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Comment lancer la machine à réindustrialiser ?

Publié le 18 février 2023
Par Magali Clausener
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Le Covid-19 a mis en exergue la dépendance sanitaire de la France. La multiplication des pénuries de médicaments relance le sujet. La relocalisation de certaines productions se fait attendre. Mais la France a-t-elle une véritable politique industrielle du médicament ?

Une politique sectorielle comme celle de la santé devrait avoir le même type de réflexion que celle de la Défense. Vous n’imaginez pas une armée sans industrie de défense. Une politique de santé n’existe pas sans une industrie de santé », déclare Olivier Lluansi, consultant spécialiste de l’industrie du cabinet de conseil PwC. C’est là où le bât blesse, car la désindustrialisation de la France concerne aussi le secteur pharmaceutique. Le plan France relance, démarré en septembre 2020, a permis de soutenir des projets de relocalisation de production de médicaments et de principes actifs. Notamment chez Pierre Fabre. « La décision de produire le principe actif de Mektovi a été prise en 2020. France relance permet d’accélérer les process de mise en application, mais cela n’a pas été un élément clé dans notre volonté de relocaliser cette production », relate Marc Urbain, directeur industries du groupe créé par Pierre Fabre. Le groupe Servier a aussi bénéficié du plan : « Ce fut un des éléments et critères pris en compte pour motiver cette décision d’investissement. » Mais cela ne suffit pas à faire une vraie politique industrielle.

Revoir la régulation

Les industriels pointent plusieurs problématiques. La première concerne la régulation et la fiscalité des entreprises pharmaceutiques : « Comment faire revenir la production des produits de santé en France avec des prix bas et une surtaxation ? », résume Didier Véron, président du G5 Santé. « En tant qu’industriel, nous pouvons relocaliser un certain nombre de molécules, nous pouvons travailler sur de nouveaux procédés de fabrication plus compatibles avec l’environnement, plus économiques. Cependant, lorsqu’il y a des différences de prix, allant du simple au double, avec des pays qui subventionnent leurs exportations ou des acteurs qui ne sont pas soumis aux mêmes règles que vous et que, de votre côté, vous n’avez pas la garantie de pouvoir vendre sur votre territoire, cela devient compliqué », souligne de son côté Vincent Touraille, président du Sicos, le syndicat de l’industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie.

Olivier Lluansi explicite l’enjeu : « Une relocalisation a généralement un surcoût. Qui le prend en charge ? Les industriels en réduisant leurs marges ou l’Etat par une augmentation des prix des médicaments ? Ce débat n’a jamais eu lieu. Sans un relèvement du prix, vous n’arriverez pas à les relocaliser. L’autre alternative – que les laboratoires acceptent une réduction de leur marge – ne se fera pas sans une discussion globale. Nous sommes donc en stand-by ».

Le 2 février 2023, François Braun, ministre de la Santé et de la Prévention, et Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’industrie, ont annoncé, lors d’une réunion sur les pénuries de médicaments, un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques sur les plans industriel et sanitaire, ainsi qu’à terme des hausses de prix de certains génériques produits en Europe en contrepartie d’engagements des industriels sur une sécurisation de l’approvisionnement du marché français. Augmenter le prix peut rassurer un industriel, mais Olivier Lluansi prévient : il faut aussi une politique d’accompagnement car l’industriel reste globalement soumis à des changements et à des annuités budgétaires.

Pour Etienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France, entreprise danoise implantée dans l’Hexagone depuis les années 1960, « il ne faut pas réindustrialiser en oubliant les industries qui sont présentes et ont investi depuis longtemps, et penser que les nouveaux arrivants vont faire la différence ». « Il ne s’agit pas seulement de relocaliser en France, il faut aussi s’attacher à maintenir l’outil industriel dans notre pays », estime également Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France.

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Dans ce contexte, les industriels attendaient avec impatience la mission interministérielle sur la régulation et le financement des produits de santé, promise par le gouvernement. Lancée le 25 janvier 2023, elle a pour but d’analyser les impacts des politiques actuelles et proposera de « premières pistes de solutions » dans trois mois. Celles-ci doivent notamment concilier la lutte contre les pénuries et la soutenabilité des dépenses de santé, mais aussi le renforcement de la production de produits très innovants et de produits matures essentiels, dans un objectif de souveraineté sanitaire. « Nous fondons beaucoup d’espoirs sur cette mission. Elle est essentielle, d’autant plus que la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) 2023 a cassé beaucoup de décisions industrielles d’implantations sur le sol français. Il est très important que ses conclusions soient utilisées dans le cadre du prochain projet de LFSS 2024 », commente Thomas Borel, directeur scientifique du Leem (Les Entreprises du médicament). Pour Etienne Tichit, il faudrait même aller plus loin, en mettant en œuvre un horizon scanning afin d’anticiper, par pathologie, les nouvelles thérapeutiques commercialisées dans les trois à cinq ans à venir : « Cela permettrait de définir une politique de santé et un financement de la santé, et de déclencher des aides financières fléchées sur les molécules qu’il faudrait produire en France et en Europe. L’idéal serait d’avoir un financement en amont des plans industriels, c’est-à-dire cinq ans avant, car c’est le temps nécessaire pour monter une chaîne complète de production. »

Définir des priorités

Deuxième problématique : la définition de priorités. « Nous ne pourrons pas tout faire ni tout en même temps. Quelles sont les molécules à produire en priorité ? Aux Etats-Unis, la liste des molécules à relocaliser est sortie au bout de six mois et elle était déjà bien fournie. Deux ans après le Covid-19, nous avons juste un début de démarche. Cela conduit à s’interroger sur la manière dont l’intention politique qui a été affirmée se met en œuvre », observe Olivier Lluansi.

Le Sicos, pilote au sein du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) pour l’élaboration de listes de médicaments, y travaille avec la Direction générale des entreprises (DGE), la Direction générale de la santé (DGS) et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Une première liste d’une vingtaine de médicaments stratégiques sur le plan industriel et sanitaire (MSIS), établie conjointement par les ministères de l’Industrie et de la Santé et l’ANSM, a commencé à circuler en janvier 2023. C’est « le début de démarche » qu’évoque Olivier Lluansi. « Cette liste recense des médicaments sans présager de leur forme galénique et indique donc les principes actifs concernés, détaille la DGE. Elle est construite selon un double prisme : la criticité thérapeutique et la criticité industrielle, qui prend notamment en compte le nombre d’exploitants, celui de sites de production (de principe actif et de produit fini) et leur localisation. » Pour Thomas Borel, il faudrait ajouter un prisme économique, à savoir « quelles actions viendraient soutenir la production et l’approvisionnement du marché français pour être sûr que la valeur des produits est au moins supérieure au coût de revient industriel ».

La première liste concerne l’anesthésie-réanimation, la cardiologie, l’oncologie, et la préparation aux crises sanitaires. « Elle sera élargie progressivement dans les prochains mois, en particulier à de nouvelles classes thérapeutiques. L’amoxicilline en fait partie, et le paracétamol fait partie des aires thérapeutiques non encore étudiées », ajoute la DGE. François Braun et Roland Lescure ont d’ailleurs annoncé le 2 février que la liste des médicaments dits « critiques » sera établie d’ici la fin mai. Certains industriels jugent qu’environ 200 molécules devraient être prioritaires.

L’objectif est donc de déterminer quelles sont les vulnérabilités de la chaîne de production de ces molécules jusqu’aux spécialités qui y sont associées (par exemple producteurs ou intermédiaires hors de l’Europe, tensions d’approvisionnement, etc.). « Cette première liste est un document de travail pour tester et proposer une méthodologie. Si celle-ci est acceptable, nous pourrons élaborer d’autres listes, pathologie par pathologie, et disposer d’une réponse groupée des producteurs d’API*, des producteurs de galéniques et des laboratoires pharmaceutiques », commente Vincent Touraille.

Produire vert et en Europe

Autre frein : les écosystèmes des sites de production de médicaments. « Pour monter une usine, il faut un environnement de formation, de sous-traitants, de fournisseurs de précurseurs, etc. Or, les pouvoirs publics n’ont pas toujours prêté une attention suffisante à ces écosystèmes », observe Olivier Lluansi. La DGE répond que l’Etat a soutenu des projets liés à l’écosystème de l’industrie pharmaceutiques dans le cadre de France relance, tels que ceux portés par des façonniers afin d’augmenter leurs capacités de production mais aussi plusieurs projets de consommables ou matières premières (aiguilles d’injection, flacons pour conditionnement de vaccins, cônes de pipetage, technologies de fermetures de flacons, etc.). Etienne Tichit évoque, quant à lui, l’attractivité du secteur : « Si vous n’avez plus d’industrie, vous n’avez plus les compétences. La question est de savoir comment réussir à soutenir l’attractivité du secteur en donnant l’envie et en formant et en disposant des sites industriels pour produire ».

Le directeur général de Novo Nordisk met aussi en exergue l’empreinte environnementale. « Il faut produire différemment de façon à être plus vert et plus sobre. Relocaliser des productions signifie en effet réimporter du carbone. Réindustrialiser, c’est donc créer une usine en France qui soit verte, vertueuse, sobre, qui protège aussi la santé de ceux qui résident autour du site de production, explique-t-il. Cela permet aussi d’avoir une production différenciée qui peut constituer un avantage. »

Enfin, il est nécessaire de prendre en compte l’Union européenne. « On parle “France”, on répond “France” mais on pense tous “Europe” », soutient un industriel. « La liste des médicaments prioritaires ne peut pas être uniquement française, il faudra à terme établir une liste européenne », remarque ainsi Thomas Borel. Surtout, construire un site de production en France pour servir uniquement le marché domestique n’est pas envisageable. Une bonne partie des médicaments fabriqués dans l’Hexagone est exportée. Ce qui n’est pas négligeable pour l’économie du pays. « Les huit entreprises du G5 Santé contribuent pour 11 milliards d’euros d’excédent de la balance commerciale française », souligne Didier Véron.

Pour réindustrialiser la France, « il faut une feuille de route incarnée par des priorités, un écosystème productif, un autre d’innovation, un autre de recherche et également une politique de prix », conclut Olivier Lluansi. Il reste donc du chemin à parcourir.

* Active pharmaceutical ingredient.

À RETENIR

La relocalisation de la production de médicaments en France doit s’accompagner d’une politique économique du médicament et de financement des enjeux industriels.

Le gouvernement est à la tâche. Il a annoncé un moratoire sur les baisses de prix de certains génériques et des hausses, à terme, pour des médicaments fabriqués en Europe. Une liste de molécules prioritaires à la relocalisation sera présentée d’ici quelques semaines.

Les enjeux écologiques et une réflexion à l’échelle européenne doivent aussi faire partie de l’équation.