Stratégie et Gestion Réservé aux abonnés

Pourquoi l’accélération des fermetures est-il un signe préoccupant ?

Publié le 1 février 2024
Par Yves Rivoal
Mettre en favori

Le nombre d’officines mettant la clé sous la porte ne cesse d’augmenter. Le Gers Data en comptabilise 276 en 2023, contre 171 en 2022. Ce phénomène, amorcé il y a une dizaine d’années – 2 000 officines ont baissé le rideau entre 2014 et 2023 – inquiète désormais les représentants de la profession, qui invitent les pouvoirs publics à agir, vite.

En 2023, une pharmacie a fermé ses portes tous les jours ouvrés et, pour la première fois, le nombre d’officines en France est passé sous le seuil des 20 000, à 19 966 », constate David Syr, directeur exécutif de Cegedim Pharma. Pour Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), il faut savoir raison garder : « Si près de 300 officines ont cessé leur activité, cette année, le taux de défaillance reste faible lorsqu’on le rapporte aux 20 000 pharmacies. Je ne dirais donc pas que le maillage officinal est menacé, même si l’accélération est inquiétante. » Du côté de l’Ordre des pharmaciens, on se veut aussi prudent. « Nous n’en sommes pas encore au stade de déclencher l’alerte rouge, estime Bruno Maleine, le président du Conseil central des pharmaciens titulaires d’officine. L’ensemble de la population française peut encore accéder à une pharmacie à moins de 3,8 kilomètres, en moyenne. » Le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), Philippe Besset, se montre, lui, beaucoup plus inquiet : « Le maillage est d’ores et déjà menacé. Sur les 35 000 communes de France, 8 500 sont dotées d’une officine. Mais parmi elles, 5 000 pharmacies sont seules au village, et 4 000 installées dans des communes de moins 2 500 habitants. Si celles-ci venaient à fermer, il n’y aurait plus de pharmacie. Or, nous avons de plus en plus de maires qui nous alertent parce que l’officine de leur village s’apprête à baisser le rideau en raison de difficultés économiques ou faute de repreneur. » Président de l’Union nationale des pharmacies de France (UNPF), Christophe Le Gall tire, lui aussi, la sonnette d’alarme. « Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Si les pouvoirs publics ne prennent pas la mesure du problème, c’est 4 000 ou 5 000 pharmacies qui disparaîtront dans les dix ans, pronostique-t-il. Et, avec un réseau de 15 000 pharmacies, il y aura, sur le territoire, des zones blanches qui ne seront plus couvertes par le maillage officinal. »

Des raisons plurifactorielles.

Les facteurs qui alimentent l’accélération des fermetures sont connus. Pour Pierre-Olivier Variot, le président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), le principal moteur est tout trouvé. « Lorsque vous croisez la baisse des marges, qui devrait atteindre 4 % en 2023, avec une augmentation des frais d’exploitation et de la masse salariale, vous vous retrouvez avec de plus en plus de pharmacies en difficulté économique. »

Le manque d’appétence pour les petites officines constitue un autre motif d’inquiétude pour Frédéric Petitdemange, expert-comptable et commissaire aux comptes chez Yzico, membre du réseau CGP. « Avec la financiarisation et les nouvelles missions, les pharmacies de moins d’1 M € de chiffre d’affaires (CA) sont devenues quasiment invendables, observe-t-il. Les jeunes titulaires, qui ciblaient une pharmacie de 800 000 € de CA pour leur première installation, préfèrent désormais s’associer pour reprendre une officine d’1,5 ou 1,6 M € de CA afin de partager les responsabilités et de ne pas avoir à travailler 60 heures par semaine, comme peut le faire un titulaire quand il n’a pas d’adjoint. »

Pour les petites officines situées en zones rurales, c’est la double peine. « Les jeunes titulaires cherchent désormais à s’installer de préférence dans les grandes villes universitaires ou en périphérie des villes, constate Laurent Filoche. La plupart des offres de pharmacies à reprendre pour 1 € sont des officines seules au village. » Philippe Besset ne croit pas à ce scénario. « Dans mon département de l’Aude, toutes les officines ont trouvé preneurs lors du départ à la retraite du titulaire, y compris celles qui sont installées dans les villages les plus reculés des Corbières ou du Minervois. Les jeunes générations sont en quête de sens. Elles sont très demandeuses d’un exercice qui conjugue qualité de vie et proximité avec les patients. »

Publicité

La perte d’attractivité des métiers de la pharmacie, qui se traduit par un déficit de 10 000 préparateurs et de 5 000 pharmaciens adjoints dans les officines, complique encore davantage une équation pourtant déjà complexe. « Un grand nombre de pharmacies évoluent en sous-effectif, constate le président de l’UDGPO. Ce qui les rend quasiment invendables. » Cette pénurie alimente, en plus, la surenchère sur les rémunérations. « Pour espérer recruter un pharmacien adjoint en début de carrière, il faut désormais lui proposer une rémunération de 3 500 € net par mois, souligne Frédéric Petitdemange. De tels niveaux de salaires mettent en péril l’équilibre économique des pharmacies les plus fragiles, et questionnent les jeunes pharmaciens sur le véritable intérêt de l’installation. Pourquoi accepter de prendre des risques et ne pas compter ses heures, pour finalement gagner la même chose que son adjoint ? »

Agir vite !

Pour inverser la tendance, il faut agir, et vite, d’après les représentants de la profession. « Les négociations conventionnelles en cours doivent absolument redonner de la visibilité aux pharmaciens, souligne Pierre-Olivier Variot. Cela passera par une revalorisation des honoraires de dispensation et un élargissement du nombre de molécules substituables dans les médicaments biosimilaires et hybrides. » Pour Christophe Le Gall, il faut aussi donner les moyens aux pharmaciens de développer de nouvelles missions. « Si l’on veut faire émerger une pharmacie clinique dans les territoires touchés par la désertification médicale, les actes des pharmaciens doivent être rémunérés à leur juste valeur », note le président de l’UNPF. « Pour insuffler de l’oxygène aux officines installées sur des territoires où le maillage officinal est menacé, des mesures spécifiques devront aussi être prises, estime Philippe Besset. En accordant, par exemple, des rémunérations forfaitaires à ces pharmacies qui rendent un véritable service public en garantissant l’accès aux soins, à l’image de ce qui se fait déjà pour les gardes et les astreintes qui bénéficient d’un forfait journalier. » Frédéric Petitdemange suggère, lui, que leurs acquéreurs puissent bénéficier d’aides, comme celles qui sont proposées aux médecins pour les inciter à s’installer dans les déserts médicaux. « Les pouvoirs publics pourraient également envisager la création de zones de revitalisation pharmaceutique dans lesquelles les officines bénéficieraient d’exonérations fiscales et sociales », ajoute-t-il.

Les solutions déjà mises en place.

La possibilité de créer une antenne de pharmacie, qui vient d’être accordée par la loi du 27 décembre 2023 visant à améliorer l’accès aux soins, fait débat. « Cela pourrait constituer une partie de la solution, considère Pierre-Olivier Variot (USPO). Lorsqu’une pharmacie seule au village ferme ses portes, c’est une bonne chose que le titulaire installé dans le village voisin puisse ouvrir une antenne deux ou trois jours par semaine afin de maintenir l’accès aux médicaments pour les habitants. » Tandis que, de son côté, Philippe Besset (FSPF) s’interroge sur leur mode de fonctionnement. « Même pour quelques heures d’ouverture par semaine, il faudra qu’un pharmacien adjoint soit présent. Déjà en tension au niveau du recrutement, je ne vois pas trop où on va le trouver ! Ni comment ces antennes feront pour délivrer les médicaments si elles ne disposent pas de stocks… Je préférerais que l’on incite les pharmaciens à investir dans l’interprofessionnalité, en les aidant à créer des maisons de santé ou des équipes de soins primaires qui impulsent une vraie dynamique sur les territoires. » Pour Bruno Maleine, les regroupements doivent aussi constituer un point de vigilance. « Ils peuvent être une bonne chose lorsque deux officines d’une même commune s’unissent pour racheter la troisième, mais ils peuvent aussi générer des ruptures dans le maillage lorsqu’une officine seule au village est rachetée par un titulaire installé dans un autre village situé à 10 kilomètres. »

Tous les représentants de la profession s’accordent, enfin, sur une chose : rien ne sera possible sans une réelle volonté politique. Sur ce point, Philippe Besset entrevoit une lueur d’espoir. « Cela fait maintenant plusieurs années que j’alerte les ministres de la Santé. Juste avant sa démission du gouvernement, Aurélien Rousseau avait, dans sa lettre de cadrage envoyée aux syndicats de pharmaciens, lui aussi constaté des signes de fragilité sur le maillage territorial officinal, et avait demandé à ce que soit réalisée une analyse prospective du réseau afin de conserver une offre de pharmacies de proximité sur l’ensemble du territoire. Espérons que cette déclaration d’intention débouche sur des mesures concrètes… », conclut le président de la FSPF.

84

C’est le nombre de procédures collectives enregistré par Interfimo, un organisme financier exclusivement au service des professionnels libéraux, à fin octobre 2023. En 2022, il n’y en avait eu que 50…

Territoires fragiles : un décret qui fait craindre le pire

Le projet de décret sur les territoires fragiles, qui devrait permettre de soutenir financièrement les officines installées dans les zones où l’accès au médicament est problématique, ne suscite pas l’engouement des représentants de la profession. « Nous avions émis de sérieuses réserves sur la première mouture que l’on nous avait envoyée, rappelle Pierre-Olivier Variot, le président de l’USPO. Ce texte aurait pu entraîner une dérégulation du maillage officinal en réintroduisant un système de dérogations par les ARS. Ce système dérogatoire, qui était en vigueur dans les années 1980, a permis à une ou deux générations de pharmaciens de vivre. Mais, aujourd’hui, des officines ferment leurs portes parce qu’elles ne sont économiquement pas viables pour un jeune titulaire qui doit rembourser son emprunt. » Depuis ces premiers échanges, les syndicats n’ont plus de nouvelles du ministère de la Santé.

19 966

C’est le nombre d’officines en France, à fin 2023. En moyenne, 23 pharmacies par mois ont fermé leurs portes, l’année dernière.

(source : Gers Data).

Vivre à la campagne : un bon plan étudiant ?

Pour redonner envie à la nouvelle génération de s’installer dans les territoires où le maillage officinal est menacé, il faudra aussi faire évoluer la formation des étudiants en pharmacie, selon Bruno Maleine. « Combien de jeunes, originaires de petits villages, partent faire leurs études à la faculté la plus proche et ne reviennent pas s’installer chez eux une fois leur diplôme obtenu ? s’interroge le président de la section A de l’Ordre national des pharmaciens. Nous avons une carte à jouer en leur accordant des incitations financières qui prendraient en charge leurs frais de déplacement ou de logement s’ils effectuent leur stage de 6e année dans une pharmacie de village. Qui sait, cela pourrait leur donner envie d’y rester ! »