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« LA FRANCE DÉCROCHE SUR UN PLAN SCIENTIFIQUE ET ÉCONOMIQUE »

Publié le 13 juillet 2013
Par Magali Clausener
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Président du Leem (Les Entreprises du médicament) depuis le 4 décembre 2012, Hervé Gisserot prône la cohérence des politiques publiques, le développement de l’automédication et le lobbying responsable.Avec un seul objectif : que le secteur du médicament reste un élément majeur dans la santé et la politique industrielle françaises.

LE MONITEUR : Que pensez-vous de la politique du médicament en France ? Quels sont les points positifs et ceux à améliorer ?

HERVÉ GISSEROT : Les entreprises du médicament ont avant tout besoin de lisibilité, de prédictibilité et de cohérence. Sur la première année du gouvernement en place, la relance du CSIS(1) et des travaux du CSF(2), couronnée par la réunion du vendredi 5 juillet en présence du Premier ministre [voir encadré], est un signal très positif. Le CSIS et le CSF sont des outils du dialogue stratégique entre les pouvoirs publics et le secteur des industries de santé, dont le secteur du médicament est un élément majeur. Notre industrie a besoin de ce dialogue et de ce partenariat stratégique avec les autorités, qui est la condition sine qua non pour que la France soit un pays attractif dans le domaine des sciences du vivant. Cependant, nous avons deux points d’inquiétude : le risque de décrochage de la France sur un plan scientifique et sur un plan économique. En tant que pays rapporteur d’AMM, la France se situe aujourd’hui à des niveaux identiques à ceux de Chypre, alors qu’elle était il y a encore peu de temps à des niveaux proches du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. Sur le plan économique, nos entreprises sont entrées en récession : après deux années de stagnation, l’année 2012 est marquée par un recul historique du chiffre d’affaires des entreprises de 3,3 % pour le marché de ville remboursable, et, en parallèle, par une stagnation du marché hospitalier. Et nous anticipons sur 2013 une baisse qui sera de l’ordre de 3 à 4 %. Cette récession s’inscrit dans la durée. Dans le même temps, la pression fiscale spécifique à nos entreprises ne cesse de s’alourdir. Elle a représenté l’année dernière 4,2 % du chiffre d’affaires. Tout ceci vient s’inscrire dans un contexte où les entreprises sont confrontées à une mutation sans précédent dans un monde qui se globalise, où l’accès aux soins et aux médicaments s’élargit. Le modèle de recherche et développement évolue également. La manière dont on pilote notamment la résorption des déficits peut être un facteur empêchant les entreprises de gérer avec efficacité cette mutation nécessaire. Lors du dernier CSIS, le Leem a d’ailleurs plaidé auprès du gouvernement en faveur d’une cohérence des politiques publiques.

Les entreprises ont-elles su anticiper ces changements ?

Il s’agit de changements structurels. La France et l’Europe, que je ne dissocierai pas, sont plus que jamais dans une compétition mondiale. Et ce monde, qui s’est globalisé, offre à nos entreprises une multitude d’opportunités d’investissements. La question qui se pose, c’est où vont-elles investir ? Elles le feront dans les pays où il y aura une lisibilité, une prédictibilité, une cohérence des politiques publiques et une reconnaissance de l’innovation. C’est un grand enjeu pour la France, qui a tous les atouts pour être un de ces grands pays en termes d’investissement, mais qui malheureusement n’en emprunte pas toujours le chemin.

Certains acteurs estiment que la politique industrielle devrait être totalement séparée de la politique du médicament. Quelle est votre opinion ?

La vraie difficulté est l’incohérence des politiques de régulation de court terme, notamment les politiques budgétaires, et les politiques d’attractivité de moyen et long termes qui sont incarnées par les travaux du CSIS. Il est complètement illusoire d’avancer en boitant avec des politiques de moyen et long termes qui se veulent extrêmement attractives pour drainer de l’investissement, et d’utiliser dans le même temps le secteur du médicament comme une variable d’ajustement budgétaire à chaque PLFSS. Il n’est pas judicieux de vouloir séparer politique industrielle et politique de médicament. Il faut au contraire les intégrer et donner de la cohérence à la politique du court, du moyen et du long termes. Si les signaux forts donnés par le gouvernement en termes d’attractivité sont suivis à l’automne d’un débat visant à ponctionner de façon complètement disproportionnée les médicaments pour générer des économies, ces efforts-là partiront en fumée.

Justement, on évoque un milliard d’euros d’économies sur le médicament dans le cadre du PLFSS 2014.

Si, effectivement, nous sommes dans les mêmes chiffres de ponction que les deux années précédentes, nous serons dans cette incohérence des politiques publiques que je viens de souligner. Le médicament, qui représente 15 % des dépenses, génère plus de 50 % des économies, ce qui n’est pas soutenable dans la durée. A une époque où le médicament était dans une évolution positive, on pouvait peut-être encore considérer qu’il y avait une marge de manœuvre. Mais dans un marché entré en récession prononcée, cette marge de manœuvre n’existe pas pour nos entreprises ! Cette régulation court-termiste les pénalise dans leur mutation et risque à terme de mettre à mal le progrès thérapeutique et l’accès précoce des citoyens français aux nouveaux médicaments.

Le Leem a signé le 5 décembre 2012 un nouvel accord-cadre avec le CEPS. Quelles sont les nouveautés ?

Avoir renouvelé l’accord-cadre(3)est un fait majeur. C’est le symbole de cette volonté partagée tant par les pouvoirs publics, via le CEPS, que par les entreprises du médicament, via le Leem, d’être dans une logique de dialogue. parmi les évolutions contenues dans ce nouvel accord cadre, la possibilité de prix conditionnels constitue une nouveauté. Nos entreprises sont conscientes qu’au-delà de tous les travaux de recherche clinique qui doivent être menés pour obtenir une AMM et un certain remboursement avec un prix, il va falloir de plus en plus démontrer la valeur ajoutée de nos médicaments en vie réelle. Cette notion de prix conditionnel est le reflet de cette démarche. Autre point important le soutien du CEPS au remboursement des biomarqueurs-compagnons. Les médicaments accompagnés de leurs marqueurs biologiques vont nécessiter d’avoir une démarche plus que jamais intégrée.

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Le marché des génériques s’est développé en France. Comment les entreprises du médicament voient-elles cette évolution ?

Les laboratoires de génériques sont eux-mêmes des entreprises du médicament, représentées au sein du Leem. Le Leem est favorable à une politique du générique qui, quand elle est équilibrée dans ses principes, génère des économies qui devraient être réinjectées dans le financement des médicaments plus innovants. Il est donc nécessaire d’avoir en France un développement harmonieux des génériques. Le Leem n’a d’ailleurs pas contesté l’année dernière la légitimité de la mesure du « tiers payant contre générique », alors qu’elle a eu un impact majeur sur un certain nombre de nos entreprises : en moins de 12 mois, 1 milliard de chiffre d’affaires de produits de marque a été remplacé par 400 millions d’euros de génériques. Ce que nous avons en revanche contesté, c’est qu’une telle mesure puisse être prise en mai 2012, en complète déconnexion des autres mesures de régulation qui touchent lourdement notre secteur.

Vous prônez le développement de l’automédication. Ce n’est pas le cas de Marisol Touraine. Quels sont vos arguments ?

Je ne suis pas sûr que le terme d’automédication en lui-même soit bien choisi. ce que l’on appelle automédication est en réalité la délivrance d’un médicament par un professionnel de santé qui s’appelle le pharmacien. Ce n’est pas le patient qui se soigne lui-même : il se rend chez son pharmacien et non pas chez son médecin, pour une pathologie bénigne, et bénéficie du conseil d’un professionnel de santé qualifié. Cette question de vocabulaire bloque la véritable compréhension en France de ce qu’est l’automédication. Je pense que le médicament conseil offre une possibilité supplémentaire pour le patient dans le cadre de son parcours de soins, qu’il l’utilise ou non. Il y a également en France une confusion des genres entre utilité du médicament et remboursement. Tout médicament non remboursé est perçu comme non utile, ce qui est une absurdité. La France est très en retard en matière d’automédication et nous souhaitons capitaliser sur les travaux du CSIS et du CSF pour démarrer des réflexions plus ambitieuses dans ce domaine.

La vente en ligne, peut-elle être vecteur de croissance pour l’automédication ?

Nous soutenons totalement la prudence des autorités dans ce domaine. Il y a un risque réel de contrefaçon dans le médicament, dont les pays développés ont été en partie préservés. Notre système de distribution en France nous protège par sa qualité, notamment la qualité de son réseau officinal. L’Europe ne nous donne pas le choix, mais nous devons ouvrir ce nouveau canal de distribution d’une manière extrêmement cadrée et régulée, en s’assurant qu’il est sous le contrôle strict du pharmacien pour que la vente en ligne ne soit pas une porte ouverte à l’entrée de la contrefaçon dans notre système de distribution.

Vous avez évoqué à de nombreuses reprises le « lobbying responsable ». De quoi s’agit-il ?

Même s’il ne faut pas résumer une organisation professionnelle comme le Leem à ses activités de lobbying, il est évident qu’un syndicat professionnel est aussi dans une logique d’influence. Nous sommes dans un Etat de droit, dans un monde régulé, et nous avons une expertise sur un certain nombre de questions. Notre rôle est de contribuer au débat public en partageant cette expertise pour faciliter la prise de décision publique. Cela ne veut pas dire que nous avons toujours raison, cela ne veut pas dire que les décisions prises iront dans le sens de ce que nous avons recommandé. Il appartient à ceux qui représentent la nation, que cela soit le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif, après avoir écouté ces différentes expertises, de trancher dans le sens de l’intérêt général. Le lobbying responsable part d’une approche diagnostique fiable, qui consiste à fournir des données validées et vérifiables sur la base desquelles on essaie de développer un certain nombre de propositions qui sont mises au débat. Et on le fait en toute transparence, les positions du Leem étant publiques. Nous sommes en train de travailler sur ce que j’ai moi-même qualifié de charte du lobbying, et j’espère que nous serons en mesure de la partager. C’est important que les entreprises du médicament puissent s’aligner sur des principes généraux qui traduisent des valeurs communes. C’est dans la qualité de ce dialogue que naissent les meilleures décisions possibles et c’est la manière dont j’essaie de présider le Leem, pour non seulement représenter l’intérêt des entreprises du médicament, mais aussi, j’ai la faiblesse de le penser, pour contribuer à l’attractivité de mon pays et à son succès.

(1) Comit·é stratégique des industries de santé.

(2) Comité stratégique de filière.

(3) L’accord-cadre entre le CEPS et le Leem régit la politique conventionnelle entre le CEPS et chacune des entreprises du médicament. Il aborde notamment la question des prix des médicaments, l’accès aux médicaments innovants et le bon usage du médicament. Le premier accord-cadre a été signé en janvier 1994.

44 mesures pour les industries de santé

Le 6 juillet, le CSIS et le CSF se sont réunis autour du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et de plusieurs ministres dont Marisol Touraine. Un contrat de filière a été signé comprenant 44 mesures issues d’une quinzaine de groupes de travaux.

Ces mesures concernent 4 grandes parties :

• Recherche, innovation et formation ;

• Santé, efficience sanitaire progrès thérapeutique ;

• Emploi, compétitivité, production ;

• Exportation.

Parmi ces mesures, on notera le développement de l’automédication « sécurisée », avec en particulier la réaffirmation du rôle du pharmacien d’officine dans l’accompagnement du patient vers l’automédication responsable, notamment dans le cadre du DPC, et la mise en place des outils d’aide à la dispensation pharmaceutique des médicaments d’automédication dans le cadre des logiciels d’aide à la dispensation.