comme fragiles. Ces pharmacies isolées, disposant d’une faible présence médicale, sont situées à plus de dix minutes d’une autre officine, elles sont gérées par un seul titulaire et affichent un chiffre d’affaires inférieur à 1,3 million d’euros. « La situation en Auvergne-Rhône-Alpes est représentative de celle des autres régions. À l’heure actuelle, nous estimons au bas mot entre 500 et 1 000 le nombre de pharmacies potentiellement en danger sur l’ensemble du territoire », déplore Olivier Rozaire, président de l’URPS pharmaciens Auvergne-Rhône-Alpes et pharmacien à Saint-Bonnet-le-Château (Loire) à l’initiative de cette étude sans précédent.
Un modèle économique difficile à tenir
Outre le manque de médecins, le nœud du problème réside dans la dégradation constante de l’économie officinale. Depuis cinq ans, les pharmaciens doivent faire face à la baisse ininterrompue du prix des médicaments et à des ruptures de stock d’une ampleur inédite. Parallèlement, les charges liées à l’inflation et le coût de l’énergie ont été multipliés par trois. L’espoir d’une revalorisation des actes de dispensation a, lui, été échaudé le 14 mai dernier. La Caisse nationale de l’Assurance maladie (Cnam), lors de la dernière plénière de l’avenant économique à la Convention nationale pharmaceutique, a proposé de revaloriser les ordonnances de… 5 centimes d’euros. « Le compte n’y est pas. Les propositions faites par la Cnam ne permettront pas à des officines avec moins de volume de survivre, c’est une certitude », souligne Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine. Ces enseignes fragiles ont beaucoup de mal à déployer les missions demandées par l’autorité régulatrice et censées pallier le manque de médecins : vaccination, dépistage, mais aussi bilan de prévention, accompagnement des femmes enceintes, de la dépendance. « En étant seul au comptoir, tout devient plus complexe », note Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France.
Ne pas davantage déstabiliser le maillage
Récemment, l’ultime coup de grâce est venu… du politique. Deux sénatrices du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), Maryse Carrère (Hautes-Pyrénées) et Guylène Pantel (Lozère), sont à l’origine d’une proposition de loi prévoyant la possibilité de créer une officine par voie de transfert ou de regroupement dans une commune de moins de 2 500 habitants. Si, sur le papier, la disposition peut paraître intéressante, dans les faits, ces nouvelles officines pourraient davantage déstabiliser le réseau existant. « Le sujet n’est pas d’ouvrir de nouvelles pharmacies en milieu rural, mais de maintenir et de préserver celles qui font leur travail aujourd’hui, tout en assurant la transmission des pharmacies existantes. En outre, de nouvelles pharmacies trop petites n’auront pas les moyens d’accomplir leurs missions », tempête Philippe Besset. Déjà adoubée par les sénateurs, cette proposition de loi sera examinée par les députés en septembre prochain. « Cela nous laisse le temps de les convaincre du caractère très dangereux de ce texte pour l’ensemble de notre profession », renchérit Pierre-Olivier Variot. D’ici là, les deux syndicats misent sur la publication du décret – très attendu mais sans cesse repoussé – définissant les territoires fragiles. Envisagé aussi comme un outil de discrimination positive, il permettrait à terme d’accorder des aides conventionnelles aux officines les plus fragiles. Lors de la dernière plénière des négociations conventionnelles, l’Assurance maladie a, par ailleurs, maintenu la proposition d’une enveloppe de 20 000 euros pour les officines situées sur un territoire fragile et dont le chiffre d’affaires n’excéderait pas un certain montant.
Les jeunes à la rescousse
Pourtant vertueuses, ces mesures suffiront-elles à redresser la barre ? Aujourd’hui, l’unique moyen de revitaliser le réseau sur du long terme serait de convaincre les jeunes pharmaciens de s’y installer. Problème, le pouvoir de séduction du métier est plus que chahuté : en 2022, plus de 1 000 places en deuxième année de pharmacie sont restées vacantes. 471 l’ont aussi été en 2023. « Cette hémorragie est à la fois liée à la réforme des études de santé devenue complexe et stressante et à un désintérêt pour le métier de pharmacien », déplore Philippe Besset. L’officine est loin de connaître les seuils de rentabilité d’il y a vingt ou trente ans. En outre, planent sur la profession des menaces sans doute de nature à décourager les potentiels candidats. Le risque de dérégulation de la profession en est une, la financiarisation une autre. « Le métier de pharmacien est lourd en responsabilités, chronophage et demande beaucoup d’investissement personnel. Contrairement à leurs parents, beaucoup de jeunes ne souhaitent pas passer leur temps à travailler. Ce changement de mentalité se ressent fortement dans la profession », note David Syr.
Quant aux fraîchement diplômés, ils préfèrent pour la plupart rester à proximité des grandes villes ou des centres universitaires dans lesquels ils ont étudié. « Ils constatent les difficultés de leurs aînés installés en milieu rural à vendre leur officine, parfois à joindre les deux bouts. Certains territoires manquent aussi, à leurs yeux, d’attractivité pour avoir envie de s’y installer et d’y élever une famille », poursuit David Syr.
Pour nombre d’experts, le déclin du réseau officinal est inéluctable. Beaucoup de pharmaciens déplorent aussi la position attentiste des pouvoirs publics. En 2016, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ne s’inquiétait pas le moins du monde des premières fermetures d’officines. Au contraire. Selon les auteurs, « malgré les centaines de restitutions de licences intervenues ces dernières années, les fermetures d’officines ne posent jusqu’à présent pas de difficulté globale d’accès au médicament pour la population dans la mesure où la quasi-totalité des fermetures surviennent dans des territoires au préalable en surdensité officinale ».
« La liste des pharmacies fragiles risque de s’alourdir dans les prochaines années au regard de l’évolution naturelle du chiffre d’affaires et de la marge, et du manque d’aides des autorités régulatrices », conclut Pierre-Olivier Variot.
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