Les pharmacies face à la financiarisation : un marché en pleine mutation

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Les pharmacies face à la financiarisation : un marché en pleine mutation

Publié le 5 mars 2025 | modifié le 6 mars 2025
Par Elisabeth Duverney-Prêt
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La financiarisation du secteur pharmaceutique s’accélère. Entre opportunités et pièges financiers, les pharmaciens doivent composer avec l’essor des fonds d’investissement. Perte d’indépendance, contrats opaques, taux d’intérêt prohibitifs... Décryptage d'un marché en pleine mutation.

Le marché de la pharmacie, en pleine évolution – voire révolution – ces dernières années, a bouleversé la façon dont les officinaux pratiquent leur métier. Obligés d’investir pour mettre en œuvre leurs nouvelles missions et répondre aux attentes de patients devenus de véritables consommateurs de soins, ils sont entrés dans une nouvelle ère, plus entrepreneuriale que jamais. Là où le pharmacien se présentait comme un dispensateur de médicaments et de bons conseils, il assume aujourd’hui – presque – pleinement son rôle de commerçant, manager et chef d’entreprise. Mais pourquoi, alors, l’argent reste encore tabou dans ce secteur, et plus généralement celui de la santé ? Nombreux sont ceux qui craignent que le commerce ne l’emporte sur la santé publique, que l’intérêt financier ne prenne le pas sur l’indépendance du pharmacien.

De l’argent, beaucoup d’argent

Pointée du doigt depuis quelques années, la financiarisation du système est au cœur du débat. Certains la diabolisent, d’autres y trouvent leur intérêt, mais tous s’accordent à dire qu’il faut de l’argent pour relever les défis de demain. Beaucoup d’argent, même. Or, dans une situation d’instabilité économique et politique qui perdure dans le pays, les banques sont de plus en plus frileuses. C’est donc sans surprise que les fonds d’investissement ont fait leur apparition sur le marché, convaincus de l’intérêt économique du secteur.

« Le vieillissement de la population, la consommation de médicaments en hausse depuis des décennies, et la volonté grandissante des Français de prendre soin d’eux dessinent des tendances de fond positives dans le domaine de la santé. Le poids du marché officinal ne fait que croître depuis 2018. On comprend donc l’intérêt, pour les fonds d’investissement, d’y investir, d’autant plus qu’ils visent des secteurs nécessitant des transformations, ces dernières étant créatrices de valeur. Dans le cas du pharmacien, les enjeux de mutations sont énormes : digitalisation, développement des missions conventionnelles et du retail notamment », analyse Emmanuel Schoffler, CEO d’Healthy Group, la maison mère du groupement Aprium.

Le groupe qu’il dirige, tout comme certains de ses concurrents, n’aurait pu voir le jour sans le soutien des fonds d’investissement : « Healthy Group est né grâce au fonds Sagard qui nous a permis de structurer notre projet de développement. Nous sommes partis de presque rien, il a donc fallu tout mettre en œuvre. Cela représente un certain coût : mise en place du back-office, marketing, digitalisation, offres, achats, ressources humaines, fonctions supports de l’entreprise… Nous nous sommes ensuite tournés vers Ardian pour déployer une nouvelle feuille de route, avec de nouveaux services à mettre en œuvre et le développement de la notoriété d’enseignes autour d’Aprium. Pour moi, les fonds d’investissement sont de véritables “business partners”. »

Financiarisation : l’envers du décor

Même son de cloche du côté de Thomas Nepveux, directeur général du groupe Evecial : « G Square a été là dès le début de l’aventure Boticinal, nous permettant de lancer le groupement et de financer le recrutement d’un certain nombre d’experts. Nous avons ainsi pu mettre sur pied une offre d’enseigne pertinente pour les pharmacies françaises. Aujourd’hui, le fait d’avoir un actionnaire financier permet de faire grandir l’alliance Evecial : une alliance capitaliste qui forme un groupe au sens de la concurrence et permet de négocier des accords pour le bénéfice des pharmacies. Il faut pouvoir peser suffisamment lourd dans les négociations avec les grossistes et les laboratoires », pointe le responsable.

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Et pour peser lourd, il faut être nombreux. Le mouvement de consolidation du marché pharmaceutique – le rapprochement entre de nombreuses entités atomisées – est en pleine accélération ces dernières années. Le groupe Hygie31, maison mère de Pharmacie Lafayette, a ainsi racheté sept sociétés en à peine deux ans. « Notre groupe pèse aujourd’hui 4 milliards d’euros. Qu’il s’agisse des fonds Five Arrows ou plus récemment, de Latour Capital, ils nous ont permis de devenir un véritable leader dans le pays. Nous nous ouvrons désormais à l’Europe. Hygie31 s’étend déjà en Espagne, et nous sommes en discussion avec l’Italie et la Belgique. Nous avons toujours choisi des partenaires financiers susceptibles de nous soutenir dans notre projet de devenir le premier relais de santé de proximité », explique Hervé Jouves, président du groupe, tout récemment nommé entrepreneur de l’année aux BFM Awards.

Il a donc fallu peu de temps aux groupements pour entrer dans cette ère capitalistique et tirer profit des sommes apportées par des fonds d’investissement très intéressés. Indéniablement, les pharmacies adhérentes ont profité des avancées technologiques permises par ces investissements massifs. L’habileté de ces directeurs de « méga-groupements » à négocier avec des professionnels de la finance tranche toutefois avec l’inexpérience des pharmaciens, sur le terrain, en recherche de fonds pour une acquisition, des travaux d’agrandissement ou des investissements divers. Des montages financiers complexes, proposés par des fonds d’investissement peu scrupuleux, passant par des sociétés en cascade et des obligations convertibles en actions, ont enfermé un certain nombre de pharmaciens dans des contrats extrêmement lourds et contraignants, « dont il est souvent impossible de sortir », alerte Éric Thiébaut, avocat au cabinet Juris Pharma. L’envers d’un décor pourtant très alléchant.

Plus de transparence

Des initiatives ont vu le jour, visant à proposer des montages financiers gagnant-gagnant pour les investisseurs et les pharmaciens. Grâce au fonds porté par la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens, à l’apparition de fonds plus éthiques, et aux contrats plus équilibrés accompagnés par les groupements, la financiarisation se veut plus transparente, là où l’opacité régnait il y a encore peu de temps.

« Les fonds sont indispensables, mais il faut faire les choses de façon vertueuse et éthique. Il est crucial que l’argent prêté aux pharmaciens vienne d’autres pharmaciens », souligne Pierre-Jean Bisiau, initiateur du fonds Médiprix Corporate. Tout comme de nombreux groupements, à l’image d’Aprium, Lafayette et Evecial, Médiprix a décidé de décorréler son fonds d’investissement du fonds NextStage qui finance ses projets. « Des modèles plus vertueux, mais sur lesquels il faut tout de même être vigilants avant de s’engager », souligne Emma Favre-Rochex, avocate au barreau de Lyon.

Méconnaissance des risques

Le Sénat, dans son rapport sur la financiarisation du système de santé publié en septembre dernier, pointait du doigt ces fameux contrats imposant aux pharmaciens « des obligations relatives à la gestion de l’officine ou à son activité, susceptibles de réduire leur indépendance professionnelle ». Pour Maître Éric Thiébaut, « les officinaux ne se rendent pas compte de l’engagement qu’ils prennent en signant ce type de contrat d’emprunt. Ils ne sont pas formés en droit pour appréhender les problèmes techniques de levées de fonds sur des marchés d’entreprise. L’avantage de recourir à un tel emprunt est indéniablement de disposer rapidement et facilement de fonds complémentaires, mais le recours à un emprunt obligataire auprès d’un fonds d’investissement ne constitue pas une décision anodine au regard des conséquences de ses choix sur l’exploitation ». Choix du répartiteur, du génériqueur, de l’expert-comptable, obligation de renseignements, interdictions diverses…  Les contraintes sont nombreuses.

« Les personnes que j’accompagne dans les procédures visant à dénoncer ces contrats sont systématiquement des jeunes diplômés en première installation. Ils se rendent compte rapidement qu’ils ne peuvent plus rien décider. Les fonds d’investissement profitent de leur méconnaissance », poursuit l’avocat. Faisant le même constat, le rapport du Sénat insiste d’ailleurs sur la nécessité de former les étudiants et les jeunes professionnels de santé à la gestion des structures de soins, afin de mettre fin à ces dérives inquiétantes.

Un piège financier… permis par la loi

Au-delà du problème d’indépendance, véritable pivot du système de santé, ces contrats d’emprunt obligataire sont également des pièges financiers. « Les taux d’intérêt pratiqués par les investisseurs sont prohibitifs, allant souvent de 8 à 17 %, voire plus encore. Comme ces contrats ne rentrent pas dans le champ du monopole bancaire, les taux pratiqués sont totalement libres », explique Éric Thiébaut. Les primes de non-conversion que le titulaire aura à verser en fin de contrat – les obligations n’étant pas converties, puisque le capital des pharmacies n’est pas ouvert aux fonds d’investissement non-pharmaciens – atteignent, elles aussi, des montants invraisemblables, représentant parfois la moitié du capital emprunté. Une fois le prêt bancaire remboursé, le pharmacien doit donc de nouveau contracter un emprunt pour rembourser l’emprunt obligataire dans les délais impartis. Un gouffre financier sans fin, permis par la loi.

Mais à force de dénoncer l’opacité du système, les avocats, syndicats et représentants de la profession espèrent aboutir à un modèle plus vertueux. « L’enjeu est de réconcilier la nécessaire indépendance de la profession avec les besoins, tout aussi nécessaires, de financement. Il faut que le pharmacien reste maître à bord via un financement, sans pacte obligataire contraignant, et donc sans accès au capital », résume adroitement Adeline Thobie, maître de conférences à Sciences Po Rennes.

Les points de vigilance

Tous les experts le disent : il est indispensable de soumettre les contrats d’emprunt obligataire à un professionnel indépendant, qu’il soit avocat, comptable ou simple conseil, avant de les signer. Comme le souligne le rapport du Sénat sur la financiarisation, les documents transmis au Conseil de l’Ordre des pharmaciens avant toute acquisition ne sont pas toujours adaptés à ces montages financiers, et donc insuffisants pour déterminer une atteinte à l’indépendance.

Pour l’avocate spécialisée en droit des sociétés, Emma Favre-Rochex, il faut faire vérifier :

  • que les souscripteurs sont des pharmaciens ;
  • les modalités de rémunération (taux et versement des indemnités) ;
  • les mentions (petites lignes) sur les primes de non-conversion s’il s’agit d’obligations convertibles en action ;
  • les modalités de remboursement en termes de temporalité (durée de l’emprunt et possibilité de le rembourser de façon anticipée).