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Les logiciels à la moulinette

Publié le 18 décembre 2010
Par Stéphanie Bérard et Laurent Lefort
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Les soupçons sur certaines officines et leur logiciel de gestion sont loin d’être effacés. L’affaire a rejailli avec plus de violence encore cette semaine. Une plainte a même été déposée à l’encontre d’Alliadis. État des lieux.

Une sale affaire. On se doutait bien que cela n’allait pas s’arrêter comme par magie ; l’affaire des logiciels de gestion soupçonnés d’effacer des ventes (voir Le Moniteur du 6 novembre) fait les choux gras de la presse grand public depuis vendredi 10 décembre. Le Midi Libre n’a ainsi pas hésité à avancer un montant se chiffrant en centaines de millions d’euros. Tout remonte à 2008 où une enquête sur une officine située à Remoulins (Gard), suspectée de fraudes à la CPAM, a conduit les gendarmes à s’intéresser au logiciel de gestion. Une plainte a alors été déposée pour fraude par l’administration fiscale auprès du parquet de Nîmes. Le dossier est en cours d¹instruction et l’affaire aurait pu en rester là. Sauf que le fisc s’est dit que cette histoire n’était que la partie visible de l’iceberg. Ce que confirme le procureur de la République de Nîmes, Robert Gelli : « des investigations dans le cadre de la commission rogatoire de la gendarmerie ont montré que le logiciel de la pharmacie disposait d’une fonctionnalité pouvant donner lieu à l’effacement de lignes comptables au moyen d’un code d’accès envoyé par la société Alliadis. Or, 4 000 pharmaciens clients ont expressément demandé ce code à la SSII. » Oui, évidemment, pour corriger les erreurs de saisies faussant les caisses, est-on tenté de lui répondre. Ce dont doute le procureur qui pense que « ce code est utilisé à des fins de fraude fiscale susceptible de concerner un nombre important de pharmacies ».

Des poursuites au cas par cas

A la connaissance de ces éléments, l’administration fiscale a bondi. Des contrôles se sont succédé dans une trentaine de pharmacies, « dans lesquelles des irrégularités ont été constatées », confirme le procureur. De son côté, la direction générale des finances publiques (DGFIP), qui veut s’assurer que « les logiciels utilisés par les professionnels sont sincères », a « constaté que des logiciels, pour certaines activités commerciales, et dans certaines pharmacies, étaient permissifs », confie-t-on au sein de l’administration. Celle-ci a donc annoncé qu’elle en « tirait toutes les conséquences fiscales et juridiques et engageait une action pour lutter contre ces pratiques frauduleuses ». Dont acte. Le 7 décembre, la direction nationale des enquêtes fiscales a déposé plainte auprès du parquet de Niort. « La plainte vise Alliadis et son dirigeant pour atteinte au système de traitement automatisée de données en violation de l’article 323-3-1 du Code pénal », confirme Jacques Bouzigues, le procureur de Niort, saisi de la plainte. Dans les prochains jours, il devra « définir l’atteinte précise du système en demandant soit une enquête préliminaire, soit en ouvrant une information judiciaire ». Et les pharmacies dans tout ça ? « Les poursuites judiciaires, qui ne peuvent être menées qu’après plainte des services fiscaux, ne vont pas être traitées dans leur globalité, mais au cas par cas, et par département », confie le procureur de Niort.

Cegedim se défend

Face à cette déferlante médiatique et judiciaire, Cegedim, dont Alliadis est une filiale, ne pouvait rester silencieux. Dans un communiqué, ce groupe mondial, coté en bourse, cherche à limiter les dommages. « A l’image de ce qui existe dans les logiciels concurrents, il s’agit d’un module d’administration qui permet d’accéder au contenu de la base de données contenant l’ensemble des opérations réalisées. Pour activer ce module, le pharmacien a besoin d’un code administrateur qui lui est fourni sur demande expresse de sa part. » Un module capable d’effacer des ventes ? « Le journal de caisse n’est pas impacté. Ainsi, tout contrôleur fiscal, en examinant les journaux, détecte la moindre anomalie qui pourrait résulter de l’utilisation erronée de ce module technique. » Des arguments étayés par une expertise de David Znaty, expert agréé près la cour de cassation, diligentée par Cegedim. Il constate que « le logiciel contient bien des outils de traçabilité usuels en cas d’intervention », et qu’« il ne contient aucune fonctionnalité permettant de supprimer l’enregistrement des opérations dans le ficher “a_f util” et aucun moyen dans l’application de modifier la numérotation séquentielle ». Les clients d’Alliadis reçoivent en ce moment un courrier explicatif de plusieurs pages dans lequel, en substance, la société s’estime plus victime qu’accusée, insistant aussi sur le fait que l’ensemble des pharmacies est injustement attaqué alors qu’il ne s’agit que des agissements de quelques individus. « Arrêtons l’hypocrisie, effacer des ventes par ci, par là, il s’agit d’une pratique courante utilisée par beaucoup de professions libérales et de commerçants », confie pourtant un titulaire, sous couvert d’anonymat. Pour sa part, Alliadis rejette en bloc la théorie d’un éditeur soutenant un réseau de pharmaciens frauduleux.

Un risque d’amalgame pour toute la profession

Fredéric Abecassis, le président du syndicat des pharmaciens de l’Hérault, s’indigne de « l’extrapolation entre le cas isolé d¹une pharmacie du Gard et les 4 000 officines évoquées dans la presse grand public ». « Ce chiffre me semble disproportionné et rien ne prouve qu’il y ait une fraude à si grande échelle. » Pour lui, mieux vaut donc « ne pas jeter de l’huile sur le feu et continuer les discussions sur la marge et la rémunération des pharmaciens, car, sinon, ce sont 4 000 pharmacies qui mourront ». Sans juger du fond, Michel Siffre, président du syndicat des pharmaciens du Var, s’interroge sur « la théatralisation de ces soupçons de fraude en menant des perquisitions au domicile du pharmacien. On croirait des pratiques appliquées au grand banditisme, alors qu’il aurait pu simplement y avoir un contrôle fiscal au préalable dans les officines contrevenantes ». On peut s’interroger aussi sur l’opportunité de ces révélations. « Cette question est connue de longue date. Mais, aujourd’hui, l’administration fiscale souhaite mettre fin à ces pratiques généralisées et abusives dans un intérêt économique », confie un inspecteur de pharmacie. Au même moment, François Baroin, ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’Etat, vient d’annoncer ses pistes d’action afin de muscler l’action du comité national de lutte antifraude. Des mesures législatives sont en cours d’examen au Parlement, notamment la saisie par les douanes des avoirs des fraudeurs issus des opérations illicites (voitures, espèces…).

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Et pendant ce temps, à l’Ordre

Ce n’est pas un secret, l’établissement d’une charte qualité sur les logiciels est une préoccupation d’Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l’ordre des pharmaciens. En témoigne la signature en octobre 2009 d’une convention de partenariat entre la HAS et le CNOP. Outre le volet technique, la problématique concerne aussi le volet métier dont la charge a été déléguée à Xavier Desmas, titulaire à Nantes, sous la gouverne de François Vigot, lui aussi membre du CNOP. « C’est un dossier en cours d’élaboration. Dans ce volet métier, deux axes sont prioritaires : la conformité au code de la santé publique et l’aide à la dispensation », explique Xavier Desmas, qui ajoute qu’aucun objectif de date n’a été fixé. Santé publique, qualité des soins, sécurité professionnelle… mais de gestion il n’est point question. Ce ne sont pas les oignons de l’Ordre. Dommage. L.L.