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Des indus qui se paient au prix fort
Depuis quelques mois, le montant et la fréquence des indus prélevés sur l’ensemble du territoire s’accélèrent. Officiellement, il s’agit de réparer des erreurs administratives, des approximations réglementaires ou de lutter contre les fraudes. Officieusement, certains n’hésitent plus à affirmer que ces rattrapages permettent de combler les caisses de la Sécurité sociale, quand bien même cela mettrait en péril la viabilité de certaines officines.
J’ai eu l’impression que le ciel me tombait sur la tête », explique une titulaire tenant à garder l’anonymat. Elle se souviendra longtemps de ce jour où elle a reçu un courrier de sa caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). « Nous étions fin 2023, le service des fraudes m’informait que je devais justifier plus d’une centaine d’anomalies portant essentiellement sur des médicaments chers. Comme le montant total des indus n’était pas indiqué, je l’ai calculé moi-même. Je pourrais en fin de compte être amenée à rembourser 120 000 € », raconte-t-elle. L’exemple de cette pharmacienne est loin d’être un cas isolé. « Depuis quelques mois, nous assistons à une explosion du nombre d’adhérents contactant leur syndicat départemental ou nos équipes pour des conseils sur les conduites à tenir après avoir reçu ce fameux courrier de leur CPAM », confirme Valérian Ponsinet, président de la commission convention et système d’information de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). Avocate associée du cabinet Elsi Avocats, spécialisé dans les problématiques juridiques officinales, Julie Vasseur observe, elle aussi, cette tendance. « Depuis six mois, le volume de dossiers que nous traitons au cabinet a doublé, avec désormais de très gros montants en jeu que nous n’avions pas auparavant. Certains dépassent le million d’euros », confie-t-elle.
Pour beaucoup d’experts du secteur pharmaceutique, cette prolifération des indus tient avant tout à une volonté politique. « On sent que depuis quelques mois, les CPAM ont pour consigne de multiplier les campagnes de contrôle sur des thématiques données ou par département », souligne Valérian Ponsinet. C’est ce qui s’est passé notamment dans l’Hérault, comme le raconte Christelle Quermel, présidente du syndicat départemental de la FSPF. « Le 27 octobre dernier, la CPAM a ainsi lancé une campagne pour récupérer des indus sur des médicaments chers qui avaient été facturés à tort en affection de longue durée (ALD), confie-t-elle. Au syndicat, nous avons été sollicités par une trentaine de confrères. Cinq d’entre eux se voyaient réclamer plus de 20 000 €, un pharmacien, lui, a été sommé de payer plus de 100 000 €. » Pour Julie Vasseur, ces campagnes lancées par les CPAM répondent surtout à un objectif fiscal, à peine masqué : renflouer les caisses ! « La Sécurité sociale s’oriente vers une nouvelle perte de 10,5 milliards d’euros en 2024, rappelle l’avocate. Il y a donc une volonté d’aller récupérer de l’argent auprès des professionnels de santé afin de limiter ce déficit. D’où la multiplication des contrôles qui ont démarré essentiellement pour le rattrapage des activités liées au Covid-19. » Aujourd’hui, les indus sur les médicaments chers et très chers restent malgré tout majoritaires. Un constat dont s’agace Valérian Ponsinet. « Les pharmaciens sont pris en otage. Pour satisfaire des objectifs budgétaires, les CPAM “tapent” sur les médicaments onéreux car les montants à récupérer sont beaucoup plus importants. Or, dans la dernière convention, nous avions mis en place avec l’Assurance maladie un logigramme et une procédure afin que les pharmaciens puissent valider ces ordonnances. De son côté, l’Assurance maladie était censée mettre à notre disposition sa base de données des ordonnances falsifiées. Deux ans plus tard, ce n’est toujours pas fait, et l’ordonnance numérique n’est pas déployée. L’Assurance maladie fait payer aux pharmaciens son incapacité à déployer des solutions efficaces. » Du coup, certains titulaires commencent à appliquer des mesures extrêmes. « Je sais qu’à Montpellier, mais aussi dans d’autres grandes villes de France, des pharmaciens ne veulent plus délivrer de médicaments aux coûts importants. Ils ne souhaitent plus engager 10 000 € de risque contre 90 € de marge », souligne Christelle Quermel.
+ 280 % pour les ordonnances frauduleuses
Outre, les traitements onéreux, les CPAM tirent aussi à boulets rouges sur les ordonnances frauduleuses. En 2021, 265 indus ont été notifiés à ce titre pour 6,5 M€. En 2022, leur nombre s’élevait à 609, générant… 24,7 M€ de récupération auprès des officines, soit une augmentation de 280 %, mais « avec un gros dossier à 14 M€ qui fausse un peu les données », tempère l’Assurance maladie. « Pour la fraude, les contrôles sont tout à fait légitimes car vérifier l’intégrité des ordonnances fait partie du travail du pharmacien, reconnaît Julien Chauvin, président de la commission études et stratégie économiques de la FSPF. En revanche, nous contestons que les CPAM fassent porter l’intégralité du poids financier sur les pharmaciens, car ce travail de vérification n’est pas toujours possible sur les ordonnances falsifiées. Le plus souvent, les médecins à l’hôpital ne sont pas joignables ou ne veulent pas nous parler. En outre, dans certains cas, la nature du traitement laisse à penser que la délivrance est urgente, et qu’on ne peut pas attendre le lendemain pour la différer. »
Les problèmes administratifs et réglementaires sont aussi à l’origine de nombreux indus. En 2022, l’Assurance maladie indique que « les contrôles de la direction comptable et financière ont mis en évidence près de 400 000 anomalies pour pièce justificative absente ou doubles paiements sur des décomptes de prestations pour un montant de 14,2 M€ d’indus représentant presque uniquement des doubles paiements. » De leur côté, sur le terrain, les pharmaciens font remonter des motifs parfois ubuesques. « Dans mon cas, celui qui revient le plus souvent concerne des patients qui ont vu leurs prescriptions hospitalières d’un an renouvelées par leur médecin généraliste, alors qu’ils n’avaient pas revu le spécialiste, confie la pharmacienne dans le viseur de sa CPAM. Elle nous reproche également d’avoir délivré des boîtes de 30 et pas de 90 comme indiqué sur les ordonnances. Mais cela correspondait à des délivrances exceptionnelles, ou à des avances de vignettes pour assurer la continuité des soins, et nous avions régularisé la situation par la suite. »
Dans l’Hérault, Christelle Quermel a épluché avec son vice-président un par un les courriers de la CPAM reçus par ses confrères et consœurs dans le cadre de la campagne sur les ALD. « Nous avons relevé beaucoup de cas où l’absence du tampon de la pharmacie sur l’ordonnance est invoquée, explique-t-elle. Or, le plus souvent, lors d’un renouvellement, les pharmaciens renvoient à la Sécurité sociale le premier scan avec le tampon informatique de la pharmacie comme le permet le cahier Sesam-Vitale. La Sécurité sociale nous l’a reproché et nous a demandé de tamponner chaque ordonnance à la date de délivrance. » Nombre d’anomalies portent aussi sur des prescriptions insuffisamment renseignées. Par exemple, le médecin n’a pas rempli la partie haute de l’ordonnance d’exception où doivent figurer le nom du patient, son numéro de Sécurité sociale et son adresse. « A priori, les pharmaciens n’ont légalement pas le droit de la remplir. Il faudrait donc que l’on renvoie systématiquement les patients chez leur médecin ? C’est impossible. »
Injonctions paradoxales et racket organisé
Dans ce dédale d’injonctions paradoxales, les pharmaciens naviguent à vue. « Tout le monde sait que si l’on devait respecter à la lettre le Code de la santé publique, nous devrions refuser plus de 50 % des ordonnances au comptoir. Et l’Assurance maladie est la première à nous dire qu’il vaut mieux éviter de déranger les médecins pour ne pas les surcharger administrativement », explique Guillaume Racle, conseiller économie et offre de santé de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). Souhaitée par les pharmaciens depuis longtemps, l’ordonnance sécurisée pour les médicaments de plus de 300 € tarde aussi à être systématiquement mise en place. « L’Assurance maladie freine, arguant d’une mise en place complexe et contraignante pour les médecins. Soit, mais que l’on ne vienne pas nous réclamer des indus après », souligne Julien Chauvin. Un sentiment profond d’injustice et de colère gagne la profession. « C’est à un racket sur les pharmacies que se livre en ce moment l’Assurance maladie, s’insurge Valérian Ponsinet. Les campagnes lancées sur les médicaments chers sont la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà trop plein. »
Une profession au bord du burn-out
Finalement, le montant de ces indus ébranle les professionnels, même les plus aguerris. « Lorsque j’ai reçu le courrier de la CPAM, je me suis sentie à la fois seule et coupable, confie la pharmacienne sous le coup d’un indu de 120 000 €. J’avais l’impression que l’on me disait que je fraudais, ou que je faisais mal mon métier alors que je suis quelqu’un de consciencieux. Cela a aussi généré beaucoup de stress car j’ai dû énormément travailler pour préparer les observations, envoyées ensuite par mon avocat à la CPAM. » Pour la première fois de sa vie, elle a été amenée à prendre des anxiolytiques. « Tout cela a aussi rejailli sur l’équipe. Cette dernière est désormais angoissée au moment de délivrer une ordonnance sur un médicament cher », ajoute la titulaire. Après avoir contacté son syndicat, l’USPO et un avocat, elle est toutefois parvenue à transformer cette angoisse en combativité. « J’ai compris que je n’étais pas un cas isolé. J’ai donc décidé de me battre et d’aller jusqu’au bout de la procédure, assure-t-elle. J’invite d’ailleurs mes collègues à faire de même car ce n’est que lorsque les tribunaux crouleront sous les dossiers comme le mien que l’Assurance maladie sera peut-être contrainte d’arrêter d’inonder les pharmaciens d’indus pour la plupart complètement injustifiés. » La situation est très mal vécue par les officinaux. Ils doivent faire face à la pénurie de médicaments, à un manque de personnel pour répondre aux besoins de la population et à des charges de plus en plus lourdes liées à l’inflation. « Lassés, nombre de nos clients pensent à céder leurs officines », résume Julie Vasseur.
Les bons réflexes pour éviter les indus
Certes, le risque zéro n’existe pas, mais certaines mesures peuvent permettre de limiter les indus et, surtout, de justifier de preuves, en cas de recours.
« Il faut que les pharmacies veillent à ne pas envoyer deux fois les mêmes facturations, rappelle en préambule l’Assurance maladie. Autre point d’attention : bien vérifier que les droits sont à jour. Si une personne se présente avec une simple attestation de droit pour des médicaments onéreux, il faut vérifier auprès du prescripteur qu’il est bien à l’origine de la prescription. » Associée du cabinet Elsi Avocats, Julie Vasseur complète le propos : « Le premier conseil que je donnerais à un pharmacien, en cas de doute sur une ordonnance, c’est de contacter systématiquement le prescripteur, quitte à faire revenir le patient le jour d’après lorsque c’est possible. »
Mieux vaut notifier toutes les démarches
Julie Vasseur conseille également de spécifier l’ensemble des démarches entreprises sur l’ordonnance. « Par exemple, il est nécessaire de mentionner un appel au médecin et de préciser si ce dernier était joignable ou non », souligne-t-elle. Même chose lorsque le praticien a oublié le dosage, la posologie ou la durée du traitement. Si le pharmacien prend la responsabilité de le délivrer, il doit le justifier, notamment au regard des ordonnances précédentes. » Guillaume Racle, conseiller économie et offre de santé de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), abonde. « A partir du moment où c’est écrit sur la prescription, il n’y a pas de présomption de fraude. Je conseille également aux équipes de systématiser le double contrôle sur toutes les ordonnances. Cela peut permettre d’identifier un oubli de la part du médecin ou un élément de suspicion relatif à l’origine de l’ordonnance », rappelle-t-il.
Conserver les ordonnances mêmes anciennes
Compte tenu des délais de prescription et des rétentions d’information opérées par certaines caisses, Julie Vasseur suggère aux pharmaciens de conserver toutes les ordonnances, y compris celles sur lesquelles il n’y a pas de délai de conservation réglementaire. « Lorsque les indus portent sur des règles de tarification ou de facturation, le délai de prescription est de trois ans. En cas de fraude, il est de cinq ans », rappelle-t-elle. Guillaume Racle invite, lui, les titulaires à se référer en cas de doute aux sites de référence comme Meddispar, et à bien suivre les communications envoyées régulièrement par les syndicats de pharmaciens. « Dès que l’Assurance maladie nous adresse un rappel à la réglementation, ou nous demande d’être vigilants par rapport à tel ou tel médicament, nous faisons suivre les informations. »
Guillaume Racle recommande enfin aux équipes officinales de redoubler de précaution au moment de certaines délivrances. Il met aussi régulièrement en œuvre dans son officine des vérifications sur des thématiques données. « Par exemple, nous avons récemment revu les bonnes modalités de prescription des médicaments chers, confie-t-il. Nous mettons également en pratique des procédures de vérification lorsque nous identifions une erreur. » « Enfin, dans ce condiv d’acharnement, il me semble important de mettre en place la démarche qualité pour améliorer l’accès aux traitements des patients, assurer la continuité des soins, et éviter les indus », conclut Julie Vasseur.
À retenir
– Depuis plusieurs mois, les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) multiplient les contrôles qui se transforment en pluie d’indus pour les officines.
– Ces campagnes destinées notamment à lutter contre les fraudes sont aussi un moyen de récupérer de l’argent auprès des prescripteurs et des officinaux afin de limiter le déficit de l’Assurance maladie.
– Le montant des réclamations explose, médicaments chers obligent.– Un sentiment d’injustice et de colère gagne la profession. Les saisines des commissions de recours amiable des CPAM se multiplient.
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