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Le livre à l’essai

Publié le 22 septembre 2001
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Depuis quelques mois les pharmacies françaises sont autorisées à vendre des livres et autres supports d’informations, comme c’est le cas dans plusieurs pays européens. Quels ouvrages pourrez-vous vendre ? Dans quelles conditions ? Qui seront les acteurs de ce nouveau marché ? L’opération sera-t-elle rentable ? Enquête sur un marché émergeant.

C’est une petite révolution. Depuis un arrêté du 24 avril 2001 les officinaux sont autorisés à vendre des « supports d’informations relatifs à la prévention, à l’éducation pour la santé et au bon usage du médicament ». Comme dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, l’Angleterre, la Finlande ou l’Irlande.

« Les pharmaciens français vont pouvoir prolonger leur action de prévention et d’éducation à la santé », se félicite Jean-Louis Craignou, responsable de la communication ordinale. Car c’est bien l’Ordre, qui militait depuis plusieurs années déjà dans ce sens, qui a fini par convaincre Bernard Kouchner. A un détail près : pour ne pas troubler le jeu de la concurrence entre les éditeurs, le gouvernement a refusé à l’Ordre la mise en place d’un contrôle de qualité a priori sur ces supports d’informations. Sans organisme de contrôle, sans liste d’ouvrages prédéfinie… Tout est permis. Au moins sur le papier.

L’Ordre a prévenu : « Tous les termes de l’arrêté sont importants. […] Il n’autorise pas les officines à se transformer en librairies de santé. […] Les éditeurs et les officinaux doivent savoir que les capacités de distribution du réseau sont réglementairement limitées aux domaines de la prévention, de l’éducation pour la santé et au bon usage des médicaments ». Et gare aux débordements ! : « Toute diffusion d’informations contraires aux données de la science est passible d’actions disciplinaires. » Alors, pour éviter d’en arriver là et parce que le « classement de certaines productions peut se révéler délicat », l’Ordre propose – « gracieusement » – aux éditeurs et aux officinaux de se rapprocher du Comité d’éducation sanitaire et social de la pharmacie française (CESSPF), organisme de prévention dépendant de l’Ordre. Objectif, s’assurer que les ouvrages qui seront vendus en pharmacie se situent dans le champ d’application de l’arrêté.

Ordre : la tentation du contrôle a priori

« Notre avis n’est que purement consultatif, affirme Fabienne Blanchet, du CESSPF. Ce n’est ni une garantie ni un agrément. Notre rôle se borne à dire si tel ouvrage va ou ne va pas dans le bon sens. Et personne n’a l’obligation de passer par nous. » Peut-être. Mais comment ne pas penser que l’Ordre tente, en pratique, de mettre en place ce qu’il n’a pu obtenir dans le texte ? : un contrôle a priori. Comment ne pas penser également qu’à terme, l’éditeur qui pourra se prévaloir auprès du pharmacien d’un avis positif du CESSPF aura sans doute plus de poids que son concurrent ? Faut-il y voir la volonté ordinale de contrôler ce marché pour mieux en prendre un jour les rênes grâce à ses propres éditions, comme cela se passe aujourd’hui en Allemagne (lire page 38) ? Pour l’heure, vous avez les coudées franches.

Mais au fait, qu’entend-on par « supports d’informations »? Entendez surtout livres. Aujourd’hui, le marché de la cassette vidéo santé est quasi inexistant, notamment parce que les films scientifiques, sur les pathologies par exemple, sont très coûteux à réaliser et à produire. Reste les cassettes de remise en forme de Jane Fonda ou Claudia Schiffer, mais là… Quant à vendre des titres de la presse santé grand public, impensable ! Au moins dans l’immédiat. « La vente de magazines de presse est très réglementée et ne peut s’effectuer ailleurs que dans des lieux agréés, explique-t-on aux Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), principal organe de distribution de la presse en France. L’agrément dépend de la commission d’organisation de vente de la presse qui doit bientôt statuer sur la mise en vente de presse dans d’autres lieux que les lieux actuels. » On peut toujours y croire…

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Le livre est donc au centre de toutes les attentions. « C’est une opportunité formidable pour nous, un marché extraordinaire, s’enthousiasme un éditeur. Imaginez ! Nous allons disposer d’un réseau de près de 23 000 de points de vente. » Mauvaise nouvelle pour les libraires ? « Cette décision ne nous inquiète pas, rétorque Jean-François Boehm, secrétaire général du Syndicat de la librairie française. Nous vivons sans problème à côté d’enseignes type Castorama ou Décathlon qui disposent de rayons livre spécialisés (voir ci-dessus). Seule la grande distribution peut aujourd’hui nous faire du tort. »

Des officines à l’essai

Dans les faits, les éditeurs et les grossistes-répartiteurs qui s’intéressent à ce nouveau marché sont plutôt prudents. Les éditeurs Vigo-Maloine et Boiron étudient les opportunités du marché, tandis que Masson teste cinq titres de sa collection santé sur cent pharmacies parisiennes. Les Editions Privat elles aussi veulent prendre la mesure de ce marché en proposant à un panel de cinquante pharmaciens d’installer dans leurs officines un meuble mobile contenant l’ensemble de leur collection, « Les Classiques Santé », soit douze titres comme L’Arthrose, Le Cancer, Le Bruit ou La Santé de la peau. « En officine, le livre a naturellement sa place pour améliorer les connaissances scientifiques des patients, l’observance des traitements ou les conduites alimentaires à adopter en complément des traitements », estime Etienne André, directeur des collections santé de l’éditeur. Les pharmacies recevront cinq exemplaires de chaque livre, soit soixante unités. Le test a débuté en septembre pour s’étendre sur trois mois. « Si chaque pharmacien vend entre 40 et 50 livres, nous considérerons le test comme positif. Alors nous nous lancerons à plus grande échelle. »

Vendre, vendre et vendre encore !

Quant aux grossistes-répartiteurs, ils sont aussi dans l’expectative, mais pensent pouvoir abattre un atout majeur : le flux tendu. Les livres qu’ils distribueront seront insérés dans les caisses de médicaments. Résultat : peu ou pas de stock, contrairement aux pharmaciens qui achèteront leurs ouvrages en direct. Pour l’heure, Alliance Santé et la CERP disent encore réfléchir. « Une chose est sûre, nous devrions rapidement faire des propositions aux pharmaciens. Il nous reste à sélectionner des ouvrages qui présentent toutes les garanties de qualité », assure Serge Carrier, directeur des ventes de L’OCP.

Très bien direz-vous, mais faut-il pour autant vider mes rayons de parapharmacie pour y mettre des livres ? L’opération est-elle rentable ? Oui ! A une condition : vendre, vendre et vendre encore. Démonstration avec Joëlle Hermouet, consultante en stratégie commerciale. « La pharmacie française réalise environ 32 % de marge sur la parapharmacie, ce qui correspond grosso modo à la marge qui existe sur le livre : 30 % (lire encadré p. 36). La rentabilité moyenne annuelle au mètre-linéaire d’une officine se situe entre 600 et 1 500 euros pour un chiffre d’affaires annuel, toujours au mètre-linéaire, compris entre 1 300 et 3 000 euros. En fixant un prix de vente raisonnable aux alentours de 80 francs (12 euros) par titre, il faut, pour égaler le même chiffre d’affaires, vendre entre cent et trois cents ouvrages par mètre-linéaire et par an. » C’est-à-dire écouler entre neuf et vingt-cinq livres par mois. Facile.

Oui mais voilà : la parapharmacie est un marché de renouvellement. Quand crèmes et lotions s’usent et se remplacent, un livre sur le cholestérol ou le sevrage tabagique ne s’achète qu’une fois. Et en librairie, la rotation des ouvrages est extrêmement variable, « cela va de plus de deux ans pour la belle édition d’un livre d’art, à quelques heures pour le dernier album d’une BD célèbre, témoigne Louis-Jean Bonnet, délégué général de la Fédération française des syndicats de libraires. Il est difficile de donner une estimation fiable du temps qu’un livre reste dans nos rayons avant de trouver preneur, mais les éditeurs nous demandent de leur retourner les ouvrages invendus après quatre à douze mois ». Huit mois, en moyenne, sur un rayonnage… A ce rythme, le marché du livre à l’officine pourra-t-il s’installer dans la durée ?

Des soucis de rotation et d’agencement

Autre interrogation : toutes les pharmacies auront-elles la place pour vendre des livres ? « Qui achète un livre sans prendre le temps de lire au moins le résumé au dos, de le feuilleter, de le comparer à d’autres ou de lire certains passages en diagonale ?, demande Frédéric Bizard, P-DG de Kiria, première enseigne (un magasin à Paris) à ne vendre que des supports d’informations sur la santé et des produits de bien-être. Tout cela prend du temps, quatre, cinq, dix minutes, parfois plus. Or dans ce cas précis, le temps c’est de l’espace. Vous devez pouvoir donner au client la possibilité de choisir en toute tranquillité sans être dérangé et sans déranger les autres. Ce n’est pas un hasard si notre magasin fait 300 m2 et si des canapés sont installés à côté des rayons. » Inquiétant lorsque l’on sait que d’après une étude récente d’IMR, 40 % des pharmacies françaises disposent de moins de 30 m2 de surface de libre-service, qu’environ le même nombre disposent de 30 et 50 m2 et que seules 1,44 % disposent de surfaces entre 100 et 200 m2.

Quelle sera la situation dans les petites officines : quatre ou cinq clients plantés, debout, devant le rayon livre, feuilletant, encombrant l’espace, gênant l’accès des autres clients au comptoir ? « A priori, pour vendre des livres, mieux avoir de la place pour créer un espace spécifique et un potentiel de clientèle mouvant », reconnaît Joëlle Hermouet. Les jeux ne sont pas faits, mais le contexte n’a pas échappé à Plus Pharmacie et Forum Santé. Ces deux groupements, dont les adhérents sont propriétaires d’officines plutôt vastes, ont décidé de se lancer dans l’aventure. « Dans un premier temps, nous allons proposer à environ 40 % de nos adhérents d’installer un espace de vente dédié au livre, explique Pierre-François Charvillat, directeur général de Forum Santé. Il s’agira probablement d’un meuble de coin classique de sept étagères avec le mobilier nécessaire, table et chaises pour pouvoir découvrir les ouvrages en toute liberté. La communication client devra être informative et séduisante. Il nous reste encore à sélectionner les titres et le mode de d’approvisionnement des officines. »

Selon une miniétude de marché réalisée par Plus Pharmacie et Hachette, qui s’orientent sur les mêmes prestations que Forum Santé, les adhérents du groupement pourraient vendre environ 45 livres par mois, ce qui représenterait un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 20 à 30 000 francs. « Ce n’est pas l’eldorado !, admet Luis Moralès, directeur général de Plus Pharmacie. Je crois qu’il ne faut pas entrer sur ce segment en cherchant du chiffre d’affaires et de la rentabilité, mais avant tout de la satisfaction clients. Ils sont de plus en plus en quête d’informations et de conseils. Nous devons mettre cette information à leur disposition. »

Avec le livre, c’est peut-être une nouvelle ère qui s’ouvre pour la pharmacie. L’histoire débute : serez-vous de ceux qui en écriront les premières lignes ?

Sélectionnez

En matière de santé, il s’écrit beaucoup de choses contestables. Que vous vous fournissiez auprès d’un groupement, d’un grossiste ou en direct chez les éditeurs, soyez vigilants. Votre crédibilité est en jeu. Deux solutions : contacter le CESSPF qui vous donnera son avis ou créer avec votre équipe (qui s’impliquera d’autant plus dans la vente) un comité de lecture charger de sélectionner les titres.

Aguichez

Sur les rayonnages, placez les ouvrages de manière à ce que les couvertures, bien visibles, attirent l’oeil.

Maîtrisez l’information

S’il n’est pas forcément nécessaire de lire tous les livres de votre rayon de A à Z, sachez au moins ce qu’ils contiennent en vous aidant du résumé fourni par l’éditeur.

Ne vous trompez pas de cible

Le livre est avant tout un produit de service. Fournissez-vous en fonction de votre clientèle.

Jouez la complémentarité

Le marché est encore expérimental. Tentez de coupler la vente d’un produit avec un livre, soit au comptoir, soit en éclatant le rayon librairie en répartissant les ouvrages par thème dans les différents rayons de l’officine. Exemple : des livres sur la peau… au rayon dermocosmétique !

Casto a mis trois ans pour imposer le livre

Le livre à l’officine ? Mais où trouver un point de comparaison ? Du côté des enseignes spécialisées, dont la vocation première, comme la pharmacie, n’est pas de vendre des bouquins. Or chez Décathlon ou Castorama, le livre se porte bien, merci ! Mais si les ventes sont en constante progression, les débuts ont été difficiles. « Nous avons implanté nos premiers rayons livre il y a sept ou huit ans, mais les ventes n’ont réellement commencé à décoller que deux ou trois ans après, se souvient Thomas Saussois, responsable des achats livres chez Décathlon. Le temps pour nos clients de s’habituer à trouver des livres dans un univers où, a priori, ils n’avaient pas leur place. » Trois ans, c’est également le temps qu’il a fallu à Castorama pour imposer ce rayon auprès du public. « En dix ans, nous sommes passés de quelques références à plus de 1 200 titres, s’enthousiasme Daniel Bazel, responsable librairie de Castorama. Aujourd’hui le livre s’intègre dans notre politique de services. Sa gestion est rattachée au service marketing client car c’est un complément de service au même titre que les fiches pratiques, les vidéos que nous réalisons ou les stages thématiques que nous organisons. Le livre est entré dans les moeurs de nos clients. Nous commençons d’ailleurs à en faire la publicité. Nous faisons parfois de la PLV sur un titre lorsqu’il nous plaît particulièrement. » Quels sont les secrets de la réussite ? « La simplicité et la facilité de lecture, voilà la vraie recette », confie Daniel Bazel. « Nous avons sensiblement amélioré nos ventes en réalisant une double implantation de certains titres, explique Thomas Saussois. Les ouvrages se trouvent désormais dans le rayon livre et à côté des articles de sports dans les rayons correspondants : pêche, chasse ou plongée sous marine. » A bon entendeur…

Bail commercial : Et si vendre des livres entraînait la résiliation de votre bail ?

C’est ce que suggère Bertrand Hohl, avocat. « Cette nouvelle possibilité offerte aux pharmaciens correspond, dans les faits, à un nouvel usage commercial de leur fonds, explique-t-il. Dans la plupart des cas, cette nouvelle activité ne sera pas incluse dans la clause de « destination des lieux » du bail commercial, le pharmacien exercera alors une activité non autorisée. Or un changement d’activité non autorisé par le bail peut entraîner, soit la résiliation pure et simple de celui-ci, soit une augmentation du loyer puisque le fonds de commerce prend plus de valeur du fait même de cette nouvelle activité. »

Verra-t-on donc des pharmaciens mis à la porte par leur bailleur ? Juridiquement, le risque existe. « La résiliation du bail semble disproportionnée mais pas improbable si le bailleur cherche à nuire à son locataire, prévient Bertrand Hohl. Mais la procédure est longue et les pharmaciens auront de quoi se défendre. En revanche, l’augmentation du loyer en fin de bail semble une hypothèse largement envisageable si la vente de livre perdure et ne peut plus être considérée comme une activité provisoire. Avant de procéder à la vente de livres, il semble donc prudent de contrôler les stipulations du bail, de réaliser un audit de la situation locative et d’inscrire ce changement d’activité à la création ou au renouvellement du bail. »